Alors que la scène politique américaine connaît une polarisation forte et croissante, à mesure que nous approchons de l'élection présidentielle, la volonté de faire face à la montée en puissance de la Chine sur la scène internationale fait l’objet d’un relatif consensus entre démocrates et républicains. Les deux grands partis convergent lorsqu’il s’agit de considérer la Chine, aujourd’hui et à l'avenir, comme le premier rival stratégique des États-Unis.
La volonté américaine de nommer le SARS-CoV-2 « virus de Wuhan », en opposition aux règles de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), a frappé les esprits sur le plan intérieur comme sur la scène internationale. Cette volonté a même empêché la signature d’une déclaration commune des ministres des Affaires étrangères du G7 fin mars dernier. Si l’opinion publique américaine s’intéresse peu aux questions de politiques étrangères, l’élection à la Maison blanche de Donald Trump en 2016 a changé la donne : la Chine s'est établi comme l'enjeu majeur de la politique américaine, à la fois intérieure et extérieure. Alors que la campagne présidentielle bat son plein, les deux partis se doivent de définir une vision cohérente de l'avenir des relations sino-américaines.
Si démocrates et républicains s’accordent sur le besoin d’une stratégie de puissance face à l’influence croissante de Pékin, ils divergent quant à la philosophie d’action et aux objectifs, ainsi que sur la stratégie à adopter et les outils à mobiliser. En creux, se lit une divergence majeure quant au rôle des Etats-Unis sur la scène internationale, entre hégémonisme et volonté de créer un nouveau mini-latéralisme, et une stratégie plus proche d’un multilatéralisme renouvelé.
2016 : une rupture historique dans les relations sino-américaines
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les relations sino-américaines ont longtemps été marquées au sceau de la Guerre froide. De 1949 à 1972, les États-Unis ne reconnaissaient que la République de Chine, à Taïwan, comme représentant légitime de la Chine et n’entretenaient pas de relations diplomatiques avec le régime communiste continental. Néanmoins, depuis la normalisation en 1979 des relations, les Etats-Unis n'ont cessé d'accompagner le développement économique de la République populaire de Chine. Ce développement était perçu comme un contre-point aux relations russo-américaines, chez les démocrates comme chez les républicains.
C’est ainsi qu’un consensus américain bipartisan a permis de soutenir l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du Commerce en 2001. Pour George H. W. Bush, Bill Clinton, George W. Bush, les attentes étaient doubles. D’un côté, les États-Unis espéraient réduire leur déséquilibre commercial avec l’Empire du Milieu, et rééquilibrer les échanges. De l’autre, ils pariaient sur la capacité de la libéralisation économique de la Chine à engendrer une libéralisation politique et une démocratisation du pays.
Ces espoirs sont restés en grande partie lettre morte. Au niveau politique, depuis 2013 et l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir, et surtout depuis 2015, la Chine met en oeuvre une campagne anti-libérale visant à renforcer le contrôle du pouvoir communiste sur la société. Les obstacles aux libertés, collectives comme individuelles, se sont accrus. La réforme de la Constitution de 2018, qui met notamment fin à la limite de deux mandats pour le président chinois, a fini de doucher les espoirs quant à une possible libéralisation du régime communiste.
Au niveau économique, si la Chine est devenue la deuxième puissance économique mondiale, l’accès à son marché reste compliqué, entre barrières à l’entrée et incertitudes juridiques. En 2001, le Parti communiste chinois (PCC) avait promis d’achever progressivement la mutation du pays, d’une économie planifiée vers une économie de marché. On assiste plutôt à l’émergence d’un capitalisme d’État. C’est à cette aune que les Etats-Unis et l’Union européenne ont refusé en 2017 d’attribuer à la Chine le statut d’économie de marché, à rebours de la promesse de 2001.
C’est dans ce contexte que l’élection en 2016 de D. Trump à la Maison blanche marque une rupture dans les relations sino-américaines. Ce dernier n’a eu de cesse de dénoncer les pratiques commerciales de Beijing, et le sujet des relations entre les deux puissances, resté jusqu'alors du domaine de la politique étrangère, est devenu un enjeu de politique intérieure. Sans doute de manière durable.
La Chine, le pivot stratégique et le néo-isolationnisme américains
Si les Etats-Unis ont privilégié l’approche multilatérale depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’administration de Donald Trump place les Etats-Unis en marge du système multilatéral quand elle n’attaque pas ses institutions. Et elle cherche à s’appuyer sur le poids des Etats-Unis comme puissance hégémonique pour imposer son agenda à ses alliés comme à ses adversaires. C’est à travers cette logique qu'ils ont dénoncé l’accord sur le nucléaire iranien, cherché à favoriser Israël dans le conflit israélo-palestinien, noué un rapprochement avec la Corée du Nord, et cherché à contenir l’influence chinoise. Dans une logique réaliste, les relations entre États sont perçues comme un jeu à somme nulle : Etats-Unis et Chine, précédemment la Russie, ne peuvent être qu’être adversaires sur la scène internationale.
