Au sommet ‘BRICS 2023’ du 24 août 2023 à Johannesburg, les chefs d'États du Brésil, de Russie, d'Inde, de la République Populaire de Chine (RPC) et d'Afrique du Sud ont annoncé un élargissement inédit depuis 2010 du groupe des BRICS, approuvé à l’unanimité.
Ce sont ainsi les nations d'Égypte, d'Arabie saoudite, des Émirats arabes unis, d'Éthiopie, d’Argentine et d'Iran qui sont invités à faire leur entrée au 1er janvier 2024, au sein d'un groupe agrandi, dit "BRICS 11”.
La paternité du terme "B.R.I.C" (Brésil, Russie, Inde et Chine) ou "Big Four'" revient au britannique Jim O'Neill en 2001, alors analyste pour Goldman Sachs. Le postulat de la banque d'affaires américaine était alors que ces nations tireraient pleinement profit de la mondialisation - au point de dépasser économiquement les nations du G7 avant l'an 2050.
Cette appellation ‘BRIC’, initialement employée comme identification à but d'investissements financiers, allait acquérir une tout autre essence quelques années plus tard : des échanges officiels à New York en septembre 2006 ont donné, quelques années plus tard, un premier sommet initié en Fédération de Russie à Ekaterinbourg en 2009.
Ce sommet a depuis été reconduit chaque année, consacrant le BRIC comme un fait de géopolitique accompli. Il dépassa alors ce statut initial de classification financière. En décembre 2010, c’est l'Afrique du Sud qui rejoint ce groupe, devenant alors le "BRICS".
Au cours des derniers mois, on a pu lire beaucoup d'articles sur le futur que certains prêtent au BRICS 11 : Union, désunion, nouvelle devise, fin du dollar, ou encore une nouvelle alliance qui éclipsera le G7 occidental. Il est nécessaire de ne céder ni aux sirènes de ce qu’on peut qualifier d’un populisme géostratégique, ni à sous-estimer l’impact du BRICS 11.
C’est pourquoi, afin d’estimer le potentiel réel du nouveau groupe élargi, ce décryptage propose une analyse prospective sous trois angles clés : économique, géostratégique puis politique.
Les enjeux financiers et monétaires du BRICS 11
L’incontournable grille de lecture économique
Les premières décennies du XXIème siècle ont donné raison aux analyses de Goldman Sachs. Les nations du BRICS ont bien pu constater la montée en puissance de leurs économies, particulièrement l’Inde et la RPC (données FMI).
À date de septembre 2023, ces cinq nations du BRICS représentaient 42% de la population mondiale et 32.1% du PIB mondial (en Parité de Pouvoir d’Achat, PPA).
Les pays membres du G7 représentaient, pour leur part, 10% de la population mondiale et 30% du PIB mondial (toujours en PPA). L’arrivée prochaine des 6 nouveaux pays membres du BRICS 11 agrandira le poids démographique et économique de ce groupe.
L’économie est un prisme d’analyse essentiel tant les enjeux financiers et monétaires sont liés aux aspects de géostratégie. Les conflictualités économiques sont une réalité quand des États luttent via ce domaine pour défendre leurs intérêts et/ou imposer leur puissance. Il peut être mentionné à titre d’exemple les subventions nationales de secteurs définis comme stratégiques (puces & semi-conducteurs), l’emploi d’une devise comme une arme économique (sanctions liées à l’USD) ou encore des mesures de protectionnisme ou d’anti-concurrence (bannissement d’entreprises étrangères pour des marchés privés/publics).
Au sujet de l’économie future du BRICS 11, une lutte informationnelle, déjà, bat son plein et se traduit par de grandes affirmations telles que : une nouvelle devise serait en préparation, on assiterait à une dé-dollarisation transverse de ces économies ou à une nouvelle supériorité sur les pays du G7. Notre Institut en propose par ailleurs une analyse spécifique, à lire ici : « Vers une désoccidentalisation croissante du système monétaire international : quel rôle pour les BRICS ? ». Plusieurs points clés de celle-ci sont repris au sein de la présente publication, dont le périmètre se veut plus large que l’analyse économique et financière.
