Lorsqu'il s'agit de transport, et d'autant plus lorsque celui-ci emprunte la voie des airs, la question de l'empreinte climatique résonne aujourd'hui distinctement aux oreilles des voyageurs. A l'échelle multilatérale, l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) a, depuis plusieurs décennies déjà, confronté son objectif de développement de l'activité aérienne internationale à cette réalité. Elle promeut aujourd'hui l'adoption de la toute première mesure de compensation des émissions de carbone applicable à un secteur entier de l'économie mondiale. Le socle juridique de cette solution multilatérale semble pourtant fragile. Il mérite aujourd'hui d'être discuté.
Pour cela, il faut s'arrêter quelques instants sur les dispositions de la convention de Chicago. Véritable «constitution» de l'aviation civile internationale, ce texte fondateur a conduit à la création de l'OACI, une organisation dont il continue aujourd'hui d'assurer la supervision. L’article invite ainsi à la réflexion en soulignant un constat devenu faiblesse et source actuelle d'incertitudes : le silence assumé de ce texte sur les objectifs environnementaux et climatiques de l'OACI.
Les analyses techniques et politiques fleurissent au fil des communiqués et rapports des principaux acteurs de la communauté aérienne. Elles soulignent les faiblesses ou louent les bénéfices des réponses apportées ou proposées face à l'impact grandissant de l'aviation sur le climat mondial. L'ouverture d'une discussion sur le socle juridique de ces réponses, dont dépendent leur solidité et leur bien-fondé, est tout aussi souhaitable. A plus forte raison lorsque le système multilatéral à l'origine de ces solutions subit des attaques toujours plus fréquentes sur sa capacité à résoudre un défi tel que celui du réchauffement climatique.
S'il fallait encore convaincre, le « Rapport Environnement de l'Aviation Européenne » (AEAE) de 2019 s'y est attelé : l'aviation contribue chaque jour un peu plus au réchauffement climatique. Coïncidence – certainement calculée – du calendrier, une étude récente commandée par la Direction générale de la mobilité et des transports (DG MOVE) de la Commission européenne, et dont la presse diffuse à grand bruit les principales conclusions, interroge aujourd'hui l’absence d’une fiscalité écologique applicable à ce secteur pilier de notre monde globalisé (1). Depuis de nombreuses années, l'actualité française – tant politique que médiatique (2) – n’a d'ailleurs cessé d'interroger la part des efforts du secteur des transports aériens dans la diminution des gaz à effet de serre. Et à juste titre, car si rien ne change, cette croissance des émissions aériennes pourrait à elle seule mettre en danger les objectifs largement médiatisés de l'Accord de Paris.
L'impact prévisible et annoncé sur le climat mondial de ce secteur, reflet de la mondialisation, a pourtant fait l'objet d'une attention sérieuse de la communauté internationale sous l’égide de l’OACI. Aujourd'hui, ses 192 Etats membres semblent s’entendre pour compenser les externalités climatiques négatives de cette activité en pleine croissance. Ils s'appuient pour cela sur un texte signé, par 52 Etats, le 7 décembre 1944 : la convention relative à l'aviation civile internationale (plus connue sous le nom de « convention de Chicago »). Ce texte a en effet donné naissance à l'OACI, une organisation rapidement devenue institution spécialisée des Nations Unies.
De fait, et au-delà d’une série de mesures d’accompagnement – notamment techniques et opérationnelles – visant une atténuation progressive des émissions de gaz à effet de serre du secteur, ainsi que des efforts continus sur la recherche et l’utilisation espérée de carburants alternatifs durables, les efforts fournis par l'OACI ont récemment ouvert la perspective d'une mesure globale venue ‘chatouiller’ la fibre commerciale du secteur : la mise en œuvre d'un « Programme de compensation et de réduction de carbone pour l'aviation internationale » (connu sous son appellation anglaise CORSIA) (3) . Première mondiale, de par un mécanisme fondé sur la logique du marché combiné à son application à un secteur entier de l’économie globale, l’approche progressive et volontariste proposée par l'OACI est en passe de remporter son premier succès. Au 6 mai 2019, 80 Etats représentant 76.63 % de l'activité aérienne internationale se sont engagés à participer au CORSIA à partir de 2021. (4)
Un programme aux fragiles bases juridiques
Alors qu’elle s’apprête à souffler ses 75 bougies, l’OACI se retrouve ainsi l’artisan d'une solution dont les objectifs renforcent les attentes légitimes des défenseurs d’un développement durable. En misant sur son succès, et sur un défaut d'aiguillage des nombreuses critiques adressées à ses règles de fonctionnement (5), le CORSIA témoignerait ainsi des bénéfices et de l’intérêt d'un régime multilatéral institué à la sortie de la Seconde Guerre mondiale.
