Revenir au site

On stage, backstage : retour sur la délicate séquence européenne de Joe Biden

| Anne Kraatz

23 juillet 2021

De même que Caton l'Ancien se levait après chaque séance du Sénat romain en s'écriant : « Et il faut que Carthage soit détruite », il semble parfois que le Président Biden ou ses ministres doivent à leur tour affirmer, après chaque énoncé d'une nouvelle politique, quel que soit son objet  : « Et il faut contenir la Chine ! ». Qu'il s'agisse du budget de la défense, de celui de la santé, des infrastructures, de la justice, et a fortiori de celui des affaires étrangères, les considérations en jeu pour l'établissement de leurs financements respectifs incluent presque toujours des arguments justificatifs ayant trait au danger chinois. Dans ces conditions, si les pourparlers avec les alliés de toujours, qu'ils soient ou non membres de l'OTAN, s’intègrent bien dans le cadre d'un renouveau du multilatéralisme, ils restent soumis, comme au temps de Caton et de la République romaine, à la condition « que Carthage soit détruite », au service d’une ambition démesurée. Il faut y voir la centralité de la rivalité avec la Chine au sein de ce multilatéralisme retrouvé, et une volonté américaine que tous participent à cette compétition. Nul n'envisage cependant, et fort heureusement, la destruction physique de la Chine et de ses habitants… malgré la rhétorique belliqueuse dont a récemment fait l’usage XI JinPing lors des cérémonies du 100e anniversaire du Parti Communiste Chinois le 1er Juillet dernier, dont la virulence n'était pas sans évoquer les diatribes de l'ancien président Trump.

L'emploi du temps stratégique de Joe Biden en Europe : un front des démocraties ?

Le Président Biden est arrivé au pouvoir à la fois encombré par les mesures de politique étrangère de son prédécesseur, Donald Trump. Encombré parce que les méthodes et la rhétorique usitées par ce dernier, parfois risibles, souvent abominables, faisaient l’objet d’un relatif consensus au sein de la classe politique américaine et d’un important soutien au sein de la population, sur les dossiers chinois et surtout russe. Les Européens avaient, de leur côté, pris conscience, bon gré mal gré, de ces dossiers problématiques, qu'ils avaient considérés comme gérables, étant donné l’imbrication d’intérêts économiques majeurs. C’est notamment le cas du récent accord passé entre la Commission européenne et la Chine, dont les objectifs relèvent pour l'instant plus de l'aspiration que de l'engagement légal. Les États-Unis se sont efforcés de faire envisager la problématique chinoise à leurs alliés comme un enjeu de souveraineté économique et technologique (voir les récentes cyberattaques chinoises, notamment en France), culturelle (voir la controverse sur les Instituts Confucius), et même, in fine, comme une menace idéologique. Le but principal, avoué ou non, de la tournée du Président Biden était donc bien de resserrer les rangs autour du danger potentiel des réussites économiques ou technologiques de la Chine, ainsi que de ses projets d'expansion dans les mers du Sud et le développement de son arsenal militaire. Tout cela en tenant compte d'un enjeu central dont la presse s’est relativement peu fait le relai, celui du levier financier exercé par la Chine notamment à travers la place de Hong Kong, celle de New York et, bien entendu, par le biais de ses achats massifs de bons du trésor américains mais aussi européens. Dans ces conditions, il était stratégiquement important pour le Président américain de se rendre à Bruxelles au siège de l'OTAN, sans privilégier ouvertement aucun membre en particulier.

Privilégier une approche à l'européenne ?

A partir du moment où les alliés traditionnels de l'Amérique se montrent souples en paroles, et peut-être subséquemment en actes sur le problème chinois, le Président Biden et son équipe se déclarent tout disposés à apprendre des Européens sur bien des plans, en particulier dans les domaines sociaux et économiques. À ce titre, le filet de sécurité sociale à la française est souvent cité en exemple par des personnalités influentes, dont Paul Krugman, prix Nobel d'économie, par ailleurs commentateur au New York Times. Nous avons pu le constater avec l'une des premières annonces de l'administration Biden, concernant l'extension du programme Medicaid (The American Rescue Plan Act (ARP)) au remboursement des frais dentaires, oculaires et auditifs, à l'instar des mesures similaires récemment prises par le Président Macron. Même chose pour l’abaissement de l’âge de l’instruction obligatoire à 3 ans, mesure prise en France l'année dernière. S'il ne s'agit pas de multilatéralisme politique à proprement parler, il s'agit bien d'une forme d'acceptation d'autres méthodes de gestion de la société, issue d’un procédé d'échange d'idées, fondement essentiel de la méthode multilatérale. Il convient de souligner que cette évolution des États-Unis, vers une forme de sociale-démocratie qui ne dit pas son nom, n'a qu'un seul précédent dans l'histoire du pays, celle de la période du Président Franklin Roosevelt pendant la grande dépression des années 1930. Est-ce à dire que le Président Biden a compris à son tour la nécessité de faire évoluer le capitalisme vers une forme moins impitoyable ? Ou bien encore que la paix sociale, dans un pays divisé comme jamais depuis la guerre de Sécession de 1861 passe par des ajustements « à l'européenne » ? Quelles que soient ses préoccupations personnelles, elles viennent s'ajouter à la nécessité de contenter l'aile gauche du parti démocrate, sans se limiter à celle-ci car les sondages montrent qu'une majorité d'américains, toutes orientations politiques confondues, souhaitent une couverture sociale plus concrète et surtout gérée par l'État fédéral. Ce mouvement d'opinion ne s'était pas non plus produit depuis les années de la présidence Roosevelt. Là aussi, la place centrale du gouvernement fédéral, bien qu'encore très contestée par les supporters de l'ancien Président Trump et une majorité des membres du parti Républicain, est paradoxalement de mieux en mieux considérée par la population.