Le dollar américain (USD) demeure à ce jour la première devise de réserve des banques centrales et la plus utilisée pour les échanges commerciaux internationaux. Cette force de l’USD repose sur le statut du “pétrodollar” (accord USA-Arabie saoudite de 1974), la puissance militaire américaine et le statut d’hyperpuissance mondiale des États-Unis d’Amérique, consacré après 1991.
La diffusion de contenus affirmant que le crépuscule de l’hégémonie du dollar est proche n’est pas inédite. Cela s'est d'ailleurs constamment avéré être un postulat erroné. Il est à rappeler que de nombreux États souhaitent la fin de cette suprématie afin de pousser leurs intérêts. Il n’y eut donc aucune surprise que ceux-ci se livrent à des offensives informationnelles pour faire vaciller la confiance en l’USD.
Toutefois, cette hypothèse gagne progressivement en crédibilité face aux évènements des dernières années. Sans donner raison à ces prédicteurs partiaux, l’hégémonie future de l’USD devient en effet questionnable et ne sera plus un fait acquis.
❖ La baisse du “pétro-dollar” : l’or noir est l’un des piliers centraux sur lequel repose la valorisation de l’USD, particulièrement quand celui-ci est extrait de la péninsule arabique. Depuis les accords de 1974 entre les USA et l’Arabie Saoudite, un pétrole abondant et bon marché, négocié en devises américaines, incarne le “pétrodollar”. Or, depuis l’administration Biden, la puissance pétrolière américaine a fortement diminué : dégradation nette des relations avec l’Arabie saoudite, réserves nationales stratégiques de pétrole (SPR) à des niveaux historiquement bas, ainsi que la hausse de l’usage d’autres devises concurrentes (Yuan, roupie) pour le commerce de l’or noir.
❖ La politique fiscale : Depuis des années, l’état fédéral américain tire profit du statut de monnaie-référence du dollar pour s’autofinancer : en se finançant par des dollars nouvellement créés, ceux-ci sont en second temps absorbés par les économies d’autres pays où cette “bulle de valeur” se retrouve alors diluée. Excellente à court terme, cette stratégie d’autofinancement ne peut rester viable qu’à condition d’être faite avec mesure. Le taux de devises émises ne doit pas excéder de trop loin la richesse produite par ce même pays. Le contrecoup serait une inflation insoutenable couplée à une dévaluation de sa devise. Mais depuis 2020, ce sont des milliers de milliards de dollars qui ont été créés chaque année, décorrélés de la production réelle de richesse des États-Unis d’Amérique.
❖ L’abus d’une arme commerciale : l’utilisation répétée, et jusqu’alors réussie, du dollar comme arme économique (sanctions et offensives commerciales) a inspiré une méfiance nouvelle, y compris au sein de pays historiquement partenaires des États-Unis d’Amérique. En conséquence, de plus en plus de banques centrales se défont progressivement d’une partie des dollars qui constituent leurs réserves ainsi que des bons du Trésor US (exemple avec la RPC et l’Arabie Saoudite).
De ces arguments, il est crédible d’assister à la fin de l’hégémonie mondiale du dollar à moyen terme.
Toutefois, celui-ci ne perdrait pas son rang pour être remplacé par une autre monnaie : si le monde de demain s’annonce multipolaire, c'est-à-dire partagé entre différents barycentres de puissance, alors les devises respectives en seront les marqueurs respectifs de puissance : l’économie suit la géopolitique où ces différentes zones d’influences seront identifiables par leur devise dominante.
