Le 22 mars dernier, le Président des États-Unis, Barack Obama, terminait un voyage historique de deux jours à La Havane, 88 ans après que le libéral Calvin Coolidge eut le dernier foulé le sol de Cuba en tant que Président des États-Unis en exercice, et 54 ans après le début de l’embargo américain sur l’île. Barack Obama et Raúl Castro parachèvent ainsi un processus de réchauffement des relations entre les deux pays, débuté le 17 décembre 2014 et devant aboutir à la reprise des échanges bilatéraux.
Une visite inscrite dans la logique du calendrier de reprise des relations entre les deux pays
Malgré l’absence du Président cubain Raúl Castro sur le tarmac de l’aéroport Jose Martí de La Havane le 20 mars lors de l'arrivée de son homologue, absence interprétée par les médias américains comme une volonté de sobriété quant aux signes de réchauffement, la venue de Barack Obama à Cuba marque une étape nécessaire dans la reprise des relations bilatérales. Le président américain a ainsi estimé devant le peuple cubain qu’il était venu « enterrer le dernier vestige de la guerre froide » {1}.
Cette reprise du dialogue avait débuté avec la déclaration commune des deux chefs d’État le 17 décembre 2014, à travers des interventions télévisées annonçant un échange de prisonniers, point déterminant du rapprochement des deux pays. Le rôle important joué par la diplomatie discrète du Pape François dans cette transaction entre les États-Unis et Cuba {2} avait alors été souligné. Depuis, Cuba est sorti de la liste noire américaine des États soutenant le terrorisme, et les sections d’intérêts des deux pays ont officiellement repris leur statut d’ambassade {3}. Une autre avancée, presque anecdotique, est également à noter : celle de la reprise du service de courrier postal entre les deux pays, avec un vol inaugural le 16 mars dernier {4}.
Les leaders cubain et américain offrent ainsi au monde une multiplication de décisions et d'actes symboliques entérinant la normalisation des relations bilatérales, en veillant bien à ce que les apparences laissent à voir un traitement digne et sans rancœur par l’Oncle Sam de son petit voisin tempétueux.
Dans le grand théâtre de La Havane, le président Obama a d’ailleurs tenu à écarter lors de sa visite toute suspicion d’impérialisme. Il a notamment déclaré que « les États-Unis n’ont ni la capacité ni l’intention d’imposer des changements à Cuba » {5}.
Des retombées économiques immédiates pour les secteurs touristique, financier et technologique
Durant la conférence de presse conjointe des deux chefs d’État, le président Obama a lancé un appel au Congrès pour la levée de l’embargo sur Cuba {6}, et prédit que cette dernière aura lieu sous la prochaine administration, après l'élection présidentielle de novembre 2016 et l'entrée en fonctions d'un nouveau président en janvier 2017, que ce dernier soit démocrate ou républicain {7}.
Ce n’est donc pas encore la fin de l’embargo, mais le rythme des investissements s’accélère. Avec plus de 11 millions d’habitants, qui ont encore un accès limité à de nombreux produits de grande consommation, le marché cubain représente une opportunité évidente pour de nombreux secteurs. En France, le MEDEF ne s’y trompe d’ailleurs pas, comme le rappelait le député des Français de l’étranger Sergio Coronado, à l’occasion d’une interview donnée à LCI {8} lors du voyage inédit de François Hollande à Cuba en mai 2015, premier voyage d’un Président français dans l’île. Côté américain, Google a obtenu un contrat pour ouvrir des accès wifi et installer l’Internet haut-débit sur l’île {9}. En effet, la population cubaine est encore peu connectée ; seuls certains fonctionnaires y ont accès, et les coûts sont prohibitifs. On parle de 4 dollars de l’heure {10}, soit un cinquième du salaire mensuel moyen. L’accès à Internet dépendra donc du bon vouloir, et des subsides, du gouvernement. Il n’est en outre pas garanti que les entreprises américaines soient préférées aux partenaires chinois, ZTE et Huawei en particulier, pour le développement du réseau. Cuba apprend petit à petit le capitalisme et compte bien faire jouer la concurrence.
L’île cherche également à attirer d'importants capitaux américains pour soutenir l’essor de certains secteurs. Avec ses plages paradisiaques, c’est naturellement le secteur du tourisme qui va investir le plus dans un premier temps à Cuba. Le géant Booking.com a ainsi été le premier à annoncer un contrat avec le gouvernement de La Havane {11}, et rendra disponible les logements touristiques cubains sur son site Internet. Le leader de l’hébergement chez l’habitant, Airbnb, a également annoncé un accord pour développer son marché à Cuba. La société pourra désormais proposer les logements sur son site aux ressortissants de toutes les nationalités - seuls les Américains étaient autorisés à passer par Airbnb pour leur logement à Cuba jusqu'ici {12}. Le groupe hôtelier Starwood a quant à lui annoncé un accord pour l’ouverture de deux hôtels à La Havane. Le candidat à l'investiture républicaine pour la présidentielle américaine, Donald Trump, investisseur dans l’hôtellerie entre autres, a lui aussi montré un vif intérêt, à sa manière, pour la levée de l’embargo sur Cuba, y voyant une opportunité d’ouverture d’établissements de son cru.
