Il ne s'agit pas d'un nouveau jeu vidéo mais bien d'une bataille à fleurets de moins en moins mouchetés, qui risque de se transformer en conflit armé.
Une ressource capital dans la course à l’innovation
Les semi-conducteurs constituent l’élément clé des puces et des batteries dont dépend le fonctionnement de tout appareil ou structure faisant appel à l'électronique, que ce soit dans les domaines civils ou militaires. Ils sont fabriqués à partir de minéraux et de terres rares dont les gisements, l'exploitation, la transformation et l'exportation sont entre les mains d'un nombre restreint d'acteurs, la plupart d'entre eux se situant en Chine, à Taiwan, en Corée du Sud et au Japon. Il existe plus d'une dizaine de ces minerais et terres rares dispersés dans plusieurs pays du monde, mais il s'avère que la Chine possède, à elle seule, 65% de la production mondiale de graphite naturel, indispensable à la fabrication des batteries de dernière génération, notamment dans l'industrie automobile. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Elon Musk a implanté une usine de fabrication de sa voiture Tesla en Chine. L'importation des autres minerais nécessaires tels que le Manganèse, le Lithium, le Cobalt ou le Nickel, ont fait l'objet d'importants contrats miniers signés par la Chine avec les pays détenteurs, comme la République Démocratique du Congo. La construction de multiples usines géantes (88 aujourd'hui) de production des cathodes et des anodes, les deux composantes principales des batteries, a été, quant à elle, mise en œuvre sur tout le territoire chinois depuis plusieurs années, parfois en coopération avec des producteurs de semi-conducteurs. C’est le cas des géants sud-coréens LG et Samsung. L'industrie chinoise se trouve donc à proximité immédiate de ses besoins en batteries.
Si la fabrication des semi-conducteurs fait appel aux batteries, leur finalité technique et leur production massive constituent, cependant, une autre étape que seules maîtrisent actuellement les grandes firmes asiatiques. C’est en particulier le cas de la compagnie Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC), qui pèse en Bourse quelques 540 milliards de dollars et dont tout le monde s'est aperçu, à l'occasion de la pandémie, qu'elle était non seulement indispensable mais également irremplaçable. Les autres producteurs, comme l’américain Intel, se retrouvent derrière la firme taïwanaise en termes d'approvisionnement des éléments clés et de développement technologique avancé.
Une stratégie payante de Pékin
Or si dans ces deux domaines, la Chine possède un avantage certain sur les occidentaux en ce qu'elle a accès sur son propre sol à l'un des éléments dont tout le monde à besoin, elle ne produit qu'environ 12% de semi-conducteurs, légèrement devant les États-Unis et loin devant l'Europe à environ 6%. Cependant, elle a su s'assurer la livraison des autres minerais avant tout le monde, prenant au dépourvu ses concurrents dont les achats avaient été considérablement réduits au début de la pandémie de la Covid 19, alors que baissaient les ventes d'automobiles et des autres produits à composants électroniques. Beaucoup d’États se sont donc retrouvés, quant à eux, face à une pénurie d'éléments constitutifs de la production des semi-conducteurs. Enfin la Chine a su se lier aux grands producteurs coréens en les laissant s'établir sur son territoire, caractéristique d’un échange de bon procédés.
Le manque de vision à long terme des économies occidentales
En revanche, à l'extérieur de la Chine, cette situation ne fait pas que des gagnants. Les semi-conducteurs et les batteries au lithium, après avoir été inventés et mis en production d'abord en occident, et particulièrement aux États-Unis puis au Japon, se sont retrouvés fabriqués en grande partie en Asie. Les grandes firmes américaines, comme Intel, qui dominaient le marché jusque dans les années 1990 du siècle dernier, s'avisèrent alors que leurs produits pouvaient être fabriqués ailleurs que sur le sol américain pour un prix de revient considérablement moins élevé compte tenu du niveau des salaires chinois et coréens. La Chine étant devenue entre-temps un pays ouvert aux entreprises étrangères tout en restant strictement contrôlée par le régime communiste, cette évolution garantissait une production ininterrompue par les grèves, les revendications salariales et autres mouvements sociaux. Le développement technologique et économique de la Chine progressant de façon inexorable, ces grandes firmes se sont aperçues du danger que représentait un quasi monopole de cette production absolument cruciale pour le fonctionnement d'objets, tant ceux de la vie quotidienne - téléphones portables, télévisions - que ceux de la puissance militaire comme les avions supersoniques (le F-35 et ses 417 kilos de terres rares par appareil dans ses composants électroniques), drones ou missiles. C’est sans compter le potentiel de contrefaçon ou de copie ainsi offert à ces fabricants, dont les propres prouesses technologiques n'avaient pas été envisagées par les contractants occidentaux. Cette erreur initiale, fondée sur une vision des chaînes d'approvisionnement parfaitement stables dans le temps , a conduit les occidentaux aux difficultés actuelles.
