Conseiller pour l’Asie à l’Institut Montaigne, François Godement est également Senior fellow de la Carnegie Endowment for International Peace et consultant au ministère des Affaires étrangères français. Précédemment directeur du programme Asie de l’ECFR, il a enseigné à l’INALCO, à Science Po Paris et a fondé le Centre Asie de l’IFRI. Il a également fondé le Council for Security Cooperation in the Asia Pacific. Son dernier ouvrage publié est « La Chine à nos portes - une stratégie pour l’Europe », aux éditions Odile Jacob, 2018.
La pandémie de COVID-19 a permis de mettre en lumière les luttes de pouvoir et l’influence majeure de la Chine dans le fonctionnement de l’OMS. Quel bilan peut-on tirer de cette crise, pour l’OMS et pour l’image de la Chine dans le monde ?
Il faut tout d’abord relativiser le procès qui a été fait à l’égard de l’OMS. Certes, on peut reprocher à son Directeur général d’avoir fait preuve de complaisance en tout début de crise, en refusant de déclarer le statut de pandémie. Cependant, il faut rappeler les limites du mandat de l’OMS et son mode de fonctionnement. L’organisation dépend des pays membres et ne dispose pas de pouvoir de sanction. De plus, j’exclus l’hypothèse d’une pression financière car la Chine contribue moins au budget de l’OMS que les Occidentaux. La COVID-19 n’est pas la première épidémie pour laquelle le pays concerné montre sa réticence à une intervention extérieure et l’action de l’OMS dépend entièrement de la coopération du pays concerné.
Cela étant, il est en effet fortement critiquable que l’OMS ait attendu janvier 2021 pour émettre sa première critique à l’égard de Pékin, à propos de la mauvaise volonté des autorités chinoises de permettre le déroulement d’une enquête indépendante à Wuhan. Difficultés d’obtention de visas, contrôle strict des équipes pendant leur enquête, isolement obligatoire : les autorités chinoises ont tout mis en œuvre pour empêcher l’enquête d’être concluante.
Le bilan en termes d’image, pour la Chine, est discutable. Elle prétend en ressortir avec la réputation du pays qui a vaincu l’épidémie et souhaite s’ériger en modèle. S’il est vrai qu’elle est parvenue à endiguer l’épidémie grâce à des moyens spectaculaires, sa diplomatie des masques et aujourd’hui des vaccins n’en a pas moins un bilan mitigé auprès des pays ciblés. Le retard à déclarer la pandémie, l’attitude contraire à la coopération internationale, le manque de transparence sur l’origine de l’épidémie ou encore l’efficacité de ses vaccins, entretiennent une certaine méfiance de la communauté internationale.
La Chine monte en puissance dans certaines organisations multilatérales existantes. À l’inverse, elle contribue modestement au FMI et à la Banque mondiale préférant multiplier les initiatives financières parallèles (Banque asiatique d’investissement, etc). Cherche-t-elle à s’imposer dans les institutions traditionnelles ou à inventer un nouveau multilatéralisme dont elle serait le modèle ?
La Chine se présente comme une championne du multilatéralisme mais son mode d’insertion dans le système international est surtout bilatéral. Elle a une conception très différente des relations internationales, favorisant avant tout le principe de non-ingérence, et elle perçoit le système multilatéral comme un cadre d’expression pour les États souverains.
Sa contribution au sein des organisations multilatérales est en hausse, de même que son influence au sein du système onusien. Elle est notamment active pour ce qui relève des normes techniques, comme au sein de l’union internationale des télécommunications à Genève. De manière plus négative, Pékin augmente son influence au sein du Conseil des droits de l’Homme, de l’Organisation Internationale du Travail ou encore dans la direction économique et sociale de l’ONU, afin d’empêcher que des règles qui lui sont défavorables ne soient implémentées.
Néanmoins, mises à part quelques directions onusiennes qu’elle occupe, la Chine n’a que très peu de cadres à l’échelon inférieur. À l’Assemblée générale des Nations Unies, elle joue plutôt un rôle de coalisateur de blocs de voix selon les questions et parvient à rassembler des majorités principalement en se positionnant sur la défensive plutôt qu’en force de proposition. Cela révèle une approche méfiante du système international, comme le démontre son refus de principe de la délibération de la Cour permanente d’arbitrage sur la mer de Chine. La position de principe de la Chine est de considérer son droit interne comme supérieur hiérarchiquement au droit international.
La Chine peut-elle se défaire de son image d’opposition et cherche-t-elle à proposer un contre-modèle ?
Je ne crois pas qu’il y ait une volonté de proposer un contre-modèle au sein de ces organisations. Bien sûr, la Chine a créé des organisations multilatérales où elle domine. Historiquement il s’agit de l’Organisation de la Coopération de Shanghai, plus récemment la Banque asiatique d’investissements (AIIB) et les cours d’arbitrage des Routes de la soie. Mais il s’agit plutôt de compléments, d’écoles d’apprentissage, notamment pour l’AIIB où il y a eu un transfert de personnes venant du FMI pour donner à la Chine la culture de grands projets financiers. On peut les percevoir comme des menaces alternatives venant concurrencer le système actuel. Néanmoins, la Chine n’a jamais poussé le raisonnement jusqu’au bout et semble vouloir rester dans le jeu international plutôt que de prendre le risque de s’isoler dans un système alternatif.
