« A Bruxelles, les lobbies sont partout », dit-on souvent lorsque l’on veut critiquer l’Europe. Cela est vrai, et à au moins deux titres : les représentants d’intérêts sont numériquement très nombreux dans la capitale européenne, et ils bénéficient de multiples voies d’accès aux législateurs européens qui leur permettent d’influencer en profondeur l’élaboration du droit européen.
Cette activité est supervisée par les institutions européennes, principalement au moyen d’un registre censé répertorier tous les lobbyistes actifs dans la capitale. L’outil et les règles qui l’entourent sont toutefois incomplets, et n’offrent pas une régulation à la hauteur de l’enjeu.
Une activité clé dans le processus de décision européen
En 2019, on estimait à environ 26 500 le nombre de lobbyistes présents de façon régulière à Bruxelles, et à 37 300 le nombre de personnes impliquées dans les activités de lobbying sans forcément résider dans cette ville (contre 32 280 employés à la Commission européenne en 2021). Le nombre de lobbies (entités légales employant souvent plusieurs lobbyistes) inscrits au registre flirte lui avec les 12 800. Cet outil a connu une croissance constante de ses inscrits depuis sa création en 2011 - ils étaient 5 000 en 2012, 10 000 fin 2016, puis au-dessus de 12 000 en 2020.
Contrairement à la caricature classique, le lobbying bruxellois n’est pas qu’une affaire de secteur privé. Au contraire, des ONG comme Oxafam ou le WWF constituent une large part de cet écosystème, et se montrent tout aussi actifs - voire efficaces - que les entreprises. Ces dernières ne forment d’ailleurs pas un bloc homogène, puisqu'on y retrouve aussi bien des multinationales comme Nestlé ou Unilever que des fédérations de petits acteurs comme la Confédération des petites et moyennes entreprises.
Dernier point : ces lobbyistes ne se contentent pas d’influencer le travail des institutions européennes « à distance », en envoyant des documents de position. Ils sont en fait intégrés de façon très étroite au travail de politique publique. Les institutions européennes, et tout particulièrement la Commission européenne, les considèrent en effet comme des sources d’expertise légitimes sur les secteurs économiques qu’ils représentent. Elles ont donc bâti un ensemble de processus (constitution de groupes d’experts, consultation de ces acteurs, association à des structures techniques telles que les instituts de standardisation…) permettant d’aspirer cette expertise de façon structurée.jean
Une régulation « soft » et a minima
Le lobbying bruxellois n’est pas régulé stricto sensu, au sens où il n’existe aucun texte juridique contraignant s’imposant aux lobbyistes - à la différence de la France par exemple, où la loi Sapin 2 encadre étroitement leur activité.
Le système bruxellois fonctionne différemment. Il s’articule autour d’un registre qui liste les lobbies actifs auprès des institutions européennes, et donne sur chacun un minimum d’informations : sujets suivis, identités de principaux responsables des affaires publiques, budget de lobbying, et liste des rendez-vous obtenus avec des commissaires européens ou leur cabinet (voir par exemple l’entrée de CCI France).
L’inscription n’est toutefois pas obligatoire en tant que telle. Elle est seulement requise pour avoir le droit de rencontrer certaines personnalités de haut niveau - en particulier les commissaires européens ou leurs cabinets. C’est donc à ces derniers que s’appliquent en fait les seules obligations. Ils sont d’ailleurs obligés de publier la liste des acteurs ainsi rencontrés - Thierry Breton déclare ainsi avoir eu des entrevues avec Iberdrola, Ikea ou encore Air Liquide fin septembre 2020.
Non obligatoire et de portée limitée, le registre européen des lobbies ne permet donc pas de donner une image précise de l’ampleur de l’activité de lobbying à Bruxelles.
Des pistes d’amélioration
Pour pallier ce manque de transparence, plusieurs pistes peuvent être envisagées :
- Rendre obligatoire l’inscription au registre : cela permettrait de s’assurer que tous les lobbies actifs à Bruxelles y sont bien présents, et non seulement ceux touchés par les mesures de conditionnalités.
- Étendre l’obligation de publication de rendez-vous à tous les décideurs : pour l’instant, les lobbies inscrits au registre ne listent dans leur entrée respective que les rendez-vous obtenus avec les plus hauts échelons de la Commission - les commissaires, les membres de leurs cabinets, et les directeurs généraux. Mais ces rencontres ne représentent que la partie émergée de l’iceberg : les représentants d’intérêt entretiennent des relations très suivies avec les échelons inférieurs de l'institution, où se situent les fonctionnaires qui rédigent les textes juridiques - et ont donc la main sur le premier jet du texte. Étendre l’obligation de publication à tout le personnel de la Commission permettrait d’avoir une image plus complète de l’activité de lobbying des inscrits. Le même problème se pose au Conseil de l’UE et au Parlement européen, où seul un petit nombre d’acteurs doivent publier ces rendez-vous.
- Renforcer les contrôles et les sanctions : le secrétariat du registre de transparence ne bénéficie que d’une dizaine d’équivalent temps plein, chargé de gérer la plateforme et ses près de 13 000 inscrits. Pas assez pour enquêter sérieusement sur les entités soupçonnées de déclarer des montants de lobbying erronés ou d’avoir dissimulé certains rendez-vous. A titre de comparaison, la Haute autorité pour la transparence et la vie publique (HATVP) française bénéficie également d’une dizaine d’équivalent temps plein pour superviser moins de 2 500 organisations inscrites. Enfin, les sanctions envers les éventuels contrevenants sont également faibles - la plus sévère étant une exclusion du registre. La possibilité d’imposer une amende permettrait de s’assurer plus efficacement du respect des règles.
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