En d’autres termes : si le dollar ne sera plus la première monnaie mondiale et aura perdu de son influence, notamment en zone BRICS 11, il demeurera dominant en zone occidentale. Ce postulat est accrédité par les données SWIFT (réseau d’échange interbancaire occidental) qui démontrent entre 2021 et 2023 un dollar qui s’est renforcé en Occident. Pire, ces indicateurs révèlent que la monnaie en perte de vitesse n’a pas été américaine… mais européenne. La perte d’usage la plus nette concerne l’euro.
Une nouvelle devise pour le BRICS 11 ?
L’enjeu des devises est d’autant plus important que c’est à travers celles-ci que reposent principalement les sanctions économiques. Face à cette épée de Damoclès du dollar comme monnaie dominante et vecteur d’une emprise, il ne peut y avoir de surprise à ce que des nations du BRICS 11 veuillent se prémunir d’une telle vulnérabilité. La meilleure action à entreprendre pour devenir résilient est de disposer de sa propre monnaie (à forte valeur) pour faire contrebalance.
Or, ce projet d'une nouvelle monnaie commune aux pays membres du BRICS 11 a déjà été, comme la dé-dollarisation, abondamment prédit. Pourtant, à l’inverse du premier, ce postulat d’une future devise commune au BRICS 11 à court ou moyen terme semble improbable.
Certes, le BRICS dispose déjà d’un embryon pouvant à terme faire office d’une banque centrale commune, élément indispensable à l’émission d’une devise : la New Développement Bank (banque de développement). Également, cette nouvelle monnaie reposerait sur des potentiels nécessaires à une valorisation crédible : le BRICS 11 représenteront plus de la moitié de la population mondiale, plus d’un tiers du PIB du globe et des ressources stratégiques abondantes (pétrole, gaz, métaux et terres rares).
Mais d’autres éléments prennent le pas :
❖ Une tâche pharaonique : créer une nouvelle devise ex nihilo, de surcroît avec de telles ambitions que celles affichées par le BRICS 11, est d’une complexité immense en plus de requérir un temps long. Disposer d’une banque centrale inter-États, un consensus sur une politique fiscale globale, une continuité budgétaire… Le niveau de synergie minimal nécessaire entre les nations BRICS 11 ne semble pas être à l’ordre du jour prochain.
❖ Créer une devise à forte empreinte : ce n’est pas par la combinaison de monnaies à faibles valorisations qu’une devise enfantée sera de facto de grande valeur. La roupie indienne, le rouble russe, la livre égyptienne, le peso argentin, le réal brésilien, le birr éthiopien ainsi que le rial iranien ont tous connu de fortes dépréciations de valeur ces dernières années.
❖ Constituer une valorisation de devise : Le BRICS 11 représentera une population nombreuse, une part importante du PIB mondial ainsi que de puissantes forces militaires. Pour autant, l’URSS qui disposait en son temps des mêmes arguments, n’aura jamais vu son kopeck être une devise attractive, donc forte. Il est donc faux d’affirmer que ces éléments soient suffisants pour asseoir cette future potentielle monnaie BRICS 11 comme forte.
❖ L’approbation nécessaire de la RPC : enfin, il serait surprenant que Pékin accepte de créer une nouvelle devise qui irait concurrencer son Yuan - particulièrement pour la zone stratégique du BRICS 11. Bien que le PCC n’ait pas (encore) déployé de stratégie d’hégémonie mondiale pour son Yuan, il en fait tout de même une promotion diplomatique et économique auprès de ses partenaires. Si ce projet de devise commune voit donc le jour, il est probable que la RPC usera de son statut de poids lourd du BRICS 11 pour faire bloquer l’accord, si celle-ci l'estime concurrent à ses intérêts.
De ces éléments, une devise commune des nations du BRICS 11 à court et moyen terme semble donc improbable. Le frein principal est une divergence d’intérêts induisant l'absence d’un consensus.
Toutefois, une nouvelle devise peut prendre forme à travers la New Development Bank : comme les nations du BRICS 11 entendent asseoir une légitimité comme porte-paroles des “nations du Sud”, elles pourraient créer une devise spécifiquement pour leurs investissements envers ces pays. Cela pourrait être par exemple un équivalent du franc CFA pour harmoniser les investissements et en obtenir un prestige.
