Directeur d’études à l’EHESS, chaire Histoire intellectuelle de la Chine moderne et contemporaine, Sebastian Veg a contribué à l’ouvrage Penser en Chine (sous la direction d’Anne Cheng, Gallimard, 2021) sur les questions des modes de contrôle de la société civile. Cet ouvrage prolonge les réflexions de Penser en Chine aujourd’hui paru chez le même éditeur en 2007.
Entre la sortie de l’ouvrage Penser en Chine aujourd’hui en 2007 et la sortie de Penser en Chine en 2021, sous la direction d'Anne Cheng, en pleine crise sanitaire, quel message délivre-t-il sur l’état de la vie intellectuelle chinoise ?
Le premier ouvrage a été préparé à l’approche des Jeux Olympiques [NDLR: de Pékin en 2008], qui ont constitué le sommet d’une attente positive vis-à-vis de la Chine, en Europe comme dans les pays voisins de la Chine. On avait beaucoup parlé du rôle des Jeux de Séoul en 1988, concernant la démocratisation de la Corée du Sud. Un certain nombre de promesses avaient été faites sur l’organisation des Jeux, par exemple le fait que les journalistes pourraient travailler librement en Chine au moment des Jeux sans avoir besoin d’accréditations spéciales.
Le premier volume s’inscrivait dans ce moment pré-olympique de grandes attentes. En même temps, les Jeux Olympiques marquent le début du tournant, bien avant l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping : le soulèvement au Tibet tout d’abord puis, suite à cela, tous les incidents autour du parcours de la flamme olympique avec des menaces de boycott. Immédiatement, les Jeux Olympiques ont été pris dans ces tensions. Fin 2008, c’est aussi la crise financière, un moment où la Chine estime qu’elle n’a pas vraiment besoin de recevoir de leçon de l’Occident ou des pays capitalistes. Et en 2009, la répression au Xinjiang.
Ce tournant de 2008 se ressent aussi dans le monde intellectuel. La chape de plomb ne commence vraiment à tomber qu’à partir de 2012, 2013 (bien que la censure, le contrôle, la propagande ne se soient jamais vraiment arrêtés). Cependant, l’essor du nationalisme autour du débat sur la flamme olympique, commence dès 2008.
Ensuite à partir de 2012-2013, c’est effectivement un tournant répressif qui commence avec la publication du document numéro 9 qui énumère les sept « indicibles » (les sept sujets interdits), marquant une accélération de la répression de la société civile, etc.
Je crois que ce sont les éléments qui ont pu guider la conception du second volume : le contrôle d’internet, la réponse économique à la crise de 2008, le capitalisme d'Etat, la place du communisme et du marxisme, la référence à la Chine traditionnelle, déjà là sous Hu Jintao et reprise à sa façon par Xi Jinping et bien sûr, la question du Xinjiang. Toutes ces questions devaient être et ont été traitées dans cet ouvrage.
Comment envisager la société chinoise sans occulter la réalité oppressive mais sans ignorer qu’elle reste vivante et diverse ? L’espace de partage public de la réflexion s’est sensiblement réduit, que ce soit dans les universités, la presse, le débat politique, etc. Il est devenu très difficile d’exprimer des opinions différentes, même dans des domaines peu sensibles politiquement mais cela ne veut pas dire que certains n’essaient pas.
Votre chapitre porte sur l’évolution du positionnement des intellectuels face au pouvoir depuis la Révolution Culturelle. Est-ce que vous pourriez nous le résumer en quelques mots ?
Beaucoup des membres du Parti communiste chinois à l’origine peuvent être décrits comme des intellectuels, même Mao si l’on veut, bien qu’il n'ait été qu'adjoint bibliothécaire à l'université de Pékin. Après 1949, le rôle des intellectuels a été oblitéré, on les a désignés comme des contre-révolutionnaires qui devaient être soit rééduqués soit exclus de la vie sociale.
Après 1978, Deng Xiaoping invite les intellectuels et scientifiques à contribuer aux réformes. Il réaffirme que les intellectuels font partie de la classe ouvrière et, à ce titre, sont invités à prendre la parole et à participer à la vie collective.
Les années 1980 ont vu un retour très fort des experts, pris dans des réseaux clientélistes complexes avec le pouvoir, avec des protecteurs au sein de l'appareil d’Etat. Cela fonctionne assez bien jusqu’au mouvement étudiant de 1989, où l’on se rend compte que ces protections sont purement personnelles, sans garantie institutionnelle et qu’une fois que les protecteurs sont liquidés, il n’y a plus du tout d’espace de discussion.
