Le 6 avril 2020, l’application Whatsapp durcit ses règles de transfert de messages instantanés. Dix jours plus tard, Facebook annonce avoir, après vérification, supprimé des centaines de milliers de posts. Pour 40 millions d’entre eux, l’entreprise a alerté les utilisateurs de leur caractère potentiel de fake news. Selon l’Organisation mondiale de la Santé - OMS, la pandémie du Covid-19 s’accompagne d’une « épidémie de mésinformation ».
Son lourd impact social, économique et politique incite certains Etats à pousser les multinationales du numérique à mettre en oeuvre des solutions concrètes contre les fake news. Or, aussi bien les 167 Etats membres du Pacte international relatif aux droits civils et politiques - PIRDCP que les multinationales des réseaux sociaux avaient avant tout laissé la gestion des risques des fake news aux utilisateurs de réseaux. Si ces réseaux sont des plateformes dont les utilisateurs sont maîtres, ces entreprises ne peuvent juger les contenus qu’elles ne génèrent pas mais se contentent d’héberger.
Selon le PIRDCP et la Convention européenne des droits de l'homme, de l'exercice de la liberté d'expression découle un droit essentiel à la démocratie comme concept abstrait de normes et d’idéaux, mais aussi au processus de démocratisation. Ce dernier recouvre l’échange et la participation publique, et permet la mise à nu d’une diversité d’opinions au sein de la sphère publique. L'article 19 du PIRCDP articule ainsi trois dimensions de la liberté d’expression : « rechercher, [...] recevoir et [...] répandre des informations et des idées de toute espèce ». Cette liberté est néanmoins à double tranchant : elle a toujours fait l’objet de « tensions, de luttes et de contestations entre l’Etat et ses citoyens et au sein même de chaque société » (Callamard, Agnes in O’Flaherty, Michael, 2012).
Cet article 19 accorde-t-il aux individus un droit d'accès à l’information ? Ce droit est-il menacé, voire enfreint, lorsque l’Etat laisse circuler librement des informations fausses, biaisées, non-vérifiées ou non-vérifiables ? L’Etat peut-il imposer un devoir de coopération aux réseaux sociaux contre la diffusion de fake news ?
Fake news : de quoi parle-t-on ?
L’essor des fake news est lié à l'apparition des plateformes numériques. La forte teneur émotionnelle et individuelle de la communication sur ces réseaux a révolutionné l’écologie des médias. Favorisant les publicités comportementales et personnalisées, cette individualisation contribue à l’épanouissement des fake news. En outre, le déclin du journalisme payant conduit les médias à abandonner leurs modèles de production bon marché + de qualité ou rapide + de qualité, pour un journalisme bon marché + rapide, de moindre qualité.
Malgré ce phénomène, le terme fake news demeure vaste et confus. La crédibilité, la légitimité – et l'impact éventuel – d’une fausse information peut dépendre de son niveau de facticité et de l’intention ou non de duper. Si la satire a une forte facticité, l’intention de nuire est plus faible que pour la publicité autochtone ou la propagande, par exemple. Les définitions, et donc les lois et réglementations actuelles, tendent à se concentrer sur les informations à faible facticité et forte intention de duper.
Il est également possible de regrouper les fake news en trois catégories :
La mésinformation : informations fondées sur de fausses données, diffusées sans intention de nuire, terme employé par l’OMS concernant le Covid-19,
La désinformation : informations fondées sur de fausses données, créées et partagées avec l'intention de nuire,
La malinformation : informations fondées sur des données factuelles correctes, mais partagées avec l’intention de nuire.
Le droit international ne s’est que peu intéressé jusqu’ici aux fake news. La Cour européenne des droits de l’homme - CEDH prend en compte « le contenu, l'intention et l'impact dans son évaluation contextuelle des interférences avec le droit à la liberté d'expression » (O’Flaherty, Michael, 2012), dans une logique proche des définitions ci-dessus. L’accent mis sur la vérité est présent dans le droit international sur les discours de haine : les législations « doivent être conformes à l’expression suivante : nul ne peut être pénalisé pour l’expression d’une information véridique. » Or la satire illustre les nuances de ‘vérité’ de tout expression. Comme l’a établi la CEDH, cette « forme d'expression artistique et de commentaire social, de par l'exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter. » Or son rôle dans le débat public est tel qu’il faut « examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d'un artiste à s'exprimer par ce biais. » Handyside c. Royaume-Uni rappelait en 1976 l'idée que la liberté d'expression, outil démocratique et de pluralisme, « vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'État ou une fraction quelconque de la population. »
La liberté d’expression implique-t-elle un droit d’accès à l’information ?
La liberté d’un individu de s’exprimer, même via des informations fausses et nocives, est donc particulièrement difficile à restreindre dans un pays respectueux de l’Etat de droit. Son rôle démocratique est considéré comme plus essentiel que l'enjeu de l'accès à des données vérifiées et actuelles. L'instrumentalité des droits de l’homme (au contraire de leur moralité ou affinité intrinsèque avec la dignité humaine) souligne la complémentarité, et non l'interchangeabilité des différentes dimensions de l’article 19. La négligence des Etats parties en matière de droit d'accès entrave la liberté de s’exprimer, de communiquer et relayer l'actualité, de favoriser l’échange démocratique en vue d’élections.