Une géographie stratégique : espace et ressources
Un espace géographique de verrous stratégiques
Les pays du BRICS étaient, avant même leur élargissement annoncé lors du sommet de Johannesburg du 24 août dernier (effectif au 1er janvier 2024), un groupe de pays représentants de chaque continent. Ce groupe, à l’aube de son élargissement pour atteindre 11 membres, est sur le point de voir un renforcement géographique clé qui pourra lui donner une importance toute nouvelle sur la scène internationale - à minima sur le planisphère mondial.
L’Argentine vient renforcer le poids de l’Amérique du Sud tandis que l’Éthiopie et l'Égypte viennent donner du poids au continent africain. La péninsule arabique, verrou faisant office de charnière entre l’Orient et l’Occident en Eurasie, sort grande gagnante de ce sommet : l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis ainsi que l’Iran seront également de nouveaux membres du BRICS 11.
Cette couverture géographique inédite offre une présence pantagruélique sur les terres émergées au pays du BRICS 11 - déjà fort de géants géographiques comme la Russie, la Chine ou le Brésil. Également, on ne peut que noter l’entrée des zones clés du canal de Suez et du détroit d’Ormuz dans le giron du BRICS 11. Le trafic maritime mondial passe encore plus du côté du sud global via un contrôle accru par la péninsule arabique.
20% de la consommation mondiale de pétrole, soit près d’un tiers du pétrole transporté par voie maritime, emprunte ce dernier chaque année, tandis que le détroit de Malacca représente le second passage de choix pour l’or noir, dans un espace pas encore formellement inclu au sein du BRICS 11 - le détroit se déploie entre l’Indonésie, la Malaisie et Singapour - mais à la fois sous influence indienne et chinoise.
Les 6 corridors des nouvelles "routes de la soie” (source)
L’accès à l’Arctique et aux ressources polaires, plus marginalement, est complété par son antagoniste des mers antarctiques, l’Argentine. Les ressources présentes sur ce territoire ne sont que marginales en comparaison des terres polaires arctiques, mais il peut être intéressant de remarquer que le BRICS 11 inclura l’ensemble des passages maritimes historiques entre les continents : le cap de Bonne Espérance en Afrique du Sud, le détroit de Magellan - formellement sur le territoire chilien, mais proche de la pointe sud argentine, le détroit de Béring entre la Russie et les États-Unis, ainsi que du futur passage du Grand Nord. Celui-ci attise les convoitises de la Russie ainsi que de la RPC alors que les ravages du réchauffement climatique rendent de plus en plus probable son ouverture prochaine en hiver.
La grande gagnante de ce tirage géographique est bien entendu la RPC : il n’y a pas de hasard en diplomatie internationale. Les pays voués à rejoindre le BRICS 11 sont tous situés, à l’exception inhérente de l’Argentine, sur le tracé du programme Belt & Road Initiative, traduit par “Les Nouvelles Routes de la Soie” en français.
L’investissement chinois, notamment en Afrique de l’Est en Éthiopie, tout comme la démonstration de force diplomatique récente via le rétablissement des liens formels entre l’Arabie saoudite et l’Iran, deux rivaux de toujours membres de la nouvelle promotion des BRICS 11, sous l’égide de la Chine, font planer le rôle et l’importance dévouée à ce dossier d’élargissement par l’empire du Milieu. L’Inde voulait 3 nouveaux membres, la Chine 10. Ce seront finalement 6 membres, tous concernés par les investissements massifs en yuan faits au nom de ce vaste programme de développement d’infrastructures, fort de 962 milliards de dollars investis depuis 2013.
