Nous sommes à l’aube d’une année charnière pour la biodiversité alors que nous entrons dans la 6e extinction de masse des espèces vivantes.
D’abord parce qu’en mai 2019, le premier rapport sur l’état de la biodiversité mondiale a été adopté par l’assemblée plénière de l’IPBES, la plateforme intergouvernementale pour la biodiversité et les services écosystèmes. C’est un pas de géant. 132 pays considèrent aujourd’hui que nous sommes dans une situation d’urgence absolue, la biodiversité ne cessant de décliner massivement ; et qu’il est nécessaire de faire des changements structurels d’ampleur. Le rapport a ceci d’intéressant qu’il pointe directement plusieurs causes de pressions directs et indirects du problème de la dégradation drastique de la biodiversité. Il demande une réaction sous forme de « changements transformateurs » défini par l’IPBES comme des changements structurels incluant un changement de paradigme sociétal.
Ensuite parce que nous arrivons au terme du premier cadre mondial pour la biodiversité, voté en 2011 par les 196 Parties à la Convention sur la diversité biologique (CDB) : les objectifs d’Aïchi. La 14èmeconférence des Parties à cette convention a d’ores et déjà acté que les objectifs qui y ont été définis ne seraient pas atteints.
En 2020, nous serons donc face au défi immense de renouer avec ces objectifs. Le timing du rapport de l’IPBES n’est évidemment pas anodin.
Dans ce contexte, la structuration du nouveau cadre mondial qui devra guider les Parties jusqu’à horizon 2030 a débuté. La volonté des Parties est de profiter de cette occasion pour organiser une mobilisation mondiale autour du thème de la biodiversité.
Une consultation organisée par le secrétariat de la CDB a fait ressortir que les Parties souhaitent que soient renforcés les objectifs qui y seront fixés, notamment en les rendant plus concret grâce à la philosophie S.M.A.R.T. : ils devront être Spécifiques, Mesurables, Acceptables, Réalistes, Temporellement définis.
Un processus de gouvernance plus ambitieux et plus efficace en matière de suivi et de contrôle de sa mise en œuvre est également majoritairement réclamé.
Trois sujets clés s’imposent alors : 1) le pouvoir dont on dispose pour contrôler ce qui est fait pour lutter contre la 6e extinction de masse ; 2) les orientations que prennent nos sociétés face au défi, posant fondamentalement la question du rapport de l’Homme à la Nature ; 3) la possibilité de décentraliser l’action pour donner à chacun les moyens d’agir à son échelle. Je vous propose ici de réfléchir à chacun de ces problèmes.
1 - Donner à chacun le pouvoir de contrôler les mesures de protection de la biodiversité
Aujourd’hui le suivi de nos objectifs internationaux de protection de la biodiversité se réalise à travers des rapports nationaux qui sont demandés à échéance de 4 ans. Chaque pays référence dans un document d’une centaine de pages l’ensemble des actions qu’il a mené pour chaque objectif. Il s’agit d’un outil politique avant tout, qui vise à inciter les Etats à faire plus afin de cocher plus de cases.
Il n’y a cependant aucun suivi réel et aucun contrôle sur les informations qui y sont insérées. L’unique contrôle s’effectue en fait par le biais du débat public, selon que les ONG et les journalistes s’en saisissent.
Pour améliorer ce processus, l’idée de mettre en place des dispositifs de revue par les pairs pour que l’émulation entre Etats ait lieu commence à faire son chemin.
Pour que cela soit réellement efficace, il est donc absolument impératif en amont du processus de disposer d’informations sur l’état de la biodiversité qui soient fiables et fassent autorité.
Sur ce point les récentes évolutions sont très positives. Jusqu’à peu, les scientifiques intervenaient par le biais des publications des positions d’experts nationaux, selon que leurs pays les laissaient faire. Depuis la création de l’IPBES en 2012, la donne n’est plus exactement la même. Il s’agit d’un organe intergouvernemental où les scientifiques ont une place centrale, mobilisé par la communauté internationale (et non plus directement par tel ou tel Etat) avec des garanties pour leur impartialité et leurs compétences. Les positions scientifiques consignées dans des rapports sur des sujets relatifs à la biodiversité - rapports commandés par les Etats membres - sont ensuite validées politiquement en plénière ce qui leur donne un poids considérable. Bien que seuls 132 pays sur 198 l’ait pour le moment rejoint, l’IPBES change véritablement la donne, et nous disposons aujourd’hui d’informations scientifiques fiables qui prennent en compte non seulement les considérations de la science moderne mais également les connaissances et les pratiques traditionnelles. Le nouveau cadre mondial devrait, selon toute vraisemblance, réserver une place de choix à l’IPBES dans cette perspective.