L’actuelle administration américaine justifie sa méfiance vis-à-vis des organisations internationales par l'influence considérée comme trop importante de Pékin. Depuis la fin des années 2000, la République populaire de Chine développe en effet une stratégie de puissance à l’échelle internationale, et entend gagner en influence au sein des principales organisations internationales. Avec notamment une ambition : marginaliser Taïwan sur la scène internationale.
A l’action diplomatique traditionnelle, l’administration de D. Trump préfère la confrontation directe afin de renforcer la position de Washington à la table des négociations. Elle considère sans doute le PCC comme un géant aux pieds d’argile rendu vulnérable par une guerre commerciale. Une stratégie qui a pu sembler réussir avec l’accord commercial de janvier 2020, ouvrant la voie à un apaisement des relations après des mois de tensions. Mais un apaisement de courte durée, rapidement mis à mal par la crise de la Covid-19. Pour leur part, les démocrates ne font pas ou plus d’un changement de régime, un prérequis en matière de politique étrangère. Les États-Unis devraient plutôt chercher à coopérer avec Pékin quand et dès qu’ils le peuvent, dans le respect des règles communes, que ce soit en matière d’innovation ou de recherche et développement.
Au-delà de cette logique de confrontation directe, les Etats-Unis de Donald Trump cherchent à renforcer leurs relations avec des acteurs clés en Asie, dans la lignée du « pivot » initié par les démocrates. Cette politique asiatique repose notamment sur le renforcement de l’accord sécuritaire informel entre les Etats-Unis, l’Inde, le Japon, et l’Australie. Elle s’inscrit néanmoins dans une perspective multilatérale limitée : ce sont bien les Etats-Unis qui se sont désengagés en 2017 de l’accord de partenariat transpacifique (TPP), traité de libre-échange sans la Chine. Les démocrates avaient critiqué le travail de sape des intérêts américains par l’administration républicaine, ce désengagement pouvant laisser le champ libre à la Chine.
Pour les démocrates, face à des transformations systémiques liées au changement climatique, aux nouvelles technologies ou à l’aggravation des inégalités, le monde a besoin d’un multilatéralisme modernisé. Dans cette perspective, les États-Unis pourraient chercher à forger avec l’Union européenne et l’ensemble des nations « libres », un axe démocratique capable de représenter une alternative libérale au modèle techno-autoritaire de la Chine. En matière économique, la pandémie a démontré la nécessité de mettre en place des chaînes d'approvisionnement sûres, afin de réduire la dépendance des démocraties libérales envers les régimes autoritaires tels que la Chine. Ce besoin est d’autant plus pressant en matière médicale : les États-Unis importent de Chine la quasi-totalité de leurs intrants en antibiotiques et analgésiques courants, ainsi qu’une grande partie de leurs médicaments génériques.
Refonder la pax americana ?
Dans cette perspective, la question des alliés américains et des leviers d’action de Washington est primordiale. Et la divergence est forte entre républicains et démocrates sur la relation avec l’Union européenne, et son rôle potentiel dans les relations sino-américaines. Un facteur y contribue : l’UE, acteur en construction, est moins lisible en termes de structures de pouvoir et d’influence que des Etats ou fédérations constituées, comme le Japon, l’Inde ou l’Australie. L’UE, quel numéro de téléphone ? La tentation peut être grande de chercher à profiter des divergences entre Etats membres.
Les républicains ont sans doute plus tendance à considérer les Etats-Unis comme en mesure d'agir seuls le cas échéant, d'imposer leurs agenda et perspectives aux organisations internationales et leurs alliés. Les démocrates ont quant à eux plus tendance à accorder un rôle-clé au multilatéralisme comme cadre d'échanges, et à considérer les relations internationales comme un jeu potentiellement gagnant-gagnant. Dans cette perspective, les démocrates peuvent apporter une attention nouvelle à la mise en place de coalitions de pensée et d’action comme levier face à la montée en puissance et l’influence de la Chine sur la scène internationale. Les alliés historiques des Etats-Unis comme l’Union européenne peuvent ainsi constituer des cibles de choix dans une stratégie démocrate visant à redorer le blason américain, en partie mis à mal par l’imprévisibilité des Etats-Unis de D. Trump. En creux se lit néanmoins une récurrence de la politique étrangère américaine : la volonté de promouvoir la démocratie et les valeurs fondamentales américaines à travers le monde.
La volonté reste néanmoins commune aux démocrates et aux républicains : réduire l’influence chinoise, contrecarrer le récit du régime communiste. Qu’il s’agisse de la volonté chinoise de porter un modèle propre de régulation internationale et de redéfinir les termes des relations internationales, de renforcer son influence à travers le développement de relations économiques ou stratégiques, ou de promouvoir son modèle de gouvernance. Dernier exemple en date : les critiques américaines de la diplomatie du masque déployée par la Chine dans la crise de la Covid-19. Et la volonté est commune de préparer la voie pour l'après-3 novembre 2020, quelque soit le résultat des élections, à la Maison blanche et au Congrès. La campagne sera longue.