Il convient cependant de nuancer la portée géographique de cet élargissement. L’Argentine vient certes renforcer l’influence du Brésil dans ce groupe au sein duquel le géant d’Amérique latine avait du mal à se faire entendre, mais l’équilibre ne devrait pas pour autant pivoter vers l’Amazonie. Le poids grandissant de la région MENA renforce de même l’influence du continent africain, jusqu’ici représenté par la seule Afrique du Sud, déjà rentrée après les premières années du BRIC dans ce cercle.
Cependant, les tractations semblent déjà rudes entre les trois grandes économies africaines que sont l’Égypte, l’Éthiopie et l’Afrique du Sud, sans compter le Nigéria, concernant la prise d’une place au G20. Ces dissensions se feront-elles l’écho dans les réunions du BRICS 11 ?
De ces scénarios, l’empreinte géographique n’est pas le plus grand gagnant de cet élargissement : le gain principal n’est pas sur Terre, mais bien sous terre.
En premier lieu, c’est l’incontournable question du pétrole qui revient derrière cet élargissement : évoluant de BRICS au BRICS 11, le groupe incorporera des poids lourds mondiaux de la production pétrolière. L'Iran, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite se joignent à la Fédération de Russie.
L’or noir, malgré les politiques récentes liées aux impératifs du changement climatique, demeure à ce jour la commodité la plus échangée au monde.
Ces quatre nations sont membres de l’OPEP+ (Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole agrandie) et confèrent au BRICS 11 une envergure stratégique sur l’énergie fossile à échelle planétaire. En plus d’être parmi les premiers pourvoyeurs planétaires d’or noir, ces nations ont déjà démontré être capables de faire jeu commun pour avancer des intérêts partagés : l’OPEP avait par exemple réduit sa production pétrolière pour atténuer les sanctions économiques subies par le pétrole russe en 2022.
Avec les autres États membres, le BRICS 11 représenteront plus de la moitié des réserves planétaires prouvées de pétrole, ainsi que 42% de la production mondiale d’hydrocarbures.
La seconde ressource clé pour compléter ce volet énergétique est le gaz. Les pressions russes de 2021 sur l'UE ainsi que l’explosion de Nord Stream de 2022 ont rappelé l’importance de cette ressource pour les politiques énergétiques de transition. Le BRICS était déjà un acteur gazier important où la RPC et la Fédération de Russie sont toutes deux parmi les dix premiers pays aux plus grandes réserves de gaz naturel mondiales (la Fédération de Russie est 1ère avec 20% et la RPC est 5ème à 4.5% - données BP, 2021).
L’élargissementau BRICS 11 inclura trois autres de ces dix premières nations gazières : l'Arabie saoudite (8ème à 3.2%),les Émirats arabes unis (9ème à 3.1%)et surtout la République Islamique d’Iran (2nde à 17%). In fine, une nation sur deux des 10 premières nations gazières sera un membre du BRICS 11 à partir de janvier 2024.
Considérations politiques
Les deux parties précédentes mettent en lumière le potentiel fort du groupe du BRICS 11. Toutefois, celui-ci sera-t-il exploité pour devenir réalité ?
Comme souligné par les chroniques de Pierre Haski du 25 et du 28 août 2023, le groupe BRICS pouvait initialement être présenté comme un club « informel » : ses États membres partagent bien des intérêts communs, mais en ont tout autant qui sont divergents. La conséquence est qu’un consensus minimal est atteint pour faire un groupe, mais insuffisant pour se muer en alliance.
En l’état actuel, l’évolution de BRICS à BRICS 11 ne semble pas faire modifier ce paradigme. Les 11 nations de futur groupe divergent sur les ambitions de fond qu’elles nourrissent pour le BRICS 11. On peut les regrouper en deux tendances, divergentes sans être totalement antinomiques :
❖ Un antagonisme face à l’Occident (3 pays) : la RPC (en figure de proue), la Fédération de Russie et l’Iran souhaitent que le BRICS 11 devienne un concurrent du G7 afin de contester et de rivaliser avec la puissance occidentale. Tout en voulant éviter un conflit ouvert, ils entendent capitaliser le potentiel stratégique du BRICS 11 comme d’un levier de puissance. En l’état actuel, Pékin, Moscou et Téhéran devraient conserver ces positions : la RPC veut l’avènement de son ‘plan 2049’ afin de devenir la première puissance mondiale; la Russie se déclare en “confrontation avec l’OTAN” via l’invasion d’Ukraine; l’Iran cherche à s’extraire du blocus et des embargos occidentaux (où le G7 est fréquemment désigné comme bouc émissaire à but politique).
