2020 marque une année forte pour l’Allemagne et sa diplomatie. Membre non-permanente, et présidente en juillet du Conseil de sécurité des Nations unies, présidente du Conseil de l’Union européenne de juillet à décembre, l’Allemagne a plusieurs casquettes, et d’autant plus de responsabilités. Pendant plusieurs mois voire quelques années, elle propose et incarne des objectifs en termes de politique internationale.
Ces grandes orientations mondiales se répercutent sur les diverses aides que reçoit la Corne de l’Afrique. Les acteurs régionaux qui dépendent partiellement de ces financements y portent donc une attention particulière. La volonté allemande d’assurer une cohérence entre la vision défendue sur la scène internationale et ses actions sur le terrain rassure néanmoins. Dans une région connue pour abriter une multitude d’acteurs internationaux, comment la politique africaine de l'Allemagne est mise en œuvre au sein de la Corne ?
La construction d’une politique africaine à l’échelle du continent
Malgré la colonisation de certains territoires à la fin du XIXe siècle, les leaders allemands n’ont guère porté d’attention au continent africain. Durant la première moitié du XXe siècle, l’Afrique n’est toujours pas considérée comme une priorité. C’est seulement au cours des années 1950 qu’un intérêt renaît. La République fédérale d’Allemagne commence à développer une politique extérieure autonome, et veut véhiculer une image positive auprès des acteurs internationaux. Elle entend également faire obstacle à l'expansion de l’idéologie communiste et à l’influence de la République démocratique allemande. Pour ce faire, la RFA place la culture au centre de sa politique africaine, via la Auswärtige Kulturpolitik. Des instituts Goethe ouvrent rapidement leurs portes sur le continent, notamment au Ghana, au Cameroun et en Ethiopie. En parallèle, les relations économiques se développent, avec le soutien progressif de l’Etat fédéral.
Entre 1970 et 2000, un changement s’opère. Le gouvernement allemand axe dorénavant sa politique africaine non plus tant autour de la culture, qu’autour de la coopération et de l’aide au développement. Cette évolution est à l’aune d’une prise de conscience : la corrélation entre la réponse au sous-développement, et la création d’un environnement favorable au développement de nouveaux marchés, portés par une population nombreuse et relativement jeune. Le ministère pour la coopération économique et le développement, créé en 1961, est chargé de porter cette ambition nouvelle de la politique africaine de la RFA. Les principaux fournisseurs et clients de l’Allemagne au cours des années 1970, l'Algérie, la Libye, le Nigéria et l’Afrique du Sud, sont identifiés comme prioritaires pour l’aide au développement. Ces pays représentent 70 % des importations allemandes d’Afrique, et concentrent 64 % des exportations. Le gouvernement allemand favorise donc des mesures de développement à vocation commerciale : les pays africains représentent pour la RFA un marché potentiel majeur.
C’est ensuite au cours des années 2000 que l’Afrique prend de plus en plus d’importance dans la politique extérieure allemande, car les difficultés que connaît le continent ont indéniablement des répercussions en Europe. Dans cette logique, l’aide au développement est désormais attribuée sous condition, à des pays qui respectent les règles démocratiques et l’Etat de droit afin de contribuer à lutter contre la déliquescence voire la faillite de certains Etat, qui facilite l’émergence de phénomènes de corruption ou de terrorisme.
En parallèle, le gouvernement fédéral entend s'engager dans la prévention des conflits. La crise des réfugiés à partir du milieu des années 2010, facteur clé d’un regain d’attention en Allemagne pour le continent africain, peut expliquer l’augmentation des moyens financiers dédiés. Le soutien à la croissance économique des pays africains semble en effet s’imposer comme une réponse au défi migratoire. Depuis 2014, l’Allemagne s’implique davantage auprès des Etats africains « fragiles ». Le ministère fédéral des Affaires étrangères a quadruplé les fonds alloués à la prévention des crises et au maintien de la paix, pour atteindre 396 millions d'euros en 2019, sans compter l’aide au développement.
Prévenir les conflits suppose ainsi d’accroître la résilience des sociétés : l’Allemagne entend jouer un rôle central dans la défense des valeurs démocratiques en Afrique et cherche à renforcer les structures démocratiques et politiques. La Fondation Friedrich Ebert (FES) associée au parti social-démocrate allemand travaille par exemple en ce sens. Son antenne en Ethiopie, ouverte en 1992, se concentre sur 4 thématiques : la transformation et le dialogue politiques, les relations professionnelles et syndicales, la transformation économique et la formation des jeunes. En 2011, une branche est détachée auprès de l’Union africaine à Addis-Abeba, et cette coopération s’institutionnalise en 2015.
Si certains en doutaient encore, l’Allemagne compte pour, et avec le continent africain. Elle en fait d’ailleurs un de ses priorités pendant sa présidence du G20 en 2017. Le plan Marshall pour l’Afrique qu’elle présente la même année constitue une initiative ambitieuse et prometteuse. Il invite notamment à repenser des rapports Nord-Sud figés dans le temps qui ne répondent plus aux réalités contemporaines. Reste à voir si les autres acteurs internationaux adhèrent à ce dynamisme allemand.
Comment la présence de l’Allemagne dans la Corne s’est-elle affirmée ?
