Revenir au site

Union européenne : naissance d'une souveraineté fiscale ?

| Romaric Nazon

18 mars 2021

Le plan Next Generation EU - NGEU, qui prévoit un emprunt de 750 milliards d’euros au nom de l’Union européenne - UE sur les marchés de capitaux, sera financièrement supporté par les ressources propres de cette dernière. La réforme actuelle du système des ressources propres qui prévoit la création, la refonte ou la hausse de ces dernières tend à définir de nouvelles catégories de ressources propres. Ainsi, les remboursements des prêts du NGEU appartiendra-t-il aux ressources propres déjà existantes et à l’apport de nouvelles d'entre elles, voulues par la réforme. L’association d’un emprunt mutualité et d’impôts propres serait susceptible d’aboutir à un fédéralisme financier.

Cette question du fédéralisme nous ramène au débat sur la nature de l'UE, les institutions européennes pouvant s'interpréter comme la préfiguration d'une construction fédérale. Si l’on dresse un parallèle avec le système allemand, le Conseil de l'UE serait l’équivalent de la Chambre des États (Bundesrat) partageant le pouvoir législatif avec le Parlement européen, qui constituerait la Chambre représentant d'une façon plus directe les citoyens européens (Bundestag). Toutefois, l'UE peut aussi s'analyser en tant que structure inédite n'ayant pas de précédent. 

La création de nouvelles ressources propres, qui donnerait corps à l'idée d'impôt européen, serait un facteur allant dans le sens de l'édification d'une fédération européenne. Cela aurait un impact positif sur l'autonomie financière de l'Union, renforcerait les liens de cette dernière avec les citoyens et accroîtrait la cohérence fiscale entre les États européens. Ainsi, une des implications indirectes de NGEU sera-t-elle la naissance d'une véritable souveraineté fiscale européenne s'appuyant sur un fédéralisme financier ?

Des ressources propres de l'UE dépendantes des États membres 

L’examen des ressources propres de l'Union et du processus décisionnel quant à leur modification montre qu'elles sont tributaires des décisions et des financements des États membres.

L'article 311 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne - TFUE permet d'introduire le sujet des ressources propres de l'UE. Il dispose tout d’abord que l'Union se dote des « moyens nécessaires » pour remplir ses objectifs et pour conduire ses politiques (alinéa 1). Il dispose ensuite que le budget européen est financé principalement par des ressources propres (alinéa 2), qui sont créées ou abrogées par le Conseil à la suite d'un processus décisionnel (alinéa 3) et qu’enfin ce dernier peut adopter « des mesures d'exécution du système de ressources propres » après approbation du Parlement européen (alinéa 4). 

De cet article apparaissent plusieurs aspects décisionnels essentiels. Le Conseil, qui se compose des représentants des États membres au niveau ministériel, a le monopole de la décision en matière de ressources propres à l'intérieur des institutions européennes. Dans cette répartition des pouvoirs, le Parlement européen se retrouve réduit à un rôle consultatif, qui contraste avec celui des parlements nationaux qui doivent, eux, se prononcer sur les décisions européennes relatives aux ressources propres. 

Les ressources propres - RP de l'Union se divisent en plusieurs catégories. Tout d’abord, les ressources propres sur le revenu national brut (RNB), qui représentent 72 % des RP totales. Elles consistent, par l'application d'un taux uniforme sur le RNB de chacun des États, en des contributions nationales versées par les États membres et varient en fonction de leur richesse et des mécanismes de correction (rabais). L'UE perçoit ensuite les ressources propres « traditionnelles » qui englobent parmi celles-ci des recettes fiscales dont les droits de douane. Une troisième catégorie se fonde sur la ressource propre TVA, il s'agit d'un prélèvement sur la taxe des États membres. Les autres recettes dans les ressources propres rassemblent désordonnément : les impôts versés par les fonctionnaires et les agents de l’Union sur leurs rémunérations ; les contributions de pays tiers à certains programmes de l’UE ; les amendes payées par les entreprises qui enfreignent les règles de concurrence ou d’autres législations. A cela il convient de rajouter l'éventuel excédent budgétaire de l'exercice précédent, et à partir de cette année 2021 une nouvelle ressource propre avec les  « contributions nationales calculées sur la base des déchets d’emballages en plastique non recyclés ». 

Il convient de souligner que cette classification des recettes est soumise à controverse. En effet, prenons le cas de la ressource propre sur le RNB : elle n’en serait pas vraiment une, car il s'agit de contributions financières acquittées par chaque État membre. Les authentiques ressources propres résideraient donc selon une acception majoritaire dans les recettes fiscales.

Systèmes fédéraux et construction européenne : brève étude fiscale comparée

Si l'impôt, par le partage du pouvoir fiscal et par la répartition des recettes fiscales, est présent dans le fonctionnement financier des fédérations, ceci est moins évident au sein de l'UE. 

L'autonomie fiscale des États fédérés diffère d'un système fédéral à un autre. La caractéristique du système fiscal en Allemagne est celui d'un partage des recettes fiscales entre l'État fédéral (Bund) et les États fédérés (Länder) par des impôts partagés. A titre d'exemple, le produit de la TVA est réparti entre ces deux échelons. Le Bund détient les compétences législatives sur les impôts partagés et les Länder s'occupent quant à eux du recouvrement de ces recettes fiscales. Ce procédé assure une harmonisation fiscale par le haut depuis l'État fédéral.  