❖ Un “non-alignement” historique (8 pays) : l’Inde en tête, les Émirats arabes unis, l’Égypte, le Brésil, l’Arabie saoudite, l’Argentine, l’Afrique du Sud et l'Éthiopie ne recherchent ni conflit ni rupture de relations commerciales et diplomatiques avec l’Occident. Leur ambition est de reprendre à leur compte le positionnement historique du « non-alignement ». C’est prôner une coopération ou une neutralité. Grâce à celles-ci, le potentiel du BRICS 11 serait alors utilisé comme un puissant rouage économique, où ce groupe serait être une zone de coopération commerciale privilégiée afin de stimuler les échanges commerciaux, y compris avec l’Occident.
Comme pour le groupe précédemment mentionné, New Delhi, Riyad, Abu Dhabi, Brasilia, Johannesbourg, Addis-Abeba, Buenos Aires et Le Caire ne devraient pas modifier leurs positions de neutralité/coopération. Si l’on peut concéder qu’un rééquilibrage progressif a bien été entrepris par ces nations pour réduire leurs interdépendances avec l’Occident, aucune rupture ne semble s’entrevoir.
Enfin, ce qui complique la mue d’un groupe à alliance du BRICS 11 serait une cohésion de ses populations. Or, les citoyens de ces pays n’ont pas les mêmes perceptions des autres, où amitiés et méfiances sont inégales.
La RPC, qui serait de facto le poids lourd (ou le pays leader) du BRICS 11, conserve une image majoritairement négative au sein des États membres du groupe.
Objectifs et ambitions
Le BRICS 11 nouvellement constitué en janvier 2024, aux profils respectifs tantôt alignés, tantôt divergents, peut se fixer des objectifs de court et de moyen-terme ambitieux, sur une échelle toute relative selon les pays. L’année 2024 sera selon toute vraisemblance celle d’une forte exposition pour le groupe, à l’heure de la présidence brésilienne du G20 - dont la récente position de Brasilia sur la participation russe a montré une proximité plus grande qu’attendu entre les deux nations.
Elle fait suite à celle de l’Inde en 2023, à la conclusion d’accords de libre-échange très attendus comme celui entre l’Union européenne et le MERCOSUR, dont l’Argentine et le Brésil sont les deux pays leaders, ainsi qu’à une fin d’année pour les Émirats arabes unis sous les projecteurs, avec la tenue prochaine en novembre de la COP 28 à Abu Dhabi.
Les objectifs pour le nouveau groupe sont tout aussi divers que les chances de réalisation associées. Nous pouvons les répartir en grandes catégories, à commencer par les objectifs économiques. Le bloc souhaitant un BRICS 11 anti-Occident, nommément Russie-Chine-Iran, se veulent comme le fer de lance de la dé-dollarisation du monde, projet qu’il portera en intensifiant ses échanges commerciaux, à l’image de l’explosion des échanges commerciaux sino-russes, représentant 53,85 milliards de dollars au premier trimestre 2023, en hausse de 38,5% par rapport à la même période l’année précédente.
Un objectif qui ne sera pas facile à transformer en réussite à l’échelle mondiale, alors que les envies de protectionnisme technologiques se font de plus en plus fortes outre-Atlantique et qu’un accord de libre-échange historique doit se conclure prochainement entre l’UE et le MERCOSUR. Le paroxysme de l’opposition à cet objectif économique anti-occidental pourrait se manifester à la suite de l’élection présidentielle argentine, avec l’adoption du dollar américain comme monnaie par le pays, qui mettrait de côté, tout du moins temporairement, le peso selon les promesses de campagne du désormais favori Javier Milei.
