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La Syrie : échiquier du grand jeu diplomatique

| Entretien avec Michel Duclos, diplomate et conseiller spécial à l’Institut Montaigne

2 avril 2020

Ambassadeur en Syrie de 2006 à 2009, après avoir été représentant permanent adjoint de la France aux Nations unies, Michel Duclos est diplômé de l'Ecole Nationale d'Administration (ENA). Il est notamment l'auteur de La Longue Nuit Syrienne (2019) aux éditions de l'Observatoire.

La Syrie : retour sur un conflit internationalisé

Raphaël Gourrada (Fellow de l'Institut Open Diplomacy) - Depuis neuf ans, la Syrie a concentré sur son territoire les principaux enjeux géopolitiques de la région. Quelle lecture pouvez-vous faire de la trajectoire syrienne depuis les premiers sursauts révolutionnaires de mars 2011 ?

Michel Duclos - Ma clé de lecture principale se focalise sur le grand nombre d’interventions extérieures et leur asymétrie. La Russie et l’Iran ont soutenu le régime au départ. Puis, l’Arabie Saoudite, le Golfe et les occidentaux ont, quant à eux, soutenu de manière moins massive la rébellion. À partir de 2015, la Russie intervient, alors que les occidentaux réduisent leur soutien à rébellion pour se concentrer sur la lutte contre Daech. Nous assistons donc à une forme d’asymétrie dans les interventions extérieures, les Occidentaux agissant modérément, les Iraniens s’engageant au contraire à fond.

Comme vous l’avez dit, au début nous étions dans une confrontation entre les pays du Golfe et l’Iran. Mais les Russes se sont ajouté par la suite, ainsi que les Turcs, et les États-Unis soutenant les Kurdes du nord-est du pays… Les Saoudiens ont fini par se détourner de ce théâtre. Toutefois, la confrontation entre l’Iran et Israël s’accentue. Il en va de même de la Turquie et des Kurdes, ainsi que de la Turquie contre le régime et la Russie, plus récemment.

Aujourd’hui, nous pouvons simplifier en disant qu’Assad a maté la rébellion, mais la guerre se poursuit désormais entre puissances régionales.

RG - Vous évoquiez à l’instant la rébellion matée par les forces du régime. Qu’en est-il de l’opposition civile ? Existe-t-elle toujours en tant qu’acteur constitué et organisé ? Quelle légitimité a-t-elle sur la scène syrienne ?

MD - C’est très difficile à dire, il n’y a pratiquement plus de combattants armés se réclamant d’une philosophie modérée. La question est : que pense la société civile syrienne ? Personne ne peut le dire. Le régime a des soutiens incontestables, cela ne fait aucun doute, mais force est de constater la persistance de manifestations même dans les régions contrôlées par le régime. N’oublions pas que les régions alaouites sont éprouvées moralement par le massacre de leurs fils, tout au long de cette guerre pour la sauvegarde du régime.

Cet éclatement et ces fractures ont toujours été là au sein de la société syrienne, mais les sunnites, qui représentent 70% de la population arabe de Syrie, n’ont pas d’homogénéité : les villes ne sont pas les campagnes, les populations d’Alep ne sont pas identiques sociologiquement aux populations de Damas, etc… Si nous pouvons parler d’une ‘asabiyya [NDLR : concept du philosophe Ibn Khaldoun (XIVe siècle) désignant un groupe caractérisé par une forte cohésion, un « esprit de corps »] alaouites mais pas ‘asabiyya sunnite. Il existe bien une nation syrienne mais reposant sur une société fracturée.

RG - Une autre question centrale est celle des réfugiés. Dans quelle mesure peut-on lier leur retour sur le sol syrien à une reconnaissance implicite de l’état de fait actuel et donc de la légitimité de Bachar Al Assad et de son régime ?

MD - Dans ce genre de situation, il y a toujours une grande tentation de reconnaître le vainqueur. Dans le cas de la Syrie d’aujourd’hui c’est beaucoup plus difficile car le bilan est lourd : plus de 600 000 morts font d’Assad un criminel de masse il est donc difficile de le relégitimer. Nous voyons surtout que le régime fonctionne de la même manière qu’avant 2011, selon le même logiciel : il fait régner la terreur, les arrestations se multiplient au sein de la population civile, ainsi que les exactions, etc… Il est donc inconcevable pour un dirigeant de régime démocratique de soutenir le retour des réfugiés sur le sol syrien, sachant ce qui les attend. Un réfugié rentrant chez lui sera arrêté, recruté de force par l’armée, forcé à combattre, ou bien il retrouvera sa maison détruite etc… SI nous voulons aider les réfugiés, il faut les aider sur place, dans les camps. Notons également, que le gouvernement libanais a lui-même changé sa politique vis-à-vis du retour des réfugiés.