A une deuxième étape du processus d’évaluation, il est nécessaire de mieux faire circuler l’information, que ce soit pour des informations “scientifiques” sur l’état de la biodiversité au niveau national, mais également des informations “techniques” sur les réalisations concrètes (politiques nationales) qui ont été mis en oeuvre par les Etats pour respecter les engagements conventionnels.
Un outil, le Clearing House Mechanism, d’ores et déjà existant dans l’environnement institutionnel de la CDB est particulièrement pertinent pour permettre la diffusion de ces informations.. Il a été institué pour cela : rendre transparent les actions des Etats, leurs données et connaissances de base, et permettre une émulation de la communauté par ce biais. Pour l’heure, son utilisation et donc la transcription de ces informations est fortement dépendante de la volonté des Etats. Un des enjeux importants du nouveau cadre mondial est donc de valider ou de faire advenir des mécanismes de circulation de l’information qui soient réellement efficaces.
Enfin, pour être complète, cette évaluation doit passer par les tuyaux conventionnels. Premier exemple, l’organe subsidiaire de la Convention chargé des avis scientifiques, techniques et technologiques (SBSTTA) pourrait être chargé de l’évaluation des données scientifiques issus des Etats membres. L’organe subsidiaire chargé de la mise en oeuvre (SBI), pourrait s’occuper d’évaluer les politiques mises en place par les Etats-membres. Aujourd’hui ils n’ont pas un rôle aussi important. In fine, il pourrait revenir à la Conférence des Parties de trancher et d’éditer un rapport mondial recensant l’état de la mise en oeuvre, à la manière de ce qui se fait aujourd’hui pour le Global Biodiversity Outlook un document préparé par les Etats dont la cinquième édition est prévu en 2020, mais qui regrouperait non seulement une évaluation scientifique et également une évaluation technique de l’état de la biodiversité mondiale.
Il reviendra donc à la nouvelle stratégie d’établir des processus de mises en oeuvre aussi efficaces que respectueux des intérêts réciproques des Etats.
2 - Déterminer définitivement comment nous envisageons notre rapport à la nature
Plus fondamentalement, le droit international de la biodiversité est un objet tendu entre deux grands paradigmes sociétaux. Chacun de ces paradigmes n’apporte pas le même niveau de réponse à la 6ème extinction de masse.
D’une part, nous avons le paradigme libéralo-environnementaliste, basé sur une liberté d’utilisation par principe de la nature et d’une régulation au cas par cas de cette utilisation. D’autre part, il y a le paradigme éco-centriste, qui promeut une conception équilibrée du rapport entre l’humain et le non-humain, en questionnant notamment frontalement certaines logiques d’utilisation.
La tension entre ces deux représentations du monde s’illustre dans de nombreuses questions posées par le défi de la biodiversité.
Premier exemple : l’idée de développer et d’encourager des solutions basées sur la nature. Elle peut être comprise de deux manières. Tout d’abord dans un sens éco-centrique : l’humain se raccrochant à son environnement immédiat mise sur la complémentarité entre toutes les espèces pour renforcer sa capacité d’innovation pour habiter de manière résiliente et durable la planète. Ensuite, dans un sens libéralo-environnementaliste, où l’humain voit le non-humain uniquement comme une ressource pour ses activités, qu’elle soit de la matière ou des idées,. Cette deuxième acception a pour inconvénient majeur de ne pas prévoir le cas de l’épuisement de la ressource… tandis que la première, misant sur la complémentarité, ne peut pas se permettre de voir disparaître une partie à la relation. C’est en particulier la grande limite éthique que l’on peut formuler vis-à-vis du biomimétisme. Si l’idée est louable, et qu’elle peut permettre de développer des innovations positives pour l’environnement, nous devons prendre garde à ce que la technologisation de notre rapport au monde, ne nous conduise pas à synthétiser et à finalement remplacer la nature totalement au risque même de nous voir disparaître dans la foulée.