Sur le volet financier, c’est la Western Union, leader du transfert de fonds de particulier à particulier, qui entend profiter de la levée d’une taxe cubaine sur le billet vert, et de l’autorisation donnée par Washington de faire des transferts en dollars vers Cuba sous conditions. Selon la Western Union, les dépôts des expatriés cubains vers leur pays d’origine ont atteint 2,8 milliards de dollars en 2013, soit environ 5 % du PIB. 90 % de ces transferts provenaient des États-Unis {13}.
Les questions sociales laissées de côté
La visite de Barack Obama à Cuba s’accompagne également de forts enjeux sociétaux. Le Département d’État va doter un fond de 750 000 $ pour soutenir de jeunes leaders de la société civile {14}, architectes du Cuba de demain comme le rappelait le président américain sur la scène du grand théâtre de La Havane.
« Les États-Unis n’ont ni la capacité ni l’intention d’imposer des changements à Cuba », Barack Obama.
En matière de droits de l’Homme, la visite de Barack Obama à Cuba a été l’occasion pour la communauté cubaine implantée aux États-Unis, de faire entendre ses protestations envers le régime castriste actuel. L’ONG Cuban Democratic Directorate a notamment organisé une manifestation dans le quartier de la Petite Havane à Miami, afin de dénoncer l’absence de représentants spécialistes de ces questions dans la délégation américaine en déplacement à Cuba. La porte-parole de l’association a déclaré lors de cette marche : « C’est une insulte au droit du peuple cubain à la démocratie qu’il n’y ait pas un seul membre d’Amnesty International ou de la Commission interaméricaine des Droits de l’Homme dans cette délégation du président Obama à Cuba. » {15}. Il faut à ce titre savoir que le Cuban Democratic Directorate aide habituellement Amnesty International et la CIDH à obtenir des statistiques sur les atteintes aux droits de l’Homme à Cuba, statistiques dont elle se sert comme un vecteur pour porter ses revendications, en particulier sur la question de la détention d’opposants, naturellement.
Concernant les prisonniers politiques à Cuba, le chiffre de 8 000 est régulièrement repris - notamment par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme. Si ce sujet a été évoqué devant Raúl Castro par un journaliste américain lors de la conférence de presse conjointe des deux présidents, le chef d’Etat cubain n’a pas goûté l’exercice de questions-réponses. En effet, Raúl Castro a coupé court à la conférence de presse après la seconde question qui lui était adressée, ne faisant ainsi pas sienne la maxime du grand intellectuel cubain José Martí, « La parole n'est pas faite pour couvrir la vérité, mais pour la dire. » {16}.
Cela dit, les arguments sur les droits de l’Homme ne sont sans doute pas les meilleurs pour les représentants américains lorsqu’ils se rendent dans des pays gouvernés par des leaders de tendance « anti-impérialiste » comme à Cuba, car les États-Unis sont eux-mêmes souvent vertement critiqués sur ces questions. Il s'agit donc d'un retour de bâton en pleine figure. Amnesty International a d’ailleurs saisi l’occasion du déplacement du président Obama à Cuba pour interpeller ce dernier sur la détention prolongée de prisonniers à Guantanamo {17}, ainsi que sur le traitement des immigrants et des demandeurs d’asile aux États-Unis {18}.
« La parole n'est pas faite pour couvrir la vérité, mais pour la dire », José Martí.
Un pas en avant pour l’Histoire
Avec cette courte visite, Barack Obama poursuit sa mission de sécurisation du voisinage proche des États-Unis. Il s’est ensuite directement rendu en Argentine afin d’acter la reprise de bonnes relations avec le gouvernement de ce pays.
L’Histoire retiendra qu'avec Obama, les « rogue states » ou « États voyous », concept développé par les administrations conservatrices précédentes, sont redevenus des partenaires avec lesquels il est possible de dialoguer. Dans un monde multipolaire, même la première puissance mondiale ne peut se permettre d’isoler les ennemis d’hier.
On peut d’ailleurs se demander ce qu’ont du penser l'un de l'autre les deux leaders en se rencontrant. Les paroles de Che Guevera, avec qui Raúl fumait la pipe en treillis dans les valons cubains alors que Barack n’était pas encore conçu, ont-elles résonné au fond de la mémoire du vieux guerrier ? La plage de la baie des cochons apparaît sans doute en couleurs dans l’esprit du militaire, mais la photographie est bien en noir et blanc dans l’esprit de nombre de Cubains et le papier a jauni.
