La condamnation d’Alexeï Navalny à deux ans et demi de prison en février 2021 a été l’occasion pour les Européens d’exprimer leurs inquiétudes face à la situation politique en Russie. Derrière les messages de soutien adressés à l’opposant, la condamnation du régime russe est plus ou moins ferme selon les chancelleries. Ces différences de sensibilité se cristallisent autour de la question des sanctions. En politique étrangère les membres du club européen sont rarement sur la même longueur d'onde. La situation est encore plus délicate concernant la Russie : quel discours adopter devant cet imposant voisin, quant l’expérience de sa puissance diffère d’un membre à l’autre de l’Union européenne ?
En Europe, le rapport à la Russie divise les capitales d’Est en Ouest
Après l’effondrement de l’URSS en 1991, Moscou perd de son influence sur la scène internationale et souffre de mauvais résultats économiques. À son arrivée au pouvoir dans les années 2000, Vladimir Poutine souhaite redonner de la fierté à son pays. Selon la doctrine énoncée par le ministre des Affaires étrangères Andreï Kozyrev au milieu des années 1990, cette politique passe prioritairement par l’affirmation de la Russie sur son « étranger proche », à savoir les anciennes Républiques socialistes soviétiques. Les pays baltes et d’Europe de l’Est perçoivent dans cette approche une menace pour leur sécurité et se tournent davantage vers leurs voisins européens et les États-Unis pour assurer leur protection.
En Estonie, les craintes ne se sont pas éteintes lorsque le pays a été victime d’importantes cyberattaques au cours de l’année 2007, imputées au gouvernement russe. L’annexion de la Crimée et l’intervention hybride dans le Donbass en 2014 constitue pour ces pays une menace supplémentaire. C’est particulièrement le cas pour l’Estonie et la Lettonie, qui accueillent sur leur sol une importante minorité russe, représentant jusqu’à 25 % de la population. Ils craignent que la protection de ces « compatriotes de l’étranger » (selon l’expression de Vladimir Poutine) puisse servir de prétexte à une intervention russe. Cette crainte sécuritaire est renforcée par une dimension géographique : les pays baltes partagent leurs frontières avec la Russie à l’est, la Biélorussie - alliée historique de la Russie - au sud et de nouveau la Russie à l’ouest avec l’exclave de Kaliningrad. Moscou pourrait ainsi rapidement opérer la jonction entre la Biélorussie et Kaliningrad en occupant la fine bande de terre qui relie les États baltes à la Pologne, appelée le corridor de Suwalki. Cela aurait pour effet direct de les isoler de leurs alliés de l’OTAN.
Les pays baltes réagissent en augmentant leurs dépenses dans le domaine de la défense. La tendance, présente en Pologne et en République tchèque, est encore plus visible dans les pays baltes. Pour ces derniers, après un déclin au début des années 2000, les budgets militaires passent de 0,9 % à 2 % du PIB en moyenne entre 2014 et 2019.
À l’ouest, la Russie est davantage perçue comme un partenaire économique, pour des pays comme l’Italie et l’Allemagne, ou géostratégique pour des pays comme la France. Malgré la dégradation de la « relation de confiance » qu’a entraîné l’annexion de la Crimée et la guerre en Ukraine, la France continue de plaider pour sa réhabilitation sur la scène internationale arguant que la Russie est un acteur que l’on ne peut tout simplement pas ignorer. Ayant invité Vladimir Poutine dans sa résidence d’été de Brégançon en août 2019, Emmanuel Macron disait à ce sujet que l’Europe et la Russie partageaient une histoire et une géographie, et que leur proximité géographique les obligeait à maintenir une forme de dialogue stratégique. En rapprochant la Russie de l’Europe, il cherche à établir un environnement sécuritaire stable en renforçant des liens de confiance, et à empêcher la constitution d’un axe Moscou-Pékin.
Ces différences de perception de la puissance russe entre les pays européens est un premier obstacle à l’élaboration d’une politique commune de sanctions à l’égard de la Russie.
La dépendance énergétique envers la Russie empêche toute fermeté
Autre raison derrière cette ambivalence à l’égard de la Russie, les liens économiques qui la lient avec le reste du continent. En effet, la Russie est l’une des principales sources d’approvisionnement en gaz des Européens, ce qui crée une forte dépendance de ces derniers au géant russe. En outre, Moscou n’hésite pas à actionner ce levier lorsque des décisions de politique étrangère lui déplaisent. C’est ce qu’il s’est produit en Ukraine avec les conflits gaziers (2007, 2009).
Outre cette source d’approvisionnement, des projets de pipeline visant à acheminer le gaz russe vers les pays de l'UE sont en cours de réalisation, à l’image du projet Nord Stream 2. Vu de Moscou, il permettrait en effet de contourner l’Ukraine avec laquelle les relations restent tendues. Près de 45 % du gaz russe exporté vers l’UE transite actuellement par le territoire ukrainien et Kiev tire des revenus importants de ce transit. Il s’agit d’un chantier coûteux mais qui pourrait s’avérer lucratif à la fois pour l’Allemagne et pour les entreprises russes. Une dépendance qui contribue à expliquer l’attachement de Berlin pour ce projet, malgré les appels répétés de ses partenaires - France en tête - à le suspendre. En effet, s’approvisionner en gaz russe devient une nécessité pour l’Allemagne, dans le cadre de sa sortie programmée du nucléaire, prévue d’ici 2022, et du charbon, programmée pour 2038. Mais si les États ont besoin de la Russie pour leur approvisionnement énergétique, celle-ci est également dépendante des retombées économiques de la demande européenne.