La convention de Chicago n’a pourtant jamais été amendée pour conférer à l’OACI une compétence explicite en matière environnementale. Le CORSIA, instrument climatique symbole du secteur aérien, ne peut donc se targuer de solides fondations juridiques clairement inscrites au sein de ce que beaucoup considèrent comme la « constitution » de l’aviation civile internationale. Ce silence n'a certes pas empêché l'organisation de se saisir du défi climatique, illustrant par là-même une certaine flexibilité de son texte fondateur. Un tel silence s’avère néanmoins surprenant et mériterait aujourd'hui d'être interrogé. L’ajout de la notion de protection environnementale parmi les objectifs de l'OACI permettrait en effet de rétablir, si ce n'est d'établir, un cadre normatif suffisamment large pour qu’il puisse jouer le rôle d'un support juridique et politique à l'action de la communauté aérienne internationale en matière climatique.
On entend régulièrement que le multilatéralisme n’est plus à la mode en qualité d’instrument des relations internationales. Dans un tel climat de méfiance, consolider les fondations juridiques des régimes sources de solutions ne doit pas seulement être la préoccupation de quelques juristes angoissés. Des fragilités existent, il faut les constater. S’il bénéficie de la protection temporaire d’un consensus international, le CORSIA n’est d'ailleurs pas à l'abri de ses propres faiblesses : la critique d’une absence de réduction effective des émissions du secteur par l'adoption d’une simple mesure de compensation pourrait ainsi lui être adressée.
Changer de paradigme, en attribuant à l'OACI de véritables objectifs environnementaux, constituerait un signal fort. Dans cet esprit, l’organisation ne serait plus seulement en charge du développement «sûr» et «ordonné» de l'aviation civile internationale, selon les termes du préambule de la convention de Chicago, mais pourrait être explicitement investie d’une mission de développement économiquement durable et écologiquement responsable de cette même activité. L'évolution requise pourrait d'ailleurs se limiter au renforcement des pouvoirs normatifs de l'OACI, afin d'y faire apparaître un objectif de protection de l'environnement. Un amendement des articles 44 et 37 de la convention – s'intéressant respectivement aux objectifs et aux pouvoirs normatifs de l'organisation – serait alors recommandé. Cette opération juridique, visant à modifier les dispositions d'un traité, permettrait en effet d'assurer à ce changement de paradigme une incontestable force contraignante.
Tout cela impliquerait, il est vrai, de toucher à un cadre juridique qui a mis plus de 70 ans à se consolider (6). Les mécanismes de défense qu'il présente – garantissant la nécessaire stabilité de ses normes – ont d'ailleurs de quoi rafraichir la volonté des plus convaincus. Ils prennent notamment la forme d'un article exigeant l'accord des deux tiers de l'Assemblée – ce qui revient aujourd'hui à obtenir le feu vert de plus de 128 Etats – pour entériner toute proposition d'amendement des dispositions de la convention (7). Aussi pertinents soient-ils, ces arguments justifient-ils de bloquer toute proposition de modernisation d'un ensemble normatif afin de l'accorder à la réalité actuelle de l'activité encadrée ? S'ils imposent la prudence, impliquent-ils l'immobilisme ? La question mérite d'être posée. A plus forte raison lorsque l'on sait que les solutions actuellement proposées par l'OACI pour faire face au défi climatique s'ancreraient alors dans un contrat multilatéral renouvelé et présentant les instruments juridiques nécessaires à la poursuite de ses objectifs.
Quel rôle pour la France ?
