Avec l’arrivée de Joe Biden à la Maison blanche, l’Europe souffle. En novembre 2020, c’est d’ailleurs par un soulagement non dissimulé que l’alternance politique a été accueillie par les chancelleries du vieux continent (à quelques exceptions près). Nul ne doit pourtant se bercer d’illusions. Face à un partenariat transatlantique érodé par quatre années de présidence de Donald Trump, les Européens doivent rester vigilants à ne pas confiner l’Union européenne (UE) dans un rôle de supplétif des États-Unis, et proposer un partenariat plus équilibré dans lequel les ambitions collectives européennes pèseront davantage.
Des Européens rassurés, mais un optimisme prudent
Après quatre années d’« America First » qui ont bien failli acter la rupture transatlantique, l’optimisme suscité par le retour aux affaires des démocrates, à la Maison blanche comme au Congrès, n’a rien d’étonnant. S’il est justifié, il ne doit cependant pas être synonyme de naïveté.
À l’aube du printemps 2020, avant que la crise de la Covid-19 n’éclate, Donald Trump pouvait compter sur un bon bilan économique avec le plein emploi et une croissance raisonnablement soutenue. Mais sa gestion désastreuse de la pandémie, dans un pays où la santé reste pour beaucoup inaccessible et où les garde-fous économiques et sociaux sont limités, a entraîné une crise sanitaire sans précédent. Ajoutée à une crise sociale et économique d’une ampleur inédite, elle a signé la défaite du président sortant. N’oublions pas néanmoins que sa candidature a recueilli davantage de suffrages en 2020 qu’en 2016 (74 millions, soit 11 millions de plus). Sa base électorale ne se limite pas à un potentiel groupe de militants extrémistes. Quant au Parti républicain, très nombreux sont ceux au sein du ‘Grand Old Party’ à avoir soutenu le rejet du résultat par le président sortant : les autres sont restés muets, ou ont été plus ou moins écartés. Aussi, si la défaite de D. Trump est actée, le trumpisme a toujours un bel avenir devant lui, un élément structurant pour l’avenir proche des relations transatlantiques.
Si la cohabitation avec les républicains (qui avait posé tant de problèmes à Barack Obama) est évitée pour au moins 2021 et 2022, Joe Biden devra se montrer prudent tant vis-à-vis de l’opposition que de son propre camp. En effet, les républicains dominent la Cour suprême. Au-delà, Joe Biden voudra éviter de froisser davantage une opposition dominée par son aile droite ultra-conservatrice, qui lui est viscéralement opposée si ce n’est toujours convaincue d’une fraude. Quant aux démocrates, le Parti est de plus en plus polarisé entre une aile libérale centriste à laquelle Joe Biden et Kamala Harris appartiennent, et une aile gauche, très critique, rassemblée autour du ‘Quad’ - quatre députées, jeunes issues de minorités : Alexandria Ocasio-Cortez, Ilhan Omar, Rashida Tlaib et Ayanna Pressley.
Par ailleurs, malgré les oppositions de vues, de programmes et de personnalités, la présidence de Joe Biden doit être envisagée dans une certaine continuité avec celle de D. Trump. Car si ce dernier n’a fait que diviser les Américains, il est néanmoins parvenu à rallier une grande partie de la population derrière le rejet de la « destinée manifeste » des États-Unis. Le discours internationaliste ne fait plus recette : l’électeur américain ne veut pas voir son gouvernement gérer les affaires du monde ni jouer les hégémons. Car le coût en est élevé, alors même que la situation économique et sociale nationale laisse à désirer.
Anticiper la présidence de Joe Biden comme la restauration de l’ancien régime reviendrait à se montrer candide, mais aussi à nier les leçons à tirer de celle de Donald Trump.
Une volonté de leadership américain retrouvée, mais une hégémonie perdue
Si Joe Biden souhaite renouer avec le leadership des États-Unis sur la scène internationale, il lui faudra d’abord réconcilier l’Amérique avec son statut de leader. À ce titre, l’année 2020 a été celle des révélations. Tandis que l’élection présidentielle (ou plutôt ce qui a suivi le scrutin du 8 novembre) a révélé les dysfonctionnements de la démocratie américaine, la dégénérescence de la crise de la Covid-19 a mis en lumière l’impuissance de la première puissance mondiale à faire face. Révélation aux yeux du monde comme des Américains, dont la confiance à l’égard de leur système politique et de leurs dirigeants, comme de leur statut international, a été ébranlée. Joe Biden aura donc pour première tâche de réconcilier l’Amérique avec elle-même, tout en gardant en tête l’ancrage du trumpisme.