La diplomatie, contrairement à l’économie, pourrait donc sortir comme fer de lance de l’action du BRICS 11. En effet, et contrairement à une politique locale ou bilatérale qui se trouve souvent dénoter d’objectifs opposés entre les nations-membres prises deux à deux, à l’image de la rivalité indo-chinoise désormais génétique, la volonté d’une réforme de la gouvernance mondiale est un objectif clairement annoncé par le bloc du Sud.
Les raisons divergent, de la critique permanente de l’action du FMI pour les pays endettés comme l’Argentine ou de celle des banques de développement comme le groupe Banque Mondiale par les pays africains comme l’Égypte ou l’Éthiopie, sans compter la réforme souhaitée de la plus haute instance des Nations Unies, le Conseil de Sécurité, par l’Inde. Peu importe les raisons, l’objectif est clairement partagé : voir aboutir une mutation de la gouvernance mondiale, politique comme économique, pour une relation plus équilibrée entre le “Nord et le Sud”.
Cependant, le diable se cachant toujours dans les détails, l’approche est radicalement différente en fonction des pays. Certains, à l’image du Brésil semblent disposés à travailler avec les instances actuelles, comme montré par la présence - toutefois critique - de Lula au récent Sommet pour un Nouveau Pacte financier Mondial à Paris, tandis que d’autres se montrent plus réticents.
La Russie, la Chine, l’Iran sont bien entendu dans cette catégorie, mais de façon plus surprenante également l’Inde, qui ne montre pas de volonté de forte coopération avec l’Occident dans les travaux de mutation de la gouvernance mondiale, ayant préféré se focaliser lors de sa présidence du G20 en 2023 sur l’aboutissement de la demande - partagée par de nombreuses nations du Nord comme du Sud - d’inclure l’Union Africaine au groupe de pays.
Conclusion
Par le terme de prospective, c’est comprendre l’analyse puis la sommation de dynamiques actuelles afin de dresser une anticipation. Les signaux faibles, moyens et forts permettent d’identifier des lames de fond dont les mouvances sont les projections.
En application au BRICS 11, nous pouvons donc avancer par ces états des lieux que ce groupe disposera d’un potentiel économique, géographique et stratégique puissant. Il ne peut ni être négligé, ni être sous-évalué. La comparaison souvent faite avec le G7 est pertinente, mais des pondérations importantes sont à prendre en compte - empêchant de faire une comparaison brute.
L’économie continuera de suivre la géopolitique : si la dé-dollarisation mondiale deviendrait une réalité au point que l’USD perdrait son hégémonique mondiale, celle-ci n'aurait pas de monnaie remplaçante. Il n’y aurait pas de nouvelle devise dominante dans un monde multipolaire, car il serait partagé en plusieurs zones d’influence économiques. Les devises y seront alors des marqueurs.
Inversement, le projet d’une nouvelle devise commune pour le BRICS 11 ne semble pas réalisable ni à court ni à moyen terme. L’élaboration de cette monnaie est d’une complexité pharaonique et semble trop précoce. En plus de manquer d’autres prérequis à cette ambition, il n’y a pas assez d’éléments pour estimer qu’un accord commun entre les États-nations du BRICS 11 soit prochainement établi, quand celui-ci est nécessaire pour poser les fondations d’une telle entreprise.
Ce grand potentiel du BRICS 11 est également de nature géographique. Situé proche des routes logistiques mondiales (Belt & Road; Arctique), le BRICS 11 disposerait d’un contrôle des verrous stratégiques du commerce mondialisé à flux tendus.
Sur le marché énergétique mondial, même constat de position de force. Les poids lourds de l’OPEP+ seront des membres du BRICS 11, où l'on retrouvera également les deux nations gazières les plus importantes de la planète (40% des ressources mondiales).