La France pourrait avoir un rôle à jouer dans cette rénovation des fondations multilatérales de l’ordre mondial, elle qui défend aujourd'hui le projet d'un Pacte mondial pour l'environnement.
Ce Pacte vise à regrouper, au sein d’un texte ayant force juridique, les grands principes qui guident l'action environnementale. Clarifier les objectifs de développement durable des différentes organisations du système multilatéral – par une procédure d'actualisation de leurs chartes constitutives – en serait la continuité logique ; et le renforcement des pouvoirs normatifs des organisations sectorielles, à commencer par ceux de l'OACI, un premier pas réaliste pour y arriver. Le Pacte mondial pour l'environnement y trouverait alors de puissants relais, et la combinaison de ces instruments normatifs apporterait une solution de secours à l'échec aujourd'hui admis d'une Organisation mondiale pour l'environnement (OME) (8).
Sous une forme complémentaire du projet de Pacte, le Gouvernement français pourrait ainsi proposer une approche visant, par une modification de la convention de Chicago, à assigner à l'OACI de nouvelles missions d'ordre environnemental. Il s’agirait alors de reprendre les discussions entamées à l’occasion d’une proposition effectuée en ce sens en 2007 par un groupe d'Etats comprenant notamment le Canada, le Royaume-Uni et l'Inde (9). En l'absence de consensus, ces réflexions sont restées lettre morte et l'organisation avait rapidement décidé de clore le débat. La France, qui a conservé la lutte contre le réchauffement climatique comme priorité de sa diplomatie, pourrait donc se trouver à l'initiative d'une nouvelle série de discussions en incitant à une prise de position commune par les membres de l'Union européenne.
De la nécessité de débats environnementaux
Qu'il s'agisse de démocratie représentative, de coopération internationale ou de développement durable, certains redoutent le débat en invoquant les bénéfices constatés des systèmes établis. Ils justifient leur position dans la prédiction que de nouvelles avancées nécessitent des consensus que l'histoire, dans ses soubresauts, a parfois permis de dégager. La sortie de la Seconde Guerre mondiale fut l'un de ces soubresauts. Elle a offert au camp des vainqueurs, largement orienté par les Etats-Unis, l'occasion de dessiner des cadres juridiques multilatéraux, à visée universelle, sur la base de consensus restreints. Le système des Nations Unies, ayant fêté en 2015 ses 70 ans, en constitue le premier et le plus parfait exemple. Les critiques de ce système ont beau s'intensifier, elles en illustrent d'ailleurs toujours l'actualité. Parti devenu rapidement intégrant de ce système, l'ordre de Chicago a bénéficié d'une histoire similaire. Il est né, en 1944, de la négociation de son traité fondateur par 54 Etats. Il célèbre aujourd'hui l'adhésion officielle, le 13 avril 2019, du 193ème Etat membre de l'OACI (10). Nous ne sommes plus aujourd’hui en 1944, le contexte a évolué, et personne ne pourra le contester. Imaginer l'organisation des Nations Unies du 21ème siècle, en proposant de tout recommencer, serait sans aucun doute un pari risqué. Mais cela nous impose-t-il de ne plus bouger, de ne plus rien changer ?
L'aviation civile dispose aujourd'hui d'une enceinte universelle créatrice de règles communes garantes d'une coopération internationale "dont dépend la paix du monde" (11). Il faut bien sûr s'en féliciter, mais faut-il s'en satisfaire ? Sa raison d'être justifiera, un jour ou l'autre, l'adaptation de son cadre juridique aux questions que les acteurs de l'aviation, partisans de son développement, ne manqueront pas de lui adresser. Il serait en effet tout à fait illusoire de penser que l'avenir ne réserve aucun ajustement substantiel de la convention de Chicago, ni qu'aucune réforme d'ensemble ne guette le droit international de l'aviation civile. Face au défi d'un développement de l'aviation soucieux de son environnement, faut-il alors voir dans les initiatives de l'OACI la manifestation d'un acte manqué ? Il ne faut pas l'espérer. Mais à moins que l’on puisse nous convaincre que les solutions sont déjà trouvées, adoptées et ont fait preuve de leur efficacité, la prudence invite à ne pas se satisfaire de réponses incertaines, car juridiquement fragilisées.