Qu’en est-il du statut de la Chine au sein de l’OMC ? L’accord de principe signé avec l’Union européenne pourrait-il signifier qu’elle est prête à un rééquilibrage et à revoir son statut au sein de l’OMC ?
L’OMC est l’organisation phare de la Chine, et pour cause : en tant que premier exportateur mondial, Pékin a besoin que ses partenaires respectent les règles du commerce international afin d’accéder aux marchés de consommation. Il s’agit d’ailleurs de la seule organisation au sein de laquelle la Chine accepte toutes les décisions d’arbitrage prononcées par l’organe de règlement des différends.
L’autre raison qui explique la bienveillance de la Chine à l’égard de l’OMC repose dans son statut particulier de pays en développement, depuis son adhésion en 2001, qui lui confère des droits particuliers dont ne bénéficient pas les économies développées. C’est pour cette raison que l’OMC a été remise en cause de manière si véhémente par les États-Unis, qui la considèrent trop favorable à Pékin. Cet affrontement est aujourd’hui la principale raison des blocages d’une réforme de l’organisation, sur la question des services ou des subventions par exemple.
Quant à l’accord de principe signé avec l’UE, on y trouve en effet des engagements formels sur la réforme de son statut au sein de l’OMC. Néanmoins, la Chine est coutumière de telles déclarations d’intentions abstraites et se garde de s’engager sur un calendrier, un chemin de vérification ou des détails concrets.
La signature du RCEP symbolise la place centrale de la Chine dans la zone Asie-Pacifique et le retrait américain du TPP. Quel est la pérennité d’un tel accord de libre-échange signé entre la Chine et des économies de marché plus classiques telles que le Japon, la Corée du Sud ou l’Australie ?
La Chine est toujours considérée comme l’atelier du monde, mais il faut aujourd’hui prendre en considération l’intégralité de chaînes de valeurs complexes au sein d’économies asiatiques complémentaires, dont les principaux bénéficiaires sont d’ailleurs des entreprises étrangères exportant hors d’Asie. Le message est clair : comme l’a rappelé face aux Américains le Directeur de la commission centrale des Affaires étrangères chinois, Yang Jiechi, au sommet d’Anchorage, les premiers partenaires commerciaux de la Chine sont : l’ASEAN, le Japon et la Corée du Sud.
Il s’agit d’un modèle économique particulier, basé sur l’exportation de marchandises vers les marchés européens et américains. Le RCEP est par conséquent un accord de libre-échange assez mince, qui ne garantit pas un accès complet aux marchés, encore moins aux services, mais qui assure plutôt la circulation de biens intermédiaires et donc le renforcement des chaînes de valeur entre ces différents pays, pour soutenir les exportations. Il s’agit d’un accord préférentiel plutôt qu’une libéralisation à proprement parler. Cela n’empêche pas ces États d’être inquiets vis-à-vis de la montée en puissance des entreprises et des technologies chinoises, et de la difficulté d’accès de leurs propres entreprises au marché chinois. Qu’il s’agisse de sidérurgie, de construction navale, d’écrans ou encore de téléphonie, la production est désormais majoritairement en Chine au détriment du Japon et de la Corée du Sud, qui initient quelques efforts de relocalisation.
À l’image du débat autour de la 5G, quel est le risque de voir le monde se scinder entre des technologies chinoises et américaines incompatibles ? Quelles implications y a-t-il, pour l’UE ou les pays émergents, à choisir l’un ou l’autre camp ?
La priorité est pour nous d’avoir un contrôle technologique et un contrôle sur nos données personnelles et leur usage. Il y a des craintes par rapport à l’État chinois, mais également à l'État américain ; la différence étant que nous pouvons tenter de faire valoir nos droits devant un tribunal américain, ce qui n’est pas le cas devant un tribunal chinois. Il faut néanmoins relativiser la souveraineté numérique chinoise, qui est grandissante mais inachevée. Les entreprises chinoises, notamment Huawei, continuent de dépendre de certaines technologies américaines, notamment software, pour fonctionner. La Chine réduit cependant l’écart et commence à développer sa propre extraterritorialité judiciaire en riposte aux pratiques américaines.
La Belt and Road Initiative entre dans sa 9ème année. Quel premier bilan peut-on en tirer, notamment au sein des pays en développement qu’elle traverse ? Le modèle de développement y est-il attrayant ?
La Chine a appliqué un modèle de financement et d’opération qui n’appartient qu’à elle, qui est pragmatique et décisionnel, qui laisse peu de place à la concurrence et dans lequel le financement est abondant. Ses capacités et sa vitesse d’exécution des projets d’infrastructures sont impressionnantes et jouissent d’une attractivité indéniable.
À l’inverse des Occidentaux, la Chine n’a aucune exigence politique attachée à ses prêts financiers et elle opère de manière bilatérale, pratiquant en contrepartie des taux plus élevés. Il y a parfois des projets qui échouent, notamment lorsqu’un pays a des exigences sociales ou environnementales élevées que ne peuvent pas remplir les entreprises chinoises.
La stratégie chinoise s’applique donc particulièrement bien dans les pays où le PIB par habitant est peu élevé. Il y a pour beaucoup de ces pays un risque de surendettement, que la Chine commence également à redouter. Bien qu’il soit difficile d’avoir des chiffres précis, cela semble se traduire par un ralentissement des financements depuis deux ans.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que leurs auteurs. Guillaume Tawil est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille sur les enjeux de politique extérieure de la Chine.