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La diplomatie culturelle de l’Ukraine : une diplomatie culturelle en temps de guerre

| Muninthorn WATTANAYAKORN, Junior Fellow à l’Institut Open

Diplomacy

16 avril 2023

Selon le récent Brand Finance Global Soft Power Index 2023, l’Ukraine a monté en un an de la 51e à la 37e place au classement mondial de soft power, avec le classement de son influence globale qui s’est hissée de la 45e à la 19e position mondiale.

Outre l’omniprésence du président Volodymyr Zelensky dans l’écosystème médiatique, ce constat s’explique par les centaines d’initiatives artistiques et culturelles depuis l’agression russe en Ukraine le 24 février 2022. Or, depuis plus d'un an, l’art et la culture deviennent un moyen d’exprimer la solidarité et le soutien au peuple ukrainien aussi bien qu’un moyen de comprendre et, par cela, de donner voix à l’Ukraine en guerre.

Faire comprendre et donner voix à l’Ukraine : il est d’autant plus impératif étant donné « la nature existentielle » de cette guerre, sur le plan idéologique puisque le président russe Vladimir Poutine dénie l’identité nationale ukrainienne ainsi que sur le plan tactique vu les exactions contre les civils qui interrogent le caractère génocidaire de la stratégie russe en Ukraine. De même, il est d’autant plus crucial vu l’enjeu du soutien continu du public des pays alliés dans le contexte où Poutine est en train de mener une guerre d’attrition dans le temps long.

Dans ce contexte, la diplomatie culturelle, c’est-à-dire la politique d’Etat dans la promotion et la transmission culturelle à l’étranger, devient un instrument politique dans l’Ukraine faisant face à l’urgence de la guerre. Quelles sont les particularités de la diplomatie culturelle à l’ukrainienne ? Quels sont les apports, voulus et avérés, de la diplomatie culturelle dans le contexte de la guerre ? Et comment pouvons-nous soutenir l’Ukraine dans sa lutte dans le domaine culturel, un an après le début de l’invasion russe ?

Un modèle fabriqué dans le contexte de la guerre

En Ukraine, la prise de conscience de l’importance de la diplomatie culturelle, voire de la diplomatie publique en général, a été tardive. Avant le 24 février 2022, il est possible de constater un avis largement partagé chez les auteurs ukrainiens concernant le manque de stratégie nationale dans le domaine de la diplomatie culturelle.

Cette prise de conscience a commencé en 2014, dans la foulée de l’annexion russe de la Crimée et du début de la guerre dans le Donbass, quand l’Ukraine peinait à imposer son récit face à la machine de propagande russe. En réponse, le ministère des affaires étrangères ukrainien a entrepris des réformes importantes, notamment avec l’établissement du ministère de l’information et la création de l’ambassadeur itinérant pour la communication stratégique, une poste occupée par Dmytro Kuleba l’actuel ministre des affaires étrangères du gouvernement Zelensky.

En juin 2015, s’est tenu le premier Forum ukrainien sur la diplomatie culturelle. Dans les mots de Pavlo Klimkin, alors ministre des affaires étrangères : « dans la sphère de la communication internationale (…) les projets culturels feraient partie intégrante de nos efforts pour expliquer au monde ce qu’est et ce que veut l’Ukraine. ». L’année suivante, le deuxième Forum a émis des recommandations pour rendre la diplomatie culturelle ukrainienne plus stratégique et efficace. Parmi celles-ci, l’Ukraine doit multiplier le « capital » de la sympathie des publics étrangers.

Ainsi, la diplomatie culturelle ukrainienne est née dans le contexte de la guerre, ce qui lui impose deux contraintes structurelles : l’urgence de mobiliser le soutien international face à la guerre hybride que mène la Russie ; et la nécessité de se libérer de l’image post-soviétique dans laquelle la Russie occupe toujours une place dominante.

Cela explique aussi l’approche de « do-it-yourself » de la diplomatie culturelle qui vise à amplifier la visibilité des initiatives culturelles lancées par des artistes ukrainiens. Or, en 2014, des volontaires culturels et artistiques se sont mobilisés de manière spontanée, comme l’ont fait d’autres engagés dans le combat militaire, dans une lutte dans l’affirmation de la singularité de la culture et de l’identité ukrainienne. Il manquait d’une institution publique servant à faciliter, encadrer et concerter ces activités afin de les rendre plus stratégiques et efficaces.

C’est dans ce contexte que l’ « Ukrainian Institute » a été établi en juin 2017 suivant la proposition du ministère des affaires étrangères. Affilié à ce dernier mais indépendant dans la détermination de ses priorités et de ses programmes, il a pour objectif de « renforcer l’Ukraine internationalement et localement en tant que sujet se servant des instruments de la diplomatie culturelle ». A l’instar des grands instituts culturels occidentaux, l’Ukrainian Institute coordonne et organise des événements culturels, des exhibitions, des expositions, des forums, des concerts et des théâtres, notamment en promouvant les prestations artistiques à l’étranger et en facilitant la mobilité internationale des artistes ukrainiens aux grands festivals internationaux.

D’un point de vue théorique et normatif, il est frappant de constater la mesure dans laquelle l’Ukrainian Institute met l’accent sur la mise en place du dialogue et le développement du rapport avec le public et la communauté artistique étrangers. Cela permet aux artistes ukrainiens non seulement de raconter les histoires de l’Ukraine et de sa société dans les perspectives ukrainiennes, mais aussi d’explorer les opportunités de coopération voire de coproduction avec des artistes étrangers. Quant au choix stratégique, l’Institut accorde une forte priorité aux publics européens, notamment en France, en Pologne et en Allemagne.

Institut culturel face à l’urgence de la guerre

Le 24 février 2022 marque une rupture pour la société ukrainienne. Pourtant, en ce qui concerne la diplomatie culturelle ukrainienne et les activités de l’Ukrainian Institute, après les perturbations aux premières heures de la guerre, nous constatons une certaine continuité, voire un redoublement d’efforts dans le renforcement des liens sympathiques et émotionnels avec les sociétés occidentales ainsi que dans l’affirmation de l’identité ukrainienne en opposition à celle proférée par le Kremlin

Le jour même de l’invasion russe, son directeur Volodymyr Sheiko a signé un article intitulé « The Cultural Voice of Ukraine » expliquant l’enjeu de la diplomatie culturelle : « La diplomatie culturelle – les histoires sur l’Ukraine moderne racontées dans le langage du cinéma, de la littérature, de la musique, de l’art ou du théâtre, le soutien accordé aux études ukrainiennes dans les universités étrangères, le partenariat média, la coopération avec les think tanks et les centres d’études – tout cela peut faire entendre notre voix dans le monde ».

Dans le domaine de la cinématographie, sous le programme phare « proMOTION », par exemple, l’Ukrainian Institute insiste désormais davantage et plus ouvertement sur l’importance du réseautage et de la collaboration. Dans le domaine de la musique, les programmes existants sont renouvelés, notamment avec la restructuration du programme de showcase « EXTRA SOUND » et l’extension du répertoire des musiciens ukrainiens « Music Catalogue ». Ici, nous constatons le changement du récit qui souligne la présence et la représentation des voix et des visages ukrainiens aux événements musicaux de premier plan mondial. Exemplaire est le concert célébrant le centenaire de « Sonnent les cloches – Chtchedryk » à Carnegie Hall le 4 décembre 2022 qui permet de placer la prestation de la musique folklorique ukrainienne dans une continué historique de l’affirmation nationale tout en soulignant l’intrication entre la culture traditionnelle ukrainienne et la culture populaire américaine.

De manière plus globale, l’approche de la diplomatie culturelle ukrainienne menée par l’Ukrainian Institute est illustrée par le projet transversal « Culture Fights Back » commémorant l’anniversaire de l’agression russe en Ukraine. Créé en partenariat avec le ministère des affaires étrangères et le collectif médiatique Ukraïner, le projet présente les visages et les histoires des artistes et des personnages de la société civile qui prennent armes dans la guerre, y compris ceux péris au combat. Pour Ksenia Kalyna, la directrice de la communication de l’Ukrainian Institute : « Nous voulons rappeler au monde qui sont derrière cette guerre.

Renforcement de l'indentité nationale ukrainienne

Comme le montrent ces programmes phares, la projection de la culture ukrainienne à l’étranger sert une double finalité. D’une part, il s’agit de tisser et de renforcer les liens sympathiques et émotionnels entre la population ukrainienne et la population étrangère à travers les histoires et les visages incarnés et personnalisés, et a fortiori entre les communautés artistiques à travers les projets de collaboration. Cela permet de maintenir l’attention, l’intérêt et donc le soutien des fronts intérieurs des pays alliés de l’Ukraine, dans l’espoir que cette solidarité lui garantirait le flux des aides politiques, financières et militaires. Miser sur le relationnel, cela répond aussi à l’enjeu de maintenir le cap dans le long-terme, dépassant les attentions court-termistes en réaction à l’éclatement de la guerre.

De l’autre, il s’agit de l’affirmation de l’identité nationale ukrainienne, et ce dans toute sa diversité et sa pluralité. En termes de diplomatie culturelle, cela permet à l’Ukraine de raconter sa version du conflit dans sa propre voix : l’affirmation de son indépendance et la quête de la reconnaissance internationale de la singularité de la culture ukrainienne. Qui plus est, cela permet de déconstruire les « approximations réductrices » et les narratifs impérialistes du Kremlin qui essentialisent la langue, la culture et l’ethnicité « afin de justifier des affiliations géopolitiques et des appartenances supposément ‘naturelles’ à tel ou tel espace politique ».

Ainsi, en tant que public, il est important d’accueillir et de soutenir les événements culturels et les prestations artistiques ukrainiens. Plus important encore, il est pertinent d’entrer en dialogue avec les artistes ukrainiens ou même d’engager en conversation leurs œuvres. Enfin et surtout, il est essentiel d’échanger des perspectives, de revisiter des stéréotypes et des idées reçues, et de mettre en question les narratifs russes de l’Ukraine, de son peuple et de son histoire.

En même temps, il est pertinent de s’interroger dans quelle mesure la diplomatie culturelle ukrainienne, du moins le récit national mis en avant par l’Ukrainian Institute, peut nous enseigner sur la transformation sociale et identitaire en cours en Ukraine. En raison de la guerre, selon Anna Colin Lebedev « l’idée patriotique d’une terre à défendre et le récit nationaliste d’une Ukraine menacée dans son existence sont devenus dominants ». A l’image des ukrainiens russophones qui, face à l’instrumentalisation de la langue russe par le Kremlin, décident de parler l’ukrainien comme un « acte patriotique », on constate une certaine crispation de l’identité ukrainienne jusqu'ici basée sur une vision civique. Il reste à déterminer, néanmoins, si cette expérience de guerre n’amènerait pas à une nouvelle articulation de l’identité ukrainienne, cette fois aux antipodes de ce qui est russe, voire jusqu’à la formation d’une identité antirusse. De toute façon, le contexte de cette guerre a déjà entraîné une certaine bellicisation de la diplomatie culturelle. Selon Volodymr Shieko, dans son article intitulé « Ukraine’s Culture At War : One Year Later », figure désormais parmi les objectifs principaux de l’Ukrainian Institute « l’exclusion des produits culturels russes des programmes de festivals et des scènes de concert ».

Les propos tenus dans cet article n'engagent pas la responsabilité de l'Institut Open Diplomacy mais uniquement celle de leurs auteurs.