Une réflexion sur les opportunités environnementales qu'une modernisation de l'ordre de Chicago apporterait ne doit donc pas, selon nous, être indéfiniment reportée. Le risque d'ouvrir une boîte de Pandore existe, il peut entraîner la remise en cause de certains acquis dans le domaine de la navigation aérienne (12). Mais dans le cas du transport aérien, comme dans bien d’autres, défendre un socle juridique par la négative, et par la stratégie d'un pire annoncé, ne peut représenter un objectif à long terme de la communauté internationale. A l'heure du réchauffement climatique, des réflexions s'enchaînent pour que la confiance s'installe dans les ressources du système multilatéral. En ajustant son propre paradigme, le droit de l'aviation civile internationale ne pourrait-il pas donner l'exemple ?
(1) Voir, à titre d'exemple, l'article de Stéphane Mandard publié dans Le Monde, le 13 mai 2019.
(2) Voir, à titre d'exemple, la tribune de Julien Goguel publiée dans Libération, le 11 février 2019.
(3) Se référer à la Résolution A39-3 de l'Assemblée de l'OACI, Exposé récapitulatif de la politique permanente et des pratiques de l’OACI dans le domaine de la protection de l’environnement – Régime mondial de mesures basées sur le marché (MBM), pt. 5 : l'Assemblée "décide de mettre en œuvre un régime GMBM sous la forme du Programme de compensation et de réduction de carbone pour l’aviation internationale (CORSIA), pour faire face à toute augmentation annuelle du total des émissions de CO2 de l’aviation civile internationale (c.-à-d. des vols d’aviation civile qui partent d’un pays pour aboutir dans un pays différent) au-delà des niveaux de 2020, compte tenu des circonstances spéciales et des capacités respectives des États".
(4) Pour une version actualisée de la liste des Etats concernés, se reporter à la page dédiée du site internet de l'OACI.
(5) Pour une présentation pédagogique de ces règles de fonctionnement, se référer au document "Questions fréquentes" (FAQ) préparé par l'OACI. Voir, également, Uwe M. Erling, "International Aviation Emissions Under International Civil Aviation Organization’s Global Market Based Measure: Ready for Offsetting?" (2017) 42 Air and Space Law, Issue 1, pp. 1–12.
(6) Le texte de cette convention a d'ailleurs très peu bougé depuis sa signature en 1944. Il a été révisé neuf fois depuis son adoption. Sur ces neuf révisions, seulement deux ont impliqué une modification substantielle, et le dernier de ces amendements substantiels du texte remonte à plus de trente ans.
(7) Se référer à l'article 94 de la convention de Chicago.
(8) Cette proposition, portée depuis les années 2000 par certaines ONG et ardemment défendue par l'ancien Président de la République Jacques Chirac, semble en effet avoir été définitivement balayée par la crise de 2008. Elle présentait pourtant pour indéniable qualité d'équilibrer les initiatives, parfois écologiquement discutables, des Nations Unies et de l’Organisation mondiale du commerce.
(9) Voir la note de travail présentée le 21 septembre 2007 à la 36ème session de l'Assemblée de l'OACI : ICAO, Working paper, "Proposal for a study of policy and programme with respect to examining the international governance of civil aviation", presented by Canada, India and the United Kingdom, A36-WP/284.
(10) La Dominique est en effet devenue le 193ème Etat membre de l'OACI. Elle a déposé son instrument d'adhésion à la convention de Chicago le 14 mars 2019, et elle est officiellement devenue membre de l'organisation le 13 avril 2019.
(11) Voir le préambule de la convention de Chicago.
(12) Il est en effet possible que certains Etats engagés dans le processus de révision choisissent d'introduire de nouveaux éléments de négociation sans lien direct avec l'origine annoncée d'une telle négociation, au risque de déclencher le jeu des tractations et concessions réciproques. Cela pourrait d'ailleurs aller jusqu'à l'ouverture de débats sur la pertinence de principes solidement établis, voir jusqu'à une remise en cause d'ensemble du cadre juridique existant.