La Russie exportait en 2019 ses produits pétroliers à plus de 35 % vers les pays de l’UE, devant la Chine (14,3 %). Moscou a donc tout autant besoin des Européens, tant d’un point économique que diplomatique puisque ce sont eux qui lui permettent en partie d’avoir un tel poids diplomatique. Dès 2009 d’ailleurs, la Kremlin affiche explicitement cette volonté dans la stratégie russe de sécurité nationale. Cette interdépendance rend ainsi plus difficile pour les 27 tout comportement de fermeté vis-à-vis de Moscou.
Adopter des sanctions nécessite une unanimité politique à 27
Développer une approche stratégique commune (comme c’est le cas pour la Chine ou la Turquie) au niveau des 27 nécessite d’avoir une unanimité entre les États. Lorsqu’elle est acquise, elle montre non seulement que ceux-ci sont parvenus à adopter le même niveau de langage dans la condamnation des actions russes, mais également qu’ils se sont accordés pour prendre des mesures concrètes. « Du niveau des sanctions - individuelles ou économiques - de leur importance, de leur rapidité, de leur intensité, on peut percevoir le degré d’unité des Européens et leur détermination », analysait Nicolas Gros-Verheyde en 2015, en réaction aux sanctions (toujours en cours) prises suite à la crise ukrainienne. Celles-ci consistaient en un gel des avoirs financiers d’une liste, régulièrement mise à jour, de personnes, de secteurs économiques ou entreprises plus ou moins proches du pouvoir. Ces personnes ont également interdiction de pénétrer le territoire européen. Pour l’UE, afficher cette unité renvoie un message de fermeté sur la scène internationale et souligne l’engagement de ses membres sur des mesures concrètes, malgré leurs divergences. En octobre 2020, les sanctions ont été reconduites pour un an, sur la base du régime 2018 contre l’usage d’armes chimiques en réponse à l’empoisonnement au Novitchok.
Paradoxalement, cette unité et cette fermeté que cherchaient les Européens depuis plusieurs mois sur le dossier Navalny s’est forgée en réaction à la visite à Moscou de Josep Borrell, au début de l’année 2021. « Très compliquée » selon ce dernier, la visite a été pour le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov l’occasion d’humilier les Européens sur la scène internationale. Entre conférence de presse extrêmement tendue et l’expulsion simultanée de trois diplomates européens (un Allemand, un Suédois, un Polonais) au motif qu’ils auraient participé à des rassemblements pro-Navalny, le camouflet est sévère pour le Haut représentant de l’UE. Ce dernier en tire les conséquences dans un billet de blog, quelques jours après. Même si 70 eurodéputés ont appelé à sa démission, l’affaire a largement scandalisé les chancelleries européennes, y compris celles traditionnellement attachées à un dialogue constructif avec la Russie.
La visite à Moscou les a définitivement convaincus que la Russie ne souhaitait pas dialoguer. Pour Josep Borrell, il faut que les Européens en tirent les conséquences. Le résultat est clair : deux semaines plus tard, à la suite d’une réunion entre ministres des Affaires étrangères européens un accord politique en faveur de sanctions est trouvé, sur la base du nouvel instrument de protection des droits de l’Homme dont s’est dotée Bruxelles fin 2020.
A cela s’ajoute le soutien américain quelques jours plus tard à travers l’élargissement des sanctions à sept officiels russes, décidées en concertation avec l’UE. Une manière d’accroître la pression diplomatique sur le Kremlin, possible grâce au changement d’administration outre Atlantique. La Maison Blanche est allée plus loin encore dans ses condamnations. En plus des sanctions, l’administration a aussi interdit certaines exportations et déclassifié des documents incriminant le FSB dans la tentative d’assassinat d’Alexeï Navalny.
Seules, les sanctions européennes sont insuffisantes
À elles seules, les sanctions européennes ne feront pas plier la Russie. D’un point de vue strictement économique, les sanctions n’ont contribué qu’à faire baisser le PIB russe de 0,2 points entre 2014 et 2018, selon une étude du FMI publiée en 2019.
Elles peuvent néanmoins envoyer un signal politique plus ou moins fort selon les personnes qu’elles visent. Et servir de levier dans des négociations diplomatiques, par exemple sur le fait de retirer un nom dans la liste des personnes sanctionnées. Mais dans la mesure où la Russie montre qu’elle ne veut pas s’engager dans une logique de discussion, à la suite de la visite diplomatique de Josep Borrell à Moscou, alors ces mesures pourraient devenir insuffisantes. Il faudrait que les sanctions européennes soient couplées à d’autres décisions. Des leviers économiques pourraient s’avérer efficaces, mais ils risquent aussi de pénaliser des pays européens. Dans le cas d’un projet comme Nord Stream 2, son arrêt ou la suspension des travaux aurait des effets diplomatiques et économiques notables pour la Russie. Mais il serait également très coûteux pour l’Allemagne, qui refuse d’abandonner le projet, par ailleurs presque fini. De même le gouvernement russe connaît les divisions qui animent les capitales européennes et sait qu’il dispose d’un levier avec la question énergétique.
Le soutien américain pourrait être une opportunité pour les Européens de compléter leur approche sur la scène internationale, mais la nouvelle administration Biden est également opposée au projet Nord Stream 2. En mars 2021, le nouveau secrétaire d’État américain Antony Blinken a réaffirmé son intention de maintenir le régime de sanctions à l’égard des entreprises américaines travaillant sur le projet. La pression est donc susceptible de s’accentuer sur l’Allemagne.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Agnès Faure, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy travaille sur les politiques européennes de défense.