La répression de 1989 a été suivie de la grande réforme économique du pays. Beaucoup d’intellectuels se sont alors lancés dans des activités commerciales, avec ou sans lien avec leur expertise. D'autres au contraire se sont repliés sur les cercles académiques. Dans les deux cas en se retirant de la vie publique et sans prendre de position politique.
En matière conceptuelle, on voit beaucoup dans les années 1980 l’émergence de grandes théories politiques, mais sans application directe. Aujourd’hui on voit l’influence d’autres grandes théories, quand des philosophes ou des juristes s’approprient Carl Schmitt, les théories du droit autoritaire, un système qui permet de respecter le droit formel dans un cadre répressif. Cela a créé de nouvelles synergies entre le monde intellectuel et le pouvoir et aujourd’hui, les théories du droit autoritaire au sens large sont un champ intellectuel très actif.
Comment se positionnent les intellectuels chinois face à la montée du nationalisme sur les réseaux sociaux ?
Il faut partir d’un point de départ : il n’y a pas d’espace pour critiquer le pouvoir en public. On peut dire beaucoup de choses mais on ne peut pas directement critiquer le pouvoir : si on utilise certains mots clés sur les réseaux-sociaux, les billets disparaissent et si on le fait deux ou trois fois, le compte disparaît également. Et s’il s’agit d’un compte personnel par lequel passent beaucoup de services du quotidien, on y réfléchit avant de le faire. Le système est très efficace.
Le terrain de jeu sur les réseaux sociaux est totalement asymétrique, il y a beaucoup de voix différentes en Chine mais on n’entend que les nationalistes car leurs posts vont être amplifiés, par exemple par des relais comme le Global Times, alors que les autres vont être supprimés. C’est pour ça qu’il est difficile de se faire une idée précise de l’opinion publique, de faire la part entre les nationalistes et ceux qui ne sont pas d’accord avec eux.
Il y a une certaine possibilité de prendre la parole dans des formats plus spécialisés, comme des articles académiques très longs. Ces formats ont un certain succès car ils sont davantage sous le radar, mais leur lectorat reste limité.
Tout au long de cet ouvrage, vous montrez que la vie intellectuelle chinoise a été traversée par une tension entre affiliation avec le pouvoir et remise en cause de l’Histoire officielle. Toutefois, le contrôle du débat intellectuel s’est sensiblement accru ces dernières années. Quels sont les espaces pour les intellectuels chinois aujourd’hui ? Les élites intellectuelles peuvent-elles encore penser en dehors des cadres fixés par Pékin ?
L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping a marqué un tournant idéologique et répressif fort dans la vie intellectuelle chinoise, a contrario, on remarque que sous Hu Jintao, la vie associative et universitaire avaient plus d’espace pour s’exprimer. Il y a eu un tour de vis dans le contrôle idéologique des universités, qui s’est traduit par une augmentation des autorisations demandées pour toutes sortes d’activités et d’organisations de conférences avec des étrangers. Maintenant par exemple, la participation des universitaires chinois à une conférence sur Zoom nécessite l’autorisation du secrétaire du Parti de l’université, comme si c’était un voyage à l’étranger.
Effectivement, à l’université, il reste encore des groupes de personnes voulant débattre sur des sujets qui remettent en cause le pouvoir, qui se réunissent de manière informelle en format privé ou semi-privé. Car il n’y a pas de discussion publique possible sur des sujets qui remettent en cause le pouvoir, ce type d’espace de discussion intellectuelle n’existe plus.
A l’échelle virtuelle, cela a correspondu au passage de Weibo [NDLR : équivalent de Twitter] à Wechat [NDLR : équivalent de Whatsapp]. Mais les limites restent très étroites sur Wechat : on ne peut pas être membre de plus de vingt cercles, chacun ayant une taille maximale de cinquante membres. A l’intérieur de ces cercles, tant qu’on n’utilise pas des mots clés qui déclenchent la surveillance automatique ou qu’il n’y a pas de « mouchard », on peut discuter. Les gens le font et se font d’ailleurs régulièrement attraper. Si l’utilisateur de Wechat est en dehors de la Chine, il peut être plus libre pour diffuser des contenus normalement censurés, mais il y a quand même une surveillance sur les comptes étrangers.
Ce qui est absolument fascinant dans ce système, surtout quand on pense que l’Union soviétique a fait faillite à cause notamment du coût de la surveillance, c’est que la Chine a trouvé la solution en la privatisant, en la sous-traitant à des entreprises privées comme Tencent.