La présence allemande dans la Corne de l’Afrique n’est pas nouvelle. Ses relations diplomatiques avec l’Ethiopie remontent à 1905 lorsque l’empereur Guillaume II y envoie une délégation signer un traité commercial. Un an après, l’empereur éthiopien Menelik II leur offre un terrain sur lequel est construite l’ambassade. Encore aujourd’hui, les relations diplomatiques restent très fortes : en témoignent la visite de la chancelière fédérale Angela Merkel en 2016, et celle du président fédéral Frank-Walter Steinmeier en 2019. Heiko Maas, le ministre des Affaires étrangères, effectue son premier voyage en Afrique en mai 2018, et se rend entre autres à Addis-Abeba. Le Premier ministre Abiy Ahmed se rend à Berlin quelques mois plus tard.
La RFA et la RDA se rapprochent par ailleurs de Djibouti dès son indépendance en 1977. Cet enracinement diplomatique se concrétise lorsque l’Allemagne y ouvre son ambassade au printemps 2010. L’Erythrée compte également une représentation allemande depuis 1995. Cette dernière permet au pays de se positionner en pointe dans le rapprochement de l'Europe avec le régime autoritaire érythréen à la suite de la pacification de ses relations avec l'Ethiopie : cette représentation offre un canal de communication et d’information direct au sein d’un pays encore replié sur lui-même.
En parallèle, les échanges économiques s'intensifient et se diversifient. Les importations allemandes en provenance de l’Ethiopie représentent 136 millions d’euros en 2018 contre 84 millions en 2004. L’Allemagne exporte également plus vers la Corne de l’Afrique, notamment des produits finis tels que des machines, des véhicules, des produits chimiques et des médicaments. Mais selon Günter Nooke, délégué pour l’Afrique du ministère fédéral de la Coopération économique et du développement, l’Allemagne « doit [encore] passer du statut d’exportateur à celui d’investisseur et de partenaire ».
Des relations fortes et multisectorielles dans un cadre européen affirmé
A l’aune de la reconnaissance du potentiel de la zone pour les entreprises allemandes, ces dernières sont incitées à y investir, pierre angulaire de la logique de densification des relations. C’est dans cette optique qu’Angela Merkel annonce, en octobre 2018, l’ouverture d’un fonds d’1 milliard d’euros pour soutenir l’investissement des PME allemandes au sein du continent africain. Le Ministre de la Coopération économique Gerd Müller et son collègue chargé de l'Économie Peter Altmaier lancent, en novembre 2019, un programme qui accorde 85 millions d’euros de crédits aux investisseurs privés en Afrique. Les initiatives économiques sont donc multiples.
Néanmoins, un véritable partenariat à long terme doit s’ancrer dans plusieurs domaines. Ainsi, l’Ethiopie et l’Allemagne créent en 2019 une commission interministérielle binationale, outil pour une coopération bilatérale tangible et efficace en matière de politique étrangère, dans le domaine social, en matière de développement et de migration. Ce type d’engagement dénote un une politique volontariste de l’Allemagne envers la Corne, et plus largement au sein du continent africain où elle promeut la transition démocratique et le développement économique.
En termes de sécurité et défense, l'Allemagne est aussi présente dans la Corne, malgré la frilosité de l’opinion publique et des responsables politiques. Le fort contrôle parlementaire sur l’emploi des forces armées allemandes est un facteur d’interventions essentiellement en appui et en soutien logistique, de la part des forces allemandes sur le terrain.
En outre, l’Allemagne agit toujours dans un cadre au moins européen, et en concertation avec d’autres acteurs, souvent à leur demande. Depuis 2002 par exemple, l’Allemagne assure parfois le contrôle d’une force navale multinationale au large des côtes somaliennes. Une responsabilité prise à la demande des Etats-Unis dans le cadre de l’opération Enduring Freedom – Horn of Africa. Mais ce choix de la coopération n’est plus un choix par défaut : dans son Plan Marshall pour l’Afrique, l’Allemagne rappelle « qu’il faut cesser de faire cavalier seul [sur le continent africain] et associer nos forces en Europe ».
Le gouvernement allemand semble donc de plus en plus enclin à envoyer ses soldats sur le terrain notamment pour des missions mandatées par l’UE. Ils participent à la mission de formation EUTM Somalia lancée en 2010, et prennent part à l’opération Atalante lancée en 2008 afin de lutter contre les attaques des pirates somaliens et contribuer à la stabilité de la région - un enjeu également pour les intérêts économiques de l’Allemagne.
La présence allemande dans la Corne de l’Afrique est donc forte et originale. L’Allemagne privilégie dans son approche diplomatique l’échelon régional et européen, et a constitué un réseau dense de partenaires locaux, aussi bien institutionnels qu’issus de la société civile. Sa capacité d’investissement et l’aide à la coopération qu’elle fournit en font un interlocuteur apprécié par une majorité des acteurs au sein de la région. Par ailleurs, elle contribue à la légitimité de l’Union européenne auprès des acteurs locaux car elle inscrit souvent ses actions dans ce cadre. L’Allemagne véhicule l’idée d’un front commun en matière de politique extérieure, un enjeu de taille au moment des travaux sur la prochaine stratégie de coopération entre l’UE et l’Union africaine, avant le sommet bilatéral prévu le 9 décembre 2020.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que leurs auteurs. Anne-Frantz Dollin est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille sur la Corne de l'Afrique et la politique de sécurité et de défense commune.