Après 48 ans de vie commune et une séparation ayant requis presque cinq années de négociations, le Royaume-Uni a définitivement quitté l’Union européenne (UE) ce 1er janvier 2021. L’accord commercial de 1300 pages – conclu à la dernière minute – encadre les relations futures des deux parties sur de nombreux points mais en néglige certains. Le départ de l’une des plus grandes armées du continent – 1ère sur le plan aérien, 2ème sur le plan naval, 3ème en terme de dépenses et 5ème en terme d’effectifs – ne constitue-t-il pas à ce titre un revers majeur pour l’Europe de la défense ?
L’Europe de la défense - un débat sempiternel dans un contexte particulièrement sensible
Le Brexit intervient dans un contexte stratégique particulièrement instable pour le « vieux continent ». Alors que la sécurité environnante se dégrade en Europe – ou à défaut que la perception de l’insécurité, elle, se développe au sein des États membres – comment l’UE peut-elle peser sur la scène internationale sans le Royaume-Uni ?
L’Union européenne n’est pas sans ignorer les « points chauds » qui se multiplient à ses portes. La Russie en a suscité de nombreux : en 2008 déjà avec l’invasion en Géorgie lors de la deuxième guerre d’Ossétie du Sud et plus récemment encore avec la guerre du Donbass en 2014 et l’annexion de la Crimée. La Turquie, pourtant partenaire au sein de l’Alliance Atlantique, déstabilise elle-aussi les États membres par ses ambitions méditerranéennes. Enfin, le récent conflit au Haut-Karabakh témoigne d’une part, de la résurgence des guerres de conquête territoriale aux frontières mêmes de l’Europe et de l’autre, de l’échec de la diplomatie européenne, impuissante lorsque la volonté politique lui fait défaut.
Parallèlement, les quatre années de Donald Trump à la Maison Blanche ont mis en exergue l’instabilité du parapluie américain, au point de faire progresser sensiblement les ambitions européennes d’autonomie stratégique. Si Joe Biden multiplie les signes positifs à l’égard de la relation transatlantique - comme il le faisait encore récemment lors de la conférence sur la sécurité de Munich - les Européens doivent veiller à ne pas confiner l’UE dans un rôle de supplétif des États-Unis. Si, la construction européenne ne relève pas originellement d’une logique de puissance, les menaces qui pèsent sur la sécurité environnante de l’Union invitent néanmoins à reconsidérer sincèrement le projet d’une Europe de la défense à la hauteur de ses ambitions, capable de coaliser autour de valeurs et d’intérêts stratégiques communs. Reste que le retrait britannique ne facilite a priori pas une telle dynamique.
À 27 ou à 28, le débat ne reste-t-il pas finalement le même ?
Le Brexit contrarie davantage le projet d’Europe de la défense qu’il n’affecte concrètement les capacités dissuasives du continent. En effet, si les menaces sont bien réelles, l’UE n’est tout simplement pas capable, à ce jour, de rivaliser pleinement avec l’OTAN en termes de sécurité collective. Or, celle-ci repose également sur des relations bilatérales qui, elles, ne pâtissent pas ou peu du Brexit. Le Traité de Lancaster House (2010) témoigne par exemple de la relation singulière entre la France et le Royaume-Uni – liés ne serait-ce que par l’arme nucléaire – et de leur nécessaire coopération, au sein ou non de l’UE.
Le Brexit ne jugule peut-être pas définitivement le concept d’autonomie stratégique mais il n’efface pas non plus les nombreux litiges que celui-ci suscite à ce jour. Alors que le retrait britannique fait peser encore davantage l’Allemagne dans l’équation, le projet d’Europe de la défense diffère considérablement d’un gouvernement européen à l’autre. La tribune en novembre 2020 de la ministre allemande Annegret Kramp-Karrenbauer, selon laquelle « les illusions de l’autonomie stratégique européenne devaient prendre fin », n’a pas manqué de susciter de vifs débats au sein des capitales européennes. Au fond, à 27 ou à 28, Kissinger n’en demanderait pas moins le numéro de téléphone.
La méthode des « petits pas » appliquée à l’Europe de la défense
Parfois force de proposition, souvent un frein catégorique, le départ du partenaire britannique libère l’Europe de la défense de certains écueils jusque-là structurants. Les succès sur lesquels elle repose – à l’instar de l’initiative européenne d’intervention (IEI), de la capacité militaire de planification et de conduite (MPCC) ou plus récemment encore du Fonds européen de défense – constituent une première étape importante qui attend désormais d’être transcrite sur le plan opérationnel.
La Commission européenne, qu’Ursula Von Der Leyen voulait « géopolitique », fixe des objectifs ambitieux en la matière. La présidente de la Commission présentait en décembre 2020 une feuille de route pour « un nouvel agenda transatlantique » et dont la sécurité constituait alors un axe majeur. Les ministres européens de la défense s’accordaient quant à eux en juin sur un « strategic compass » afin de renforcer la coordination de l’UE face aux menaces extérieures.
Toutefois, ces initiatives n’en restent pas moins stériles sans la volonté politique nécessaire pour les soutenir ; une volonté qui dépasse le seul stade budgétaire ou stratégique et se manifeste, lorsque cela est nécessaire, par des actions concrètes. Le contexte lui serait pourtant propice mais les menaces extérieures relèvent presque toutes du ressort de l’OTAN. De fait, la plus-value de l’UE réside essentiellement dans les opérations de gestion de crise ou de sécurité coopérative, dites du bas du spectre. En se fixant des ambitions peut-être trop grandes et sur lesquelles l’UE aurait au mieux une compétence partagée, les États membres pénaliseraient plus qu’autre chose le projet d’Europe de la défense.
Une approche au contraire plus pragmatique, fondée sur des initiatives peut-être moins ambitieuses mais concrètes, permettrait de faire converger les intérêts stratégiques des États européens. Certaines opérations répondent pleinement de cette logique multilatérale, c’est valable par exemple dans le détroit d’Ormuz avec l’opération EMASOH ou bien au Sahel avec la Task Force Takuba qui coalise à ce stade un nombre encourageant de partenaires européens. La méthode des « petits pas » semble dès lors la plus pertinente pour que l’Europe puisse un jour affirmer d’une seule voix sa puissance.
Alors que le Brexit se réalise en actes depuis le 1er janvier 2021 et que la presse s’attache depuis à désigner point par point quelle partie sort gagnante du deal, il faut bien constater que la défense ne répond pas à cette logique et entraîne un isolement bien relatif du partenaire britannique. Paradoxalement, les quatre années de l’ère Trump se seront probablement avérées bien plus décisives pour le projet d’Europe de la défense que ne le sera le Brexit. Aussi, il convient de ne pas surévaluer les effets du référendum de 2016. À 27 ou à 28, l’UE doit continuer de clarifier ses ambitions - parfois contradictoires d’un État à l’autre - et engager une réflexion stratégique de fond tant sur sa doctrine à l’égard de l’OTAN que sur le projet en lui-même d’Europe de la défense.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Livio Bachelier, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, s'intéresse à la politique américaine et à la doctrine de défense.