Il y a, aux États-Unis, une co-souveraineté fiscale entre la Fédération et ses États fédérés. Le domaine fiscal est une compétence concurrente entre les échelons étatiques, ce qui donne une autonomie fiscale étendue aux entités fédérées qui disposent du pouvoir législatif pour créer et modifier des impôts. Par exemple, l'État de Californie dispose d'un impôt sur le revenu des personnes physiques, à l’inverse de celui du Texas qui n'en a pas. Il en résulte que le contribuable américain doit s'acquitter à la fois d'impôts fédéraux et fédérés. La coopération fiscale apparaît comme une nécessité, en plus des dispositions constitutionnelles fédérales et fédérées, dans ce modèle, pour conserver une forme de cohérence fiscale. 

Quant à l'UE, si elle ne tend pas nécessairement à s'aligner sur des systèmes fédéraux déjà existants, nous pouvons dégager quelques ressemblances. Par exemple, l'harmonisation des impôts de la fiscalité indirecte fut une condition à la mise en place du marché intérieur européen, et a pour but « d’assurer l'établissement et le fonctionnement du marché intérieur et éviter les distorsions de concurrence » (article 113 du TFUE). Ainsi, le taux normal minimal de TVA au sein de l’UE ne peut être inférieur à 15 %. Cette harmonisation fiscale voulue existe dans d’autres systèmes fédéraux, comme les Etats-Unis. De l’autre côté de l’Atlantique, cette harmonisation s’est faite afin de conserver une unité au marché intérieur en équilibrant les fiscalités. 

S’agissant des droits de douane, la situation dans l’UE est également intéressante. Ceux-ci, fixés par l'Union, sont prélevés par les États membres. Pourtant, cette recette fiscale a un rendement affaibli par les engagements internationaux de l'UE. Une analogie très limitée peut être faite avec les impôts décidés par l'État fédéral allemand et recouvrés par les Länder (impôts partagés). Il manque à l'UE en comparaison des systèmes fédéraux une fiscalité fédérale « réelle » : c’est à dire des recettes fiscales créées et fixées en commun entre le Conseil de l'UE et le Parlement européen, frappant directement les citoyens-contribuables européens (tel que l'impôt sur le revenu national). Ceci impliquerait d’aller plus loin dans une construction fédérale plus intégrée.

La crise de la Covid-19 créatrice indirecte de nouvelles ressources propres

L’Union européenne se bâtit dans les crises et celle de la Covid-19 sert indéniablement d'accélératrice à la volonté de mettre en œuvre un vaste projet de renouveau des ressources propres.

Le Conseil européen du 17-21 juillet 2020 a abouti à un accord entre les chefs d’Etats ou de gouvernement qui y siègent quant à un plan de relance économique, afin de répondre aux effets socio-économiques de la crise de la Covid-19. S'associe au cadre financier pluriannuel 2021-2027, le plan NGEU qui engage l'Union à emprunter 750 milliards d'euros supplémentaires. Ainsi, le budget à long terme de l'Union s’établit à 1 074,3 milliards d'euros. 

Face à cet effort financier, l'Union « s'efforcera de réformer le système des ressources propres et d'introduire de nouvelles ressources propres », dontcelles introduites après 2021 devraient concourir au remboursement de NGEU. L'accord prévoit des modifications portant sur certaines ressources classiques, à l'image de la ressource fondée sur la TVA, et un relèvement du plafond des ressources propres pour accroître la marge de manœuvre budgétaire de l'UE (passage de 1,2 % à 1,46 % du RNB).

La réforme des ressources propres et la recherche d'indices d'une fiscalité européenne conduisent à étudier la décision 2020/2053 du Conseil du 14 décembre 2020 et l'accord interinstitutionnel du 16 décembre 2020. 

La décision du Conseil concerne les ressources propres et dispose de la création à partir de 2021 d'une « nouvelle catégorie de ressources propres fondée sur des contributions nationales calculées sur la base des déchets d’emballages en plastique non recyclés ». La proposition d'instaurer cette ressource propre revient à l'origine à la Commission européenne. L'inconvénient de cette nouvelle recette est qu'elle repose sur les États membres et non directement sur les citoyens, c’est-à-dire les contribuables. Elle est parfois qualifiée à tort de « taxe plastique » car elle ne correspond pas à un impôt propre mais ressemble plutôt à la recette fondée sur le RNB. 

L'accord interinstitutionnel entre le Parlement européen, le Conseil et la Commission est plus encourageant : il détaille une feuille de route pour l'introduction de nouvelles ressources propres. Cette feuille de route comprend un calendrier qui inclut des dates de proposition par la Commission et des dates de vote par le Conseil. L’appréciation quant à la nature de la feuille de route est différente entre les institutions : elle a une valeur indicative pour le Conseil alors que le Parlement européen considère qu'elle serait juridiquement contraignante. 

Il conviendra de suivre les prochaines étapes de la construction de nouvelles ressources propres pour voir si de véritables recettes fiscales seront élaborées. En juin 2021, la Commission exposera ses propositions relatives à la création de ressources propres, comprenant une redevance sur le numérique. Cela déboucherait sur de réelles recettes fiscales avec, par exemple, la mise en place d’un taux d'imposition européen. La création d'impôts à l’échelle européenne passera par l'uniformisation des impôts nationaux et la constitution de prélèvements fiscaux dépendant complètement de l'UE. Ce cheminement demande en parallèle de parvenir à une fédération politique et d'accorder en priorité un rôle de premier plan au Parlement européen égal à celui du Conseil, quant aux ressources propres. Sommes-nous en train d’assister à la naissance d'une souveraineté fiscale de l'Union ?

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Romaric Nazon, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, travaille sur le fédéralisme et l'organisation de la puissance publique.