Ce souci d’apaisement national se traduira à l’extérieur en matière de politique commerciale. L’administration démocrate devrait se montrer soucieuse de protéger le marché, les entreprises et les emplois américains, et plus généralement des attentes de la classe moyenne. Car si elle a été critiquée sur la scène internationale, la politique protectionniste de Donald Trump n’a pas tant déplu aux électeurs, auprès de qui le discours pro-mondialisation ne fait plus recette. Tout en étant certainement moins impulsive et agressive que celle des droits de douane à tout-va, contre les produits chinois comme européens, la politique commerciale américaine devrait conserver des airs de protectionnisme.
Cette pérennité concernera en premier lieu les relations avec la Chine. Joe Biden tentera certainement de mettre un terme au climat de guerre froide installé par le discours tonitruant anti-chinois martelé par son prédécesseur. Il ne prévoit néanmoins pas de se montrer plus accommodant vis-à-vis de Pékin, de ses pratiques de concurrence commerciale jugées déloyales, et des enjeux politiques et industriels liés à l’essor accéléré des technologies chinoises de l’information et de la communication. La confrontation pourrait même aller plus loin, quant à la menace chinoise en Mer de Chine méridionale et contre Taïwan, ou encore les atteintes à l’État de droit à Hong Kong. Aussi, malgré un changement de ton, l’alternance politique à Washington n’augure pas forcément une amélioration dans les relations avec Pékin, bien au contraire. La rivalité sino-américaine constitue désormais un phénomène structurel. Gage à l’UE de se donner les moyens de se garantir des effets collatéraux.
Un enjeu pourrait néanmoins constituer un terrain d’entente entre les États-Unis et la Chine, sur lequel l’UE pourrait d‘ailleurs jouer le rôle de médiateur : le climat. À rebours de son prédécesseur pour le moins climato-sceptique, Joe Biden a fait de la lutte contre le changement climatique et de la protection de l’environnement l’un de ses principaux chevaux de bataille. Il a d’ailleurs promis le retour des États-Unis dans l’accord de Paris dès son investiture, et nommé une figure importante pour s’occuper du dossier climatique : John Kerry, candidat (déçu) à la présidentielle de 2004 puis Secrétaire d’État de Barack Obama, représentant des États-Unis à la COP21. Au-delà du symbole, on attend davantage Joe Biden au tournant sur la mise en œuvre de l’accord, la protection des espaces naturels, la lutte contre les incendies, et la mise en œuvre de son ambitieux plan de transition énergétique. Sur ce dernier point, le Pacte vert doit pouvoir servir à l’UE de boîte à outils pour accompagner le réengagement des États-Unis dans le régime climatique international. Mais Joe Biden, qui a également promis de renouer avec les cols bleus et la classe moyenne en soutenant leur pouvoir d’achat et l’emploi notamment au sein de la « Rust Belt » du Nord-Est des Etats-Unis, devra là encore jouer les équilibristes.
En matière de sécurité internationale, la nouvelle administration devrait revenir à l’approche portée par Hillary Clinton puis John Kerry. Soit un discours plus constant vis-à-vis de la Russie, plus ferme vis-à-vis de la Turquie, moins accommodant vis-à-vis d’Israël (notamment sur la question des colonies et du processus de Paix) comme des autocraties saoudienne et égyptienne. Mais également plus diplomatique envers l’Iran, avec en ligne de mire une reprise des discussions sur l’accord nucléaire, après la sortie des États-Unis sous Donald Trump. Sur nombre de sujets, les Européens pourront compter sur les États-Unis pour engager un dialogue plus pragmatique et faire front commun, ou du moins, ne pas se faire front. Mais nul ne doit se faire d’illusion : dans la droite ligne de la politique de Barack Obama, dont il a été le Vice-président, la politique étrangère de Joe Biden sera aussi celle d’un retrait américain de Méditerranée et du Moyen-Orient, et d’une demande de responsabilisation des Européens. Ces derniers devront prendre davantage en main leur propre sécurité (notamment au sein de l’OTAN), dans un contexte de crises migratoires et sécuritaires à leur portes - ce qui va dans le sens du débat européen sur l’autonomie stratégique.