Deuxième exemple : la question de la répartition entre espaces naturels et espaces culturels. Le paradigme libéralo-environnementaliste a tendance à pousser pour l’exclusion totale des humains de certains espaces afin de préserver la biodiversité dans certaines régions, en compensation de sa chute drastique dans d’autres. Se posent alors des questions parfois difficiles de déplacement de certaines populations ou de certaines activités, comme ce peut être le cas dans certaines aires protégées où des populations - souvent des populations autochtones - sont arrachées à leurs terres et donc à leurs cultures. Dans une perspective éco-centrée, ce sont des aménagements résilients et durables et qui permettent une coexistence harmonieuse entre les humains et les non-humains dans les mêmes espaces qui sont au contraire encouragés. Les scientifiques ne sont à ce jour pas unanimes sur l’efficacité de la compensation écologique, mais ce qui est certain, c’est que cette problématique de coexistence est la grande problématique de ce siècle. Un choix cohérent et sensible, respectueux de chaque intérêt humain comme non-humain, devra être effectué.
Ces paradigmes n’emportent jamais les mêmes conséquences. Le cadre mondial va fixer un chemin pour les 10 années à venir. Un débat public mondial sur ce sujet, où chacun, représentants des communautés, des Etats, d’une organisation ou simple citoyen auraient voix au chapître semble plus que jamais nécessaire.
3 - Faire advenir le principe de subsidiarité écologique
Aujourd’hui, seuls les représentants des Etats ont le droit souverain d’adopter ou non un texte international. Pourtant, les ONG, les entreprises, les communautés autochtones et locales, et - de façon générale - des groupements d’intérêts sont présents dans les sessions de négociation onusienne. Ils n’ont qu’un rôle consultatif cantonné à un pouvoir de lobby.
Or, le déclin de la biodiversité concerne absolument tout le monde, à tous les niveaux que ce soit le simple citoyen, la multinationale ou l’Etat. Il paraît légitime de laisser davantage d’espace à davantage d’acteurs, tant les décisions qui seront prises par quelques-uns auront un impact majeur sur les autres.
L’exemple de l’Amazonie est en cela illustratif : un Etat, le Brésil, a un poids énorme sur l’avenir du plus important poumon vert de la planète alors même que chaque impact sur la forêt a une répercussion considérable sur l’ensemble des habitants de la planète, qu’ils soient d’ailleurs humains ou non-humains. Cette forêt est un patrimoine mondial, vital pour la planète. Cela doit nous questionner sur les limites que nous voulons donner à nos capacités souveraines respectives.
A un niveau plus pratique, une des solutions adoptées par la CDB jusqu’alors a été de rendre visible les groupements d’intérêts et de leur permettre de prendre la parole en plénière. Il en est ainsi de quelques groupements « business », des communautés autochtones et locales, les groupements des ONG, ainsi que des jeunes avec le Global Youth network for biodiversity.
Leurs interventions en plénière sont permises et apparaissent dans les comptes rendus quotidiens. Mais elles n’ont pas le pouvoir de proposer directement au Secrétariat des amendements textuels. Il y a là une source d’innovation institutionnelle intéressante pour l’avenir.
A titre de comparaison l’UICN (Union internationale de conservation de la nature) offre un exemple unique de plateforme réunissant dans son processus décisionnel les Etats et des organisations de la société civile à égalité. Chacun peut y proposer des amendements et négocier des recommandations à valeur internationale bien que non juridiquement contraignantes.
L’avantage d’un tel système est de faire descendre les débats des arènes internationales aux cas concrets vécus directement par les communautés, plus rapidement et directement.
Etant donné la pertinence du local en écologie - notamment parce que chaque écosystème a sa particularité - il semble important de réfléchir à des mécanismes de ce type.
Une des pistes à étudier par les Parties pour préparer la nouvelle stratégie mondiale pour la biodiversité pourrait être d’inventer un principe de subsidiarité écologique. Basé sur le principe européen qui donne compétence au niveau décisionnel le plus près de l’objet qui doit être pris en considération, ce nouveau principe pourrait permettre aux différents acteurs extra-étatiques, à leurs niveaux de compétences réciproques, d’avoir un vrai pouvoir de décision et d’action dans le champ de la gestion de la biodiversité. Nous pourrions imaginer alors que des communes, ou des coalitions de collectivités d’une biorégion précise - qui dépasse souvent les aires de compétence d’un seul Etat - puissent se réunir et donner des recommandations ou prendre des décisions sur la manière dont la biodiversité doit être gérée.
Les débats foisonnent et les choix seront décisifs en 2020 : restez connectés pour défendre la biodiversité !
Pierre Spielewoy, Fellow de l’Institut Open Diplomacy est doctorant et enseignant en droit international de l’environnement à l’Université de Rouen. Il est également chef de projet “Clearing House Mechanism” auprès du Muséum national d’Histoire Naturelle. Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur.