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COVID - L’éléphant et le virus : une fable américaine par temps de pandémie

| Arnaud Chaniac, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy

19 avril 2020

Depuis le début de la pandémie, une longue passe d’armes s’est engagée entre Andrew Cuomo, gouverneur de l’Etat de New York, et le président des Etats-Unis. Vendredi 17 avril, cette escarmouche politique entre Washington et New York a pris une autre tournure quand Donald Trump a annoncé les grandes lignes du plan de déconfinement fédéral. Cette prérogative revenant aux gouverneurs de chaque État fédéré, Donald Trump est immédiatement entré en conflit avec nombreux autres gouverneurs. Si bien que depuis quelques jours, on évoque de véritables appels à la guerre civile de la part de la Maison Blanche, en particulier depuis ses trois tweets émanant du Bureau ovale, appelant à « libérer » le Minnesota, le Michigan et la Virginie. Le virus a-t-il vraiment transformé Donald Trump en un président sapant le modèle politique sur lequel se sont fondé les États-Unis ? Décryptage.

Les hôpitaux surchargés de la côte Est, les bilans quotidiens toujours plus mortels, le record mondial de cas de coronavirus… Rien n’y fait, Donald Trump semble plus que jamais décidé à rouvrir les États-Unis. 

Alors qu’une étude publiée par des chercheurs de l’université Harvard signale qu’il faudrait multiplier par trois le nombre de tests quotidiens pour envisager le début d’un déconfinement sûr, Washington a officiellement permis aux États fédérés d’alléger les mesures de quarantaine dès la deuxième moitié du mois d’avril. Entre la santé des administrés et le redémarrage du moteur économique, la Maison Blanche a choisi. 

Il ne s’agit cependant là que de lignes directrices, sans valeur coercitive, puisque les gouverneurs décident en dernière instance des modalités de déconfinement. Sans surprise, les États démocrates les plus touchés n’ont cure des gesticulations de la Maison Blanche. Le New Jersey, par exemple, vient de prolonger ses mesures du confinement strict jusqu’au 15 mai ; et la Californie envisage de les pousser jusqu’au début du mois de juin.

Pourtant, dans certains États, le décalage entre l’intransigeance des gouverneurs et les aspirations populaires du retour à la normale promis par la présidence crée un fossé. C’est tout particulièrement le cas dans les swing states, oscillant entre majorité démocrate et majorité républicaine. S’y sont donc constitués des groupes d’activistes réclamant à grands cris l’assouplissement du confinement, parfois jusque sous les fenêtres de leurs gouverneurs. 

L’ensemble a parfois pris un tour spectaculaire. À Lansing, capitale du Michigan, toutes les routes d’accès au Capitole ont ainsi été bloquées – ironie du sort – par des automobilistes désireux d’abolir les mesures de quarantaine. Dans cet état, la puissante fondation DeVos, possession de la famille de la secrétaire d’État à l’Éducation, a largement soutenu les « comités de libération » mis sur pied.

Sans surprise, la très conservatrice Fox News s’est appesantie sur ces manifestations, auxquelles elle a consacré de nombreux reportages le samedi 18 avril. Alors même que l’un d’entre eux était diffusé, Donald Trump twittait toutes lettres capitales dehors, comme à son habitude, son appel à « libérer » (liberate) le Michigan, la Virginie et le Minnesota. 

Les États désunis face à la pandémie ?

De nombreux commentateurs ont vu dans ces tweets un appel à la sédition, si ce n’est à la guerre civile. Il faut reconnaître que le vocable choisi par Donald Trump n’est pas anodin. Le verbe « liberate » possède une forte connotation militaire : il suppose presque de s’emparer des armes. Et il faut reconnaître que l’imaginaire de la révolte populaire contre une bureaucratie oppressante, incarnée par les Capitoles démocrates, n’a pas tardé à être mobilisé.

Les trois tweets de Trump ont certes galvanisé les protestations dans les trois États qu’ils visent directement, mais ils ont aussi entraîné l’essaimage des contestations partout aux États-Unis. L’Ohio, le New Hampshire, la Caroline du Nord, le Texas, l’Utah et la Californie sont désormais concernés.

Il va de soi que de tels rassemblements anti-confinement constituent une absurdité sanitaire totale, puisqu’ils ont de quoi participer à la diffusion du virus. Mais ils réveillent surtout l’un des spectres qui a hanté le modèle politique des États-Unis depuis sa genèse : le citoyen américain, à qui le président appelle à défendre ses prérogatives par les armes, doit-il être placé sous une quelconque autorité, et si oui, sous laquelle ? 

À l’Ouest, rien de nouveau

Faut-il faire des vociférations de Trump les premières ondes de choc d’un séisme absolu ? 

Bien qu’il pousse la limite plus loin qu’on aurait pu l’imaginer, il y a de quoi en douter, puisque le président ne fait que mettre le doigt sur l’une des spécificités du modèle fédéral américain. Le locataire de la Maison Blanche n’en est pas à son coup d’essai. Il avait déjà brandi sous le nez des gouverneurs l’épouvantail d’une réouverture obligatoire des États-Unis – ce qui aurait constitué une entorse majeure à la Constitution. Sans surprise, ce que Trump voyait comme un futur coup d’éclat s’était alors avéré un coup d’épée dans l’eau.

Ces trois tweets (furieux ou enthousiastes ? Les lettres capitales ne permettent guère de trancher) méritent avant tout d’être vus comme partie intégrante d’une manœuvre politique préparant le terrain des élections présidentielles de Novembre 2020. Voyant sa côte de popularité s’effriter, et maladivement obsédé par Joe Biden, Donald Trump est prêt à tout pour s’assurer quelques suffrages. 

Il n’a donc pas choisi d’attaquer n’importe qui : Gretchen Whitmer et Tim Walz, respectivement gouverneurs du Michigan et du Minnesota, font partie des candidats présupposés à la vice-présidence démocrate. Quant à Ralph Northam, gouverneur de Virginie, il a largement restreint l’accès de ses administrés au port des armes. Il n’y a donc rien d’étonnant que Trump ait assorti son tweet aux Virginiens d’un appel à la défense du Second Amendement.

Il faut enfin relativiser quelque peu ces rassemblements anti-confinement, qui paraissent parfois surréalistes aux yeux de l’observateur européen. D’une part, leur ampleur n’est pas à exagérer : ils ne regroupent que tout au plus quelques centaines de manifestants. D’autre part, n’oublions pas qu’il existe aux États-Unis une double tradition d’individualisme triomphant et d’insubordination à l’autorité illégitime. Le mouvement libertarien se trouve précisément à la confluence de ces deux courants. 

En 1775, en signe de rattachement à la cause révolutionnaire, Christopher Gadsden exhortait les insurgés en les incitant à ne pas se laisser fouler aux pieds (« Don’t tread on me ! »). Autres temps, autres circonstances, autres mœurs : mais, en 2020, les militants anti-confinement scandent-ils vraiment autre chose que cela ?