Mais si la politique étrangère sera incarnée par un Secrétaire d’État francophone, francophile et plutôt bienveillant vis-à-vis de l’UE, Antony Blinken, avec lequel les chancelleries européennes et les institutions de l’UE espèrent à juste titre engager un dialogue pragmatique, tout ne sera pas si simple. Pour l’accord sur le nucléaire iranien, l’ambition est certes de réengager les discussions, mais en intégrant la question des missiles balistiques, ce que Téhéran ne concèdera pas facilement. Sur la question du conflit israélo-palestinien, l’équipe de Joe Biden a annoncé que Washington ne reviendra pas sur la décision de D. Trump de déplacer leur ambassade en Israël de Tel-Aviv à Jérusalem.
Porteuse d’espoirs, l’alternance politique américaine ne fait donc pas illusion. Plus qu’une restauration, l’opportunité que les Européens doivent saisir est celle d’une transformation des relations.
Une politique européenne de la main tendue, une souveraineté stratégique à affirmer
En vue du sommet États-Unis-UE envisagé au premier semestre 2021, la Présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, et le Haut-Représentant Josep Borrell ont présenté leur feuille de route pour un « nouvel agenda transatlantique ». Avec quatre axes majeurs : la lutte contre la pandémie de la Covid-19 ; les changements climatiques et la protection de l’environnement ; le commerce et le numérique ; la démocratie, les droits de l’homme, et la sécurité.
Si concrète soit-elle, cette feuille de route concerne des domaines dans lesquels la coopération a été fortement handicapée par la politique républicaine (commerce, droits de l’homme), ou est quasi-inexistante (santé, numérique), ou qui ont souffert d’être trop politisés selon les alternances politiques et pour lesquels un cadre de coopération plus stable manque à l’appel (climat et environnement). Cette feuille de route s’assimile donc à une politique de la main tendue, qui repose sur des attentes fortes de l’UE. Or, qu’il soit question de santé publique (où l’intégration européenne reste trop limitée), de lutte contre les changements climatiques et de préservation de l’environnement (où l’UE, leader mondial, peut faire mieux pour mettre en œuvre les initiatives), de commerce international (où le puissant bloc européen souffre encore trop d’être une victime collatérale de la rivalité sino-américaine), de démocratie, de droits de l’homme et de lutte contre la corruption (où l’UE doit d’abord « faire le ménage » chez elle pour gagner en crédibilité internationale), ou de sécurité et de défense (alors que l’Europe de la défense émerge moins timidement qu’auparavant mais qu’une réflexion en profondeur s'impose pour mettre à jour les termes de la relation UE-OTAN), il s’agit pour les Européens de prendre leurs responsabilités.
Cette dernière doit s’appuyer sur la construction d’une plus grande crédibilité : le point de départ en est une réflexion sur la souveraineté stratégique européenne.
En remettant en cause le lien transatlantique, Donald Trump a incité les Européens à s’interroger davantage sur leur dépendance aux États-Unis, notamment en matière de sécurité et de défense. Coopération structurée permanente, Initiative européenne d’intervention, Fond européen de Défense, Strategic Compass… l’Europe a fait davantage de progrès en quatre ans de présidence de D. Trump que jamais auparavant. Certains pourraient même en regretter le sursaut de lucidité permis par la rupture alors engagée.
La crise des relations transatlantiques a donc contribué à « faire l’Europe », dans le sens de plus d’autonomie stratégique. Au-delà de la sécurité et de la défense et de la relation transatlantique à proprement parler, c’est ce concept d’autonomie stratégique même qui a été élargi. Au cœur de la guerre commerciale sino-américaine, l’UE, si elle a souffert d’une position de victime collatérale, a néanmoins affirmé une position indépendante vis-à-vis de la Chine. Face à la crise de la Covid-19, les Européens ont pris conscience des défaillances liées à leur dépendance industrielle et à leur manque d’autonomie en matière de santé. Par ailleurs, sur les plans économique et budgétaire, l’UE et ses institutions se sont renforcées, via un plan de relance synonyme d’extension inédite des pouvoirs de la Commission, avec une autonomie d’emprunt et de dépense à peine envisageable jusque-là. Résulte donc de la crise de la Covid-19 un concept d’autonomie stratégique élargi.
Face au risque d’être reléguée au rang de partenaire mineur des États-Unis, l’UE doit faire siens les enjeux des grands chantiers auxquels s’attaquera Joe Biden et être non seulement force de propositions, mais aussi prendre les devants et montrer la voie. Car si la construction européenne a pu bénéficier d’un partenariat transatlantique puissant, c’est aujourd’hui d’une UE forte et crédible dont dépend la solidité d’une relation transatlantique renouvelée.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Brice Didier, Fellow de l'Institut Open Diplomacy, travaille principalement sur la PESC ainsi que sur les relations transatlantiques.