Le comportement de Joe Biden durant sa visite européenne a montré, presque physiquement, son empathie envers les plus vieux alliés de l'Amérique, même si les Français, en l'occurrence, ont pu se plaindre de ce qu'ils ont interprété comme une primauté donnée au Royaume-Uni d'abord, à l'Allemagne ensuite. Il était pourtant assez logique de se rendre à Londres en premier, puisque l'Angleterre est maintenant un pays distinct de l’Union européenne, depuis le divorce du Brexit. C'est aussi un pays où le système social comporte une bonne dose de social-démocratie - la santé a été nationalisée depuis longtemps - associée à un poids financier important dont l’influence s'étend dans le monde entier. De plus, la communauté de langage facilite, du moins superficiellement, les échanges avec les Américains. 

La séquence britannique est riche d'enseignements pour les États-Unis dont l'ambition, affichée par Joe Biden, est de combiner une plus grande « humanité » sociale avec les vertus de la libre concurrence et du libre échange. Détail de l’histoire, l'identité irlandaise revendiquée par Joe Biden lui a permis d'aborder sans fard avec Boris Johnson le problème de la frontière entre l'Irlande du Nord et la République irlandaise, initié par le Brexit.

Un traitement différencié du couple franco-allemand par Washington

L'intérêt pour l'Allemagne dont a fait preuve le Président Biden a pu en irriter certains. Il était pourtant urgent de raccommoder cette relation, déchirée de toutes parts par Donald Trump, avec la première puissance économique de l'Europe, et celle dont les rapports commerciaux avec la Chine sont les plus considérables et les rapports culturels avec la Russie les plus ancrés dans l'Histoire. De plus, il était nécessaire pour l'administration américaine de sonder la Chancelière sur les lendemains de son mandat et si l'on pouvait compter sur une continuité de la stabilité politique allemande après les élections de septembre. 

Avec le Président Macron, l'entente semble avoir été très cordiale, si l'on en croit les gestes amicaux du Président français. Mais il est assez clair que le fervent catholique qu'est Joe Biden ne comprendra jamais la laïcité à la française (problème récurrent avec tous les partenaires de la France ou presque) et que cela a pu créer une certaine gêne dans ses rapports avec la France, considérée comme un pays difficile par ailleurs. Difficile parce que le Président français fait valoir ses idées stratégiques sur les positionnements respectifs des « grandes puissances », sur les objectifs de l'OTAN et sur la place de l'Europe, première puissance commerciale du monde et modèle de société. L'énorme capital culturel de l'Europe, et singulièrement de la France en l'occurrence, est finalement compris comme un atout majeur méritant d'être exploité. C’est ce que vient d'acter le gouvernement français en ouvrant les Villas Albertine dans les grandes villes américaines, sorte de défi lancé aux Instituts Confucius chinois mais aussi au soft power américain, dont les limites ont été atteintes tant ses effets ont été absorbés dans le monde jusqu'à en perdre leur identité première.

Quoiqu’il en soit, le dossier français nécessitera une approche très fine de la part de l’administration Biden. La France reste, en effet, la seule puissance nucléaire de l'Europe après le départ de l'Angleterre, et les Américains sont conscients de ce pouvoir militaire, aussi minime soit-il quantitativement comparé au leur. Nul doute que Joe Biden souhaitera confier ce dossier délicat, où chacun revendique courtoisement mais fermement le titre de « champion du multilatéralisme », à son francophone et très francophile Secrétaire d'État Antony Blinken.

Le multilatéralisme : une affaire occidentale

Le multilatéralisme est donc destiné, pour le moment du moins, à rester une affaire occidentale, sorte de roue dont les États-Unis constitueraient le moyeu qui conditionne tout mouvement. L'Europe s'efforce à la fois de suivre ce mouvement et d’y mettre des bâtons dans les rouages, voire d'y ajouter d'autres rayons. C'est un exercice difficile et qui nécessite une relation avec l'administration américaine à la fois plus souple et plus ferme pour défendre les intérêts des Européens. Heureusement pour ces derniers, tant l'élection de Joe Biden que sa personnalité conjuguée à son expérience vont se combiner pour rendre la tâche sinon plus facile, du moins plus à même de produire des résultats.

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Anne Kraatz est Senior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille sur les enjeux politiques américains.