Toutefois, c’est l’analyse politique qui permet de pondérer le potentiel concret du BRICS 11. Si celui-ci est en effet conséquent pour les précédentes raisons évoquées, il en sera bien moindre s’il ne peut prendre corps par une symbiose politique entre ses États membres. Et c’est ce point précis qui nous permet de dire que le BRICS 11 risque de souffrir de la même limite du BRICS.
Il serait sous forme d’un groupe, et non d’une alliance. En l’état actuel, il n’existe pas de front commun autour d’objectifs clairs. Ergo, l’essence d’être de ce groupe et ses ambitions réelles ne semblent pas définies.
Et c’est ici qu’est le véritable défi pour l’Occident : il ne peut se comporter comme un adversaire ou un opposant en considérant le BRICS 11 comme hostile. S’il le fait, c’est donner crédit aux narratifs informationnels de Moscou, Pékin et Téhéran qu’ils diffusent à leurs partenaires : l’Occident serait le véritable ennemi, une entité orgueilleuse et dédaigneuse qui serait prête à tout pour conserver sa puissance.
Si l’Occident était désigné avec succès malgré lui comme un ennemi commun aux nations du BRICS 11, il pourrait devenir ce catalyseur involontaire d’évolution du BRICS 11 de groupe à une alliance.
Le groupe du BRICS 11 pourrait alors s’inspirer de la plus grande réussite de gouvernance multilatérale, hors Nations Unies : le groupe des 20 (G20). Les similitudes ne se trouvent pas dans la composition, bien entendu, mais dans l’évolution potentielle du mandat. Contrairement au G7, qui s’était voulu comme une plateforme de coopération multidisciplinaire dès le début, le G20 n’était initialement qu’une réponse économique à la crise financière de 2008 ainsi que l’ensemble de ses conséquences.
Aujourd’hui, bien que cet ancrage économique soit toujours très fort, il serait impensable de ne pas aborder les thématiques environnementales, numériques, diplomatiques dans un communiqué - réussi - du G20. Le BRICS 11, dont les liens se résument aujourd’hui à une empreinte économique forte, pourraient suivre la même évolution : développer leur alignement et leurs actions en tant que groupe de pays dans des domaines clés du développement mondial, comme l’environnement - peu probable, au vu des profils des pays du BRICS 11 - ou le numérique - sujet beaucoup plus synergique, porté par les deux géants que sont l’Inde et la Chine.
Bien que pouvant tirer beaucoup des expériences passées, il est également possible que les nations du BRICS 11 ne soient qu’un élargissement théorique, manquant ses cibles concrètes par manque de volonté politique, mais aussi par superposition d’alliances et d’enceintes qui complexifient d’ores et déjà le trajet des pays membres du club. Entre le message négatif envoyé à un poids lourd de l’ASEAN laissé sur le pas de la porte, l’Indonésie, et la présence d’un fer de lance comme l’Inde dans une alliance militaire effective avec certains pays du G7, le QUAD, les défis à dépasser pour le BRICS 11 seront nombreux. La volonté politique mise à l’ouvrage par l’ensemble des pays membres, tout comme la force de manœuvre du tandem Chine-Russie, seront les facteurs clés de l’évolution du club, de l’alliance, du groupe… de la fratrie ?
Alors que le groupe du BRICS, déjà fortement disparate dans ses ambitions et son approche pour leur réalisation, n’avait obtenu que peu de résultats en tant que groupe de pays et non comme puissantes nations indépendantes, l’agrandissement récent pourrait constituer aussi bien une bascule pour l’unité du Sud, tout comme un avènement kaléidoscopique, reflété par la diversité des intérêts et relations en jeu. Une chose est certaine : avec un calendrier déjà fortement chargé et un G20 dont on redoutait la mort cérébrale, mais qui démontre toujours sa capacité à l’électrochoc, 2024 sera un tournant pour la gouvernance mondiale.
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