A contrario, qu’est-il possible de dire en Chine ? Quelle est la ligne du Parti Communiste chinois vis-à-vis des valeurs incarnées par l’Occident ?
Différents thèmes sont évoqués, notamment la critique du libéralisme, qui peut se rattacher à des penseurs comme Carl Schmitt. Ses partisans affirment que l'excès de droits et de libertés individuelles rendent les régimes démocratiques inefficaces, déstabilisent la société et ne permettent pas de répondre aux besoins sociaux. Dans le discours officiel, le libéralisme est associé aux valeurs de l'égoïsme, alors que le socialisme est associé aux valeurs de solidarité.
Il y a également l'exceptionnalisme chinois, qui est un ensemble de discours qui explique que le modèle occidental existe mais qu’il ne convient pas à la Chine, pour différentes raisons.
Si on souhaite être un bon élève de la pensée du régime chinois, il existe l’application pour étudier la pensée de Xi Jinping. Il y a d’ailleurs eu une campagne au sein des entreprises privées pour enjoindre les employés à suivre ces cours. Ils sont par la suite évalués sur leurs connaissances, créant une compétition entre les salariés des entreprises. Il y a le discours du pouvoir, et les outils de diffusion de sa pensée, dont notamment Le Quotidien du Peuple, le Global Times, etc. Pour revenir à l’ouvrage Penser la Chine, la contribution d’Isabelle Thireau par exemple, est consacrée à deux types de rassemblements publics, où l’on apprend à se conformer à des règles implicites. Elle développe dans son dernier ouvrage Des lieux en commun la distinction entre des sujets que l’on peut aborder dans une discussion informelle sur la place publique (l’inflation, les rapports familiaux et les normes de piété familiale, etc.), et ceux qu’il ne faut pas aborder, comme la corruption ou le passé de l’époque maoïste..
Comment envisagez-vous l’évolution de la vie intellectuelle chinoise dans les dix prochaines années ?
On est dans une situation de grande incertitude, notamment à cause de la COVID, qui a grandement bouleversé la situation. On a l’impression que la Chine peut fermer ses frontières de manière durable : il n’y a pour l’instant aucun calendrier de réouverture des frontières de la Chine. Il y aura très certainement des ajustements à la situation actuelle, mais on peut douter qu'on revienne à la situation d’avant 2020, où les étrangers pouvaient facilement entrer en Chine
A cela s’ajoute la place prépondérante des outils de surveillance au sein de la société chinoise, qui ont été renforcés et encore plus légitimés pendant cette crise sanitaire. Nous nous trouvons actuellement dans un état de contrôle semi-permanent, il est difficile de se prononcer et de savoir si cet état se prolongera ou non dans la durée. On peut espérer, si on est optimiste, qu’il y aura une sorte de dégel mais on ne peut pas non plus exclure une surenchère dans le contrôle et un état de fermeture qui se prolonge dans le temps, où les différents secteurs de la société seraient isolés les uns des autres, et isolés du monde extérieur. Les observateurs extérieurs ne pourraient plus qu’acquérir une vision parcellaire de ce qui s’y passe.
Pour autant, la Chine est devenue un pays riche et développé, il est toujours possible pour les élites urbaines bien connectées de se procurer des documents et d’échanger avec l’étranger, en utilisant l'application Signal par exemple ou d’autres outils. Ce n’est pas non plus dans l'intérêt du pouvoir de supprimer tout espace de débat aux intellectuels. Mais il est probable que les échanges privés qu’ils peuvent avoir auront de moins en moins de répercussions dans la société.
Pour un étudiant qui s’inscrit en thèse aujourd’hui, il faut bien réfléchir à la question de l’accessibilité des sources, étant donné que le pays reste fermé aux étudiants étrangers. À Canton, un énorme site de quarantaine de 5 000 chambres est en train d’être construit : on en reviendrait presque au XVIIIe siècle avec l’entrée des étrangers en Chine concentrée à Canton ! À cet égard, les prochains Jeux olympiques d’hiver, qui auront lieu près de Pékin en 2022, ne préfigurent d’aucune ouverture de la Chine au public [NDLR: La Chine a annoncé quelques jours après cet entretien qu’il n’y aurait pas de public étranger aux Jeux olympiques d’hiver de Pékin], ils risquent plutôt d’être utilisés comme une vitrine par le pouvoir pour sa stratégie de « zéro cas » de COVID.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que ses auteurs. Louise Fontaine, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, travaille principalement sur la géopolitique de la Chine. Juliette Lamandé, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, travaille sur les nouvelles routes de la soie.