Le terrain des reconfigurations d'équilibre

Raphaël Gourrada - À l’échelle régionale, voire mondiale, la Syrie apparaît comme le terrain par excellence sur lequel s’est opéré le basculement stratégique entre puissances, en termes d’influence. Dans quelle mesure cet équilibre des forces se répercute sur la scène régionale ?

Michel Duclos - C'est un point vraiment fondamental car le conflit syrien a été le catalyseur d’une recomposition de l’équilibre des forces. L’extension de l’influence et de la présence iranienne vers la méditerranée en est un exemple très parlant : Téhéran a ainsi établi son corridor chiite. Notons également le retour en force de la Russie dans la région grâce à son intervention en Syrie. Troisièmement, le désengagement américain est rendu plus visible, à la lumière de son retrait du nord-est du pays. Quatrièmement, Israël et la Turquie ont désormais un rôle plus exposé. Israël a vu la menace iranienne arriver à ses portes, et est obligé, pour y faire face, de s’adresser à Russie et non plus aux Etats-Unis. Il en va de même pour la Turquie qui, pour résoudre ses problèmes syriens, s’adresse à Moscou et non à Washington. Voilà en quoi la Syrie a complètement modifié les rapports de force dans la région. Et l’Union Européenne est également complètement marginalisée.

 

Il faut toutefois admettre que certains jeux d’alliance et de contre alliance se seraient opérés sans ces développements syriens : c’est surtout le cas de l’opposition entre la Turquie et le Qatar d’un côté, et l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis et l’Egypte de l’autre. Ce jeu s’est transposé sur le théâtre syrien car les Egyptiens ont assez vite renoué avec Assad dans sa lutte contre Daech, les Emirats ont, quant à eux, rouvert leur ambassade en Syrie, et l’Arabie Saoudite peut également le faire.

RG - Compte tenu des affrontements actuels entre forces turques et loyalistes, Ankara est-elle encore un arbitre du conflit ou un acteur comme un autre ? Son implication directe dans le conflit lui a-t-elle fait perdre son statut d’arbitre ?

MD - La Turquie est un acteur et non un arbitre, c’est clair. Elle a sauvé la face grâce aux dégâts qu’elle a infligé à l’armée syrienne lors des derniers affrontements. Toutefois, l’Accord de Moscou [NDLR : accord du 6 mars 2020 entre la Russie et la Turquie entérinant le cessez-le-feu au sein de la poche d’Idlib, ainsi que la mise en place d’un corridor d’observation par des patrouilles conjointes] est un recul considérable pour Erdogan. L’accord va-t-il tenir ? Les observateurs considèrent aujourd’hui que non. Toutefois, certaines dynamiques peuvent néanmoins différer la reprise des combats. La situation sanitaire actuelle [NDLR : la crise sanitaire mondiale du COVID-19] peut jouer ce rôle.

Quelles perspectives pour la France sur ce terrain ?

Raphaël Gourrada - Au regard de ces différents acteurs, quel rôle peut espérer jouer la France sur l’échiquier diplomatique syrien ? Comment expliquer une telle impuissance ?

Michel Duclos - L'explication de cette relative impuissance est simple : en Syrie depuis 2011, ce sont les armes qui ont parlé. Lorsque nous affirmons qu’il n’y a pas d’option militaire, mais que celle-ci est politique, c’est malheureusement le contraire qui s’est passé. Les Russes et les Turcs ont choisi cette option, et la FR ne pouvait pas se mesurer à cette situation. Nous nous sommes donc concentrés sur lutte contre Daech. Alors qu’un scénario consacrant l’usage des armes s’est mis en place, nous n’avons pas été présents. Donc nous ne sommes pas présents non plus lors des discussions, des négociations. Ce n’est pas pour autant fini pour notre diplomatie. En effet, les Russes ont bien réussi sur le terrain syrien pour l’instant, mais les difficultés arrivent. Pour employer une métaphore économique, ils vont faire face aux rendements décroissants de leur investissement . La question d’un véritablement règlement politique va se poser pour la Russie. Ce n’est pas le cas pour l’instant car, à Moscou, ceux qui font la politique, ce sont ceux qui détiennent les armes. Lorsque les difficultés s’accumuleront, la diplomatie, du moins faut-il l’espérer, rejouera un rôle.