Qu’a pu voir Castro en Obama et Obama en Castro ? Raúl Castro, décoré de l’ordre de Lénine par Brezhnev, est de 30 ans l’aîné de Barack Obama. Ils ne sont pas du même siècle et leur cuir ne porte pas les mêmes marques. Mais leur pas en avant est à saluer comme preuve d'une grande intelligence politique, et il fallait bien un Pape pour transcender l’abîme qui était entre eux.
{1} « In Cuba, Obama Says It’s Time To Bury 'Last Remnant' of Cold War », Voice Of America News, 22 mars 2016 [en ligne],
https://www.youtube.com/watch?v=RGCgnyZMc40, page consultée le 26 mars 2016.
{2} « Le pape, au cœur du rapprochement entre Cuba et les Etats-Unis », Le Monde.fr avec l’Agence France Presse, 18 décembre 2014 [en ligne], http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2014/12/18/le-pape-au-c-ur-du-rapprochement-entre-cuba-et-les-etats-unis_4542484_3222.html, page consultée le 26 mars 2016.
{3} De 1977 à 2015, à la suite de la rupture officielle des relations entre les deux pays, les services diplomatiques des États-Unis à Cuba étaient hébergés par l’ambassade de Suisse à La Havane. Cuba bénéficiait aussi d’une section d’intérêt aux États-Unis, dans l’ambassade de Suisse à Washington, D.C. De telles sections d’intérêt, reconnues par chacune des parties, font office d’ambassade de facto lorsque les relations diplomatiques de deux États sont rompues ; elles peuvent dans certains cas jouir de l’extraterritorialité d’une ambassade et offrir l’immunité diplomatique à leur personnel. Dans le cas de la relation bilatérale États-Unis-Cuba, la Suisse a joué le rôle de puissance protectrice conformément aux Conventions de Genève de 1929 instituant ce statut.
{4} « Restablecerán Cuba y los Estados Unidos el servicio postal directo », Grupo Empresarial Correos de Cuba, 14 mars 2016 [en ligne], http://www.granma.cu/relaciones-diplomaticas-cuba-eeuu/2016-03-14/restableceran-cuba-y-los-estados-unidos-el-servicio-postal-directo-14-03-2016-23-03-39, page consultée le 26 mars 2016.
{5} « EU no tiene ni la capacidad ni la intención de imponer cambios en Cuba: Obama », rédaction 24 horas, 22 mars 2016 [en ligne], http://www.24-horas.mx/le-ofrezco-al-pueblo-cubano-un-saludo-de-paz-dice-obama-en-espanol/, page consultée le 25 mars 2016.
{6} « Remarks by President Obama and President Raul Castro of Cuba in a Joint Press Conference », Office of the Press Secretary, The White House, 21 mars 2016 [en ligne], https://www.whitehouse.gov/the-press-office/2016/03/21/remarks-president-obama-and-president-raul-castro-cuba-joint-press, page consultée le 25 mars 2016.
{7} « Obama predicts Congress will lift Cuba embargo under next president: CNN », Leslie Adler, Reuters, 14 mars 2016 [en ligne], http://www.reuters.com/article/us-usa-cuba-obama-idUSKCN0WG2N9, page consultée le 26 mars 2016.
{8} « Hollande à Cuba : "Un voyage historique" pour Coronado », LCI, 11 mai 2015 [en ligne], http://lci.tf1.fr/videos/2015/hollande-a-cuba-un-voyage-historique-pour-coronado-8606722.html, page consultée le 26 mars 2016.
{9} « Google to expand Wi-Fi and broadband access in Cuba, Barack Obama reveals », Andrew Buncombe, The Independent, 21 mars 2016 [en ligne], http://www.independent.co.uk/news/world/americas/google-to-expand-wi-fi-and-broadband-access-in-cuba-obama-reveals-a6944006.html, page consultée le 26 mars 2016.
{10} « Google and China in battle over Cuba's Internet future », Michelle Caruso-Cabrera, CNBC, 12 août 2015 [en ligne], http://www.cnbc.com/2015/08/12/the-challenge-of-bringing-internet-to-cuba-.html, page consultée 25 mars 2016.
{11} « Priceline unit Booking.com strikes Cuba deal for Americans », Mimi Dwyer, Reuters, 21 mars 2016 [en ligne], http://www.reuters.com/article/us-cuba-usa-priceline-group-idUSKCN0WN0X7, page consultée le 25 mars 2016.
{12} « Airbnb gestionará alquileres en Cuba para clientes de todo el mundo », rédaction El País, 21 mars 2016 [en ligne], http://economia.elpais.com/economia/2016/03/21/actualidad/1458580209_629680.html, page consultée le 26 mars 2016.
{13} « Western Union says to expand in Cuba », Maju Samuel, Reuters, 21 mars 2016 [en ligne], http://www.reuters.com/article/us-usa-cuba-western-union-idUSKCN0WN1