La crise pandémique que nous traversons actuellement nous pousse à la réflexion, au bilan et à l’observation des trajectoires structurant les dynamiques sociétales. C’est dans ces circonstances si particulières, mêlant paradoxalement l’excitation d’observer le monde qui change à la sidération face à la violence de la crise, qu’agissent les think tanks.
C’est avec ce regard troublé par l'hyper vigilance anxieuse et l’excitation anormale que nous nous efforçons de regarder la décennie de crise passée depuis la fondation de notre centre de réflexion.
Car cette situation d’incertitude structurelle - que nous avons déjà connue durant la crise des subprimes et le tsunami économique qui l’a suivie - nous amène à nous interroger sur la raison sociale du think tank dans nos sociétés contemporaines.
Si la fluidité des conjonctures peut flouter nos repères, il est du devoir de telles organisations de maintenir, en conditions opérationnelles, la boussole de nos valeurs dans l’animation du débat public : éviter la chute en éclairant les risques.
Le premier d’entre eux est indéniablement celui de l’aveuglement. Il résulte du repli des sociétés sur elles-mêmes. La peur d’une menace diffuse importée (ici un virus encore peu compris) porte en elle la dangereuse tentation du nationalisme outrancier.
Par son travail d’enquête et son rôle informatif, tout think tank a le devoir de prévenir la cécité collective, amenant à la rupture du lien transnational, en alertant sur les enjeux qui nécessitent une vigilance commune.
Et tandis que la pandémie nous inquiétait par ses conséquences humaines comme sociales, rappelons que certains phénomènes majeurs ont échappé à notre vigilance.
En Europe, nous avons perdu de vue certains régimes démocratiques : voyez la Hongrie d’Orban, qui vient d’obtenir les pleins pouvoirs de son parlement contre toutes les valeurs fondamentales de l’Union.
Simultanément, notre regard s’est détourné de ces théâtres de guerre où l’inhumain, l’arbitraire et le génocidaire ont prospéré : voyez la Syrie de Bachar.
Partout, notre attention a décru face aux forces autoritaires qui exploitent la crise sanitaire pour imposer des choix liberticides ou disrupter des régimes démocratiques : voyez l’Israël de Netanyahou, qui vient de reprendre la tête du gouvernement.
Les dérives hier dénoncées se drapent aujourd’hui dans les plis de notre voile d’ignorance, parfois véritable, souvent feinte. Le travail du think tank est de veiller. C’est primordial afin de ne pas perdre de vue ces dérives et ruptures risquant de ressurgir une fois la crise passée.
Le risque d’aveuglement menace également notre rapport aux alliés. Toute période de crise porte en elle son lot de peurs irrationnelles, à la source de tensions entre États et sociétés.
Ici l’autre, l’étranger, représente le risque de porter la menace contre nous. La méfiance s’installe. Et dans le tourbillon d’une telle crise sanitaire, la passion a souvent pris le pas sur la raison dans la recherche des responsabilités. Voyez les proportions prises par les tensions sino-américaines ou encore l’état dans lequel le système multilatéral sort de cette crise !
Chez nous, c’est à nouveau Bruxelles qui a été la cible de toutes les véhémences. Regardons le cas italien : les discours acerbes et exacerbés de la Lega ont surfé sur le sentiment d’abandon d’une partie de la société italienne. Un think tank n’a jamais à juger avec condescendance les aspirations populaires qui sous-tendent de telles critiques. Jacques Delors ou Enrico Letta ont, à juste titre, alerté contre le risque d’une sous-estimation de cet euroscepticisme des marges en appelant l’Union à réagir. Mais la mission publique d’une telle organisation est d’aider à prendre patience, à rationaliser les craintes, à formaliser les attentes, à plaider pour la bonne réponse politique.
En parlant du temps long, nous servons à ralentir les phénomènes d'emballement, à expliquer les coups de menton, à clarifier les enjeux. Si les Etats-Unis n’avaient pas rompu avec leur establishment stratégique, peut-être auraient-ils un président moins brutal avec l’Histoire ? Car le rôle d’un think tank est bien d’alerter sur les risques que les pressions populistes font courir à la coopération internationale.
Enfin, nos arènes de débats restent primordiales en temps de crise car nous n’avons jamais autant de narratifs manipulatoires à démasquer, de faits dissimulés à mettre en lumière, de récupérations politiques à dénoncer. Le populisme vampirise les crises : il dévitalise ceux qui les subissent pour gagner quelques heures avant que la raison ne fasse jour sur ses dents longues !
L’expertise étayée, la rationalité, même limitée, le débat non-partisan sont nécessaires en démocratie libérale. Pour battre en brèche la propagande. Pour chasser les récits complotistes qui pullulent sur les médias sociaux. Pour réduire les effets dévastateurs de l’incertitude face aux grandes ruptures. Pour mettre en cohérence ce qui nous frappe, en temps de crise, avec ce que nous pouvons encore faire.
Nous ne sommes pas loin des clubs libéraux qui ont permis la révolution de transformer la monarchie anglaise, de fonder les Etats-Unis d’Amérique ou de fonder la République en France. Depuis des siècles, les think tanks offrent une arène de discussion. La disputatio qui animait les herméneutes et les exégètes au Moyen-Âge n’a pas pris une ride. C’est ce qu’un think tank doit encore faire aujourd’hui pour nous autres, animaux politiques.
Car ce dialogue expertisé - tantôt par les scientifiques, tantôt par les journalistes - est le sang qui coule dans les veines démocratiques. Il est la meilleure des armes contre la tentation totalitaire et son lot de mensonges.
La propagande virulente de la diplomatie chinoise, mêlant la diplomatie du masque à la promotion du succès de Pékin contre “l’échec occidental” dans la gestion de cette crise, aurait pu séduire si des experts internationaux ne s’étaient interposés partout. Retour aux données empiriques, exit les dérives dystopiques.
Ce faisant, tout think tank a un triple devoir envers les citoyens. Le devoir d’audibilité. C’est pourquoi nous pensons que ces institutions de réflexion doivent constamment récuser le jargon sans jamais verser dans la simplicité. Le devoir de proximité. C’est pour cela que ces centres intellectuelles doivent développer des stratégies participatives et entretenir un lien direct avec les bénéficiaires des politiques publiques auxquelles ils réfléchissent. Et surtout, le devoir d’humilité. Un think tank n’aurait pas droit de cité s’il plaidait sans prudence et omettant les premiers principes de l’épistémologie poppérienne : une idée ne pourrait être mise en circulation sans accepter de risquer la falsification, c’est-à-dire de souffrir la contradiction jusqu’à ce qu’aucun fait ne puisse en saper les fondements.
C’est à ces trois conditions que peuvent alors se réconcilier le Savant, le Prince et la Cité. Pour que celle-ci vive au mieux.