RG - Dans quelle mesure l’impotence diplomatique française ont-elles nuit à l’image de la France auprès de ses partenaires kurdes, et ont-elles érodé son image comme celle des États-Unis de Trump ?

MD - Nuançons le propos, nous ne sommes pas totalement impuissants vis-à-vis de la Turquie, celle-ci a besoin de l’Union européenne, et inversement. La conférence virtuelle de la semaine dernière [NDLR : conférence du 17 mars 2020] entre Erdogan, Johnson, Merkel et Macron a bien eu lieu. Les Kurdes ont contre eux les Turcs, le régime syrien et l’Iran. De plus, ils savent que la protection américaine est très aléatoire. Ils souhaitent toutefois négocier avec Damas mais le régime est très intransigeant. Concernant la France, sur le plan militaire, nous ne pouvons pas être présents dans le nord-est de la Syrie sans les Etats-unis. Nous entretenons de bonnes relations avec les Kurdes mais c’est le parapluie sécuritaire américain qui compte.

RG - Quels canaux diplomatiques et leviers d’influence la France peut-elle espérer avoir en Syrie dans le cas d’une victoire définitive du régime, après l’avoir condamné et avoir soutenu la rébellion ?

MD - C'est très simple, nous pouvons vivre sans relations avec Damas. L’idée selon laquelle il faut ouvrir une ambassade pour avoir une influence dans un pays est erronée. Nous avons débuté cette discussion en évoquant mon expérience en tant qu’ambassadeur, nous ne dialoguions pas avec Damas jusqu’en 2008. La France a essayé à plusieurs reprises différentes méthodes avec les Assad, père et fis, qui n’ont pas marché ou abouti. Le régime syrien n’est pas susceptible de se plier à l’influence d’un pays occidental, en l’état actuel des choses.

À mon sens, renouer contact avec Assad, à l’issue de ce conflit, serait inutile et nous perdrions beaucoup en termes de crédibilité.

RG - Si tant est que cela soit possible de se projeter, quelles perspectives futures dressez-vous pour la Syrie ?

MD - Il ne faut pas se leurrer, la société syrienne est profondément traumatisée, il lui faudra des décennies pour se soigner et panser ses plaies. Les traumatismes au sein de cette société sont d’une violence inouïe, regardez les médias : les femmes ne vont pas au bout de leurs grossesses en raison du stress et de l’anxiété qu’elles éprouvent ; des milliers d’enfants ne sont pas scolarisés ; des millions de réfugiés s’entassent dans des camps, etc... De plus, les Syriens qui ont émigré et qui se sont installés en Scandinavie ou au Canada ne reviendront pas. L’avenir semble affreux pour la nation syrienne.

 

Plusieurs scénarios sont possibles : soit Assad reste au pouvoir, mais dans ce cas je ne vois comment les Occidentaux pourront contribuer à la reconstruction du pays. Les Autrichiens ou les Hongrois pourront peut-être investir ici et là. Mais les investissements massifs ont peu de chance de se développer en raison de la corruption endémique du régime.

 

Un autre scénario est possible si la Russie lâche Assad. Dans ce cas, n’importe quel autre gouvernant sera accepté par la communauté internationale car pour éteindre l’incendie, il faudra reconstruire des routes, et relancer le pays. Les difficultés vont toutefois s’accumuler dues à la faiblesse de la cohésion sociale syrienne, l’absence de cadres et gouvernance au niveau étatique. Il faudra probablement une tutelle internationale, mais dans le cadre de la discorde internationale actuelle, c’est très difficile à imaginer. Certains voient cette tutelle potentiellement exercée par les Chinois à l’avenir, qui opèrent un retour dans la région, mais nous n’en sommes pas encore là.

 

En revanche, dans cet horizon lointain, les Européens pourraient trouver à s’employer et jouer un rôle de premier ordre dans le cas d’un changement de gouvernant, et donc d’un départ d’Assad. Nous avons l’expérience de la reconstruction post-conflit, les moyens financiers de la mettre en place et des intérêts dans la région. Autant de facteurs et d’atouts pouvant conditionner notre retour sur l’échiquier syrien.