Traditionnellement, les interprétations de la liberté d’expression s’attardent sur les fournisseurs d’informations, alors que le droit d’accès a en son cœur le destinataire. Le Comité des droits de l’homme est un organe de surveillance du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme, responsable du PIRDCP. Avec réticence, ce Comité a inclus une brève référence au droit d’accès dans son Observation générale 34 en 2011, sur « les informations gouvernementales d'intérêt public ». Le Comité ne conclue pas sur un droit d'accès plus large. Dans Gauthier c. Canada, il estime néanmoins que l'article 19, en conjonction avec l'article 25 sur l'accès aux affaires publiques, implique que « les citoyens, en particulier par le biais des médias, devraient avoir un large accès à l'information. » Ce droit d'accès a été affermi par Mavlonov et Sa'di c. Ouzbékistan en 2004. La fermeture d’un journal en langue locale était alors contestée par son équipe, comme par la communauté locale pour qui il représentait une source première d’informations.
L’approche instrumentale « part des conséquences souhaitées (comme l'utilité maximale) et travaille à rebours pour voir quelles prescriptions de droits produiront ces conséquences ». Une démocratie saine repose sur la participation des citoyens à la formulation des décisions. Dans une perspective téléologique et face aux mutations médiatiques, chercher et recevoir visent un droit plus large d'accès à l'information, mais aussi à des informations fondées sur des données vérifiées. En produisant des citoyens mal informés dans des chambres d'écho médiatiques, les fake news sur les réseaux font obstacle, de manière embryonnaire mais imminente, au processus démocratique.
Favoriser le droit d'accès à l’information : quelle coopération avec les acteurs privés ?
Les réseaux sociaux sont la source primaire d’informations pour 46 % Français de moins de 34 ans : l’Etat ne peut plus maîtriser à lui seul l'accès à l'actualité. Une mesure comme celle de Whatsapp face au Covid-19 est bienvenue, mais c’est une mesure privée et non une décision juridique nationale ou internationale. Via leurs politiques d'entreprise, les GAFA et plateformes numériques exercent des fonctions quasi-étatiques de régulation.
Pour permettre aux Etats parties au PIRDCP de favoriser l’accès aux médias et aux informations vérifiées et de qualité, il faut créer un devoir de coopération pour les plateformes numériques. Ces mesures semblent même prescrites par l’article 19. Le Comité note que « les États parties devraient prendre toutes les mesures voulues pour favoriser l’indépendance de ces nouveaux moyens et garantir l’accès des particuliers ». Ceci « peut nécessiter des mesures positives » : soutien financier actif « aux médias indépendants et d'investigation », « prévention de concentrations excessives », obligation de « transparence autour de la possession et du contrôle des médias », etc. Les gouvernements doivent apporter un soutien financier aux médias traditionnels comme aux autres formes de presse, récentes et moins reconnues. Face au risque de fausses informations sur les réseaux sociaux, il importe de répertorier les décisions des entreprises avec la même attention, spécificité et rigueur que pour les médias traditionnels.
Depuis 2018, la loi française contre la manipulation de l’information applique les normes éditoriales des médias traditionnels aux plateformes sociales numériques : lutte contre les discours de haine ou l’incitation à la violence, vérification des faits et sources. Même si son langage est restrictif, la réglementation se focalise sur l’aspect démocratique du droit et élargit la portée idéologique de la liberté d'expression.
Vers une attitude post-verité ?
En 1936 déjà, la Société des nations notait que les actualités peuvent – et doivent – être « non seulement des données factuelles correctes mais aussi objectives, dans la mesure où l'image de la réalité qui émerge chez les destinataires de ces informations est une représentation non déformée et non tendancieuse de la réalité ». Face à la propagande, la ‘matière première’ journalistique est considérée comme source de la vérité. Certains universitaires affirment même que « les médias sont en principe - et de manière normative - basés sur la vérité, ce qui ferait du terme fake news un oxymore ».
Or la sur-stimulation médiatique et les flux d'informations sans fin qui influencent notre ‘réalité’ impliquent le caractère sélectif par essence du journalisme. Le public exige une « simplification ciblée de la complexité de la réalité » qui limite, réduit, synthétise l'information. Même si les données initiales sont correctes, une distorsion inévitable (et nécessaire) se produit lors du partage d’informations. En 1980, Milan Kundera notait : « Les imagologues créent des systèmes d'idéaux et d'anti-idéaux [...] qui influencent nos comportements, nos opinions politiques et nos goûts esthétiques. [...] L'homme politique dépend du journaliste. Mais de qui dépendent les journalistes ? De ceux qui les paient : les agences de publicités. Des imagologues. L’imagologue exige du journaliste que son travail réponde à l'esprit du système imalogique d'un moment donné ».
Si la menace de la désinformation peut conduire les individus les plus politiquement investis à modifier leur approche des réseaux, les personnes moins engagées auront tendance à négliger l'information, s’en désintéresser, voire réduire leur consommation. Une certaine attitude ‘post-vérité’ « se soucie moins de l'exactitude objective des informations que de leur vraisemblance ; c'est-à-dire de leur confirmation subjective de notre vision du monde ». « Nous ne partageons pas ce qui est vrai, nous partageons ce qui est convaincant » - ce qui pose un réel danger démocratique.
Les réglementations liées à la liberté d'expression sont conçues et fonctionnent dans des contextes intensément politiques et négociables. L’essor des fake news ne nécessite pas de modifications radicales à l'article 19, mais un équilibre entre les trois dimensions du droit à la liberté d’expression. Il s’agit d’accorder, en théorie comme en pratique, la même valeur juridique et politique à la libre expression qu'à la recherche et à l'accès à l’information.