La pandémie et l'approvisionnement
Entre-temps, la pandémie de Covid est venu jeter un autre bâton dans les roues des producteurs occidentaux : celui de l'approvisionnement en terres rares. En effet, les Chinois s'étaient mis à l'abri de ce problème en misant sur un contrôle rapide de la pandémie et donc une reprise également rapide de l'usage à la fois des batteries et des semi-conducteurs alimentant sa propre industrie de véhicules électriques en particulier, en plein développement. Il ne restait donc plus grand chose pour les occidentaux. C'est le moment que choisit la Chine pour accentuer la pression en menaçant de priver de terres rares, et de graphite en particulier, le reste du monde. Cette menace avait déjà été brandie sous l'administration Trump, au début de ce qu’il a été convenu d’appeler la guerre commerciale entre les deux pays. Elle avait, par la suite, été mise en sourdine par les autorités chinoises. En effet, la Chine est elle-même dépendante non seulement de la fourniture en autres minerais provenant de l'extérieur mais également en semi-conducteurs nécessaires à son industrie, certes fabriqués pour beaucoup sur son sol mais par des acteurs étrangers. La Chine est également le plus gros client de l'industrie taïwanaise en matière semi-conducteurs. Or, l'actuelle administration de Taïwan, a clairement affiché sa volonté de conserver une indépendance politique totale envers la Chine de Xi Jing Ping, suite au coup de semonce donné à Hong-Kong. Le résultat ne s'est pas fait attendre : les avions de chasse et les bâtiments de la flotte de guerre chinoise ne cessent de faire montre de leur puissance dans les eaux et les airs avoisinant le détroit de Taïwan. Cela dit, l'administration de TSMC est entre les mains de personnes non désireuses de couper les liens avec la « mère patrie » chinoise, comme elles l'ont fait savoir publiquement.
Au delà de l'aspect approvisionnement, développement, production cependant, l'aspect de concurrence technologique dans les voies de l'intelligence artificielle, grande dévoreuse de semi-conducteurs, se trouve la volonté affichée par le président Xi Jin Ping devant le Congrès du Parti en 2017, de devenir non seulement une très grande puissance dans ce domaine à moyen terme, sinon la plus grande, mais aussi d'être complètement auto-suffisant. Cette audacieuse revendication autonomiste ne pouvait que porter ombrage aux puissances occidentales et notamment aux États-Unis. Les hauts cris de la politique de l'ex-président Donald Trump sur la possibilité d'un avantage technologique de la Chine s'est traduit par de nombreuses sanctions et tarifs contre la Chine et ses produits ainsi qu'à un rapprochement très visible entre les USA et Taïwan, exacerbant ce climat de guerre froide. Un climat semblable avait été observable entre les États-Unis et le Japon, dans les années 1980 : les produits électroniques japonais avaient été taxés à 100% en juillet 1987, les Japonais n'ayant pas respecté un accord signé un an auparavant avec les américains, sur les semi-conducteurs. Les commentateurs politiques américains soulignaient alors dans de nombreuses publications le danger mortel pour le leadership américain que constituait la production japonaise.
Taïwan : atout occidental indispensable dans ce marathon technologique
La Chine a clairement indiqué, à ses propres citoyens comme au monde, qu'elle considérait cette approche économique et technologique tout aussi productive pour asseoir sa puissance voire sa domination, qu'une approche militaire traditionnelle. C'est du moins le décryptage qu'ont fait divers spécialistes occidentaux des annonces du président chinois. La réaction des Républicains et des Démocrates américains ne s'est pas faite attendre : le leadership américain ne ne peut pas, et ne doit pas être surpassé, pour la sauvegarde de la démocratie dans le monde. Ajouté à cela le développement de la capacité militaire chinoise, loin tout de même d'égaler celle des États-Unis, on comprend mieux pourquoi l'alliance, jusque là feutrée, entre Taïwan, premier producteur au monde de semi-conducteurs, s'est tout d'un coup retrouvée propulsée au premier rang des préoccupations diplomatiques et militaires non seulement américaines mais aussi européennes. En témoigne notamment l'envoi d'appareils des forces navales françaises et anglaises, en plus des américaines, dans les environs du détroit de Taïwan. De plus, le 13 avril 2021, le Département du Commerce américain informait les autorités taïwanaises de la décision de l'administration Biden d'inclure sur une liste noire sept des plus grands producteurs chinois de « supercomputers » auxquels il sera défendu, sous peine de sanctions, de vendre des semi-conducteurs. Les autorités taïwanaises ont d'ores et déjà répondu qu'elles se soumettraient à ces nouvelles exigences américaines. Entre temps, le président Biden a réuni les acteurs les plus importants dans ce domaine, producteurs et utilisateurs, pour mettre sur pied un plan de relance de la production des semi-conducteurs sur le sol américain. Intel s'y est engagé immédiatement et Samsung s'est proposé de construire quatre usines dans quatre États américains pour un montant de 17 milliards de dollars, dès cette année.
Le coût environnemental de cette compétition
Il est impossible de ne pas évoquer les problèmes environnementaux induits par les productions intensives, les implantations d'usines et la fabrication en général de ces composants. Dans le cas des semi-conducteurs, l'eau est un facteur de première importance, En effet la fabrication de semi-conducteurs nécessite d'énormes quantités d'eau douce. Taïwan se trouve aujourd'hui dans une situation de sécheresse climatique telle que les fabricants sont obligés de se tourner vers la transformation de l'eau de mer, processus bien connu mais très gourmand lui aussi en énergie ainsi que très onéreux. S'il fallait des preuves supplémentaires de l'importance capitale de l'environnement et de l'une des plus précieuses ressources pour la survie de l’humanité, celle de l'eau utilisée pour la fabrication des batteries et des semi-conducteurs, composants centraux des véhicules électriques, vient nous rappeler que même les idées les plus vertueuses ont un coût.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Anne Kraatz est Senior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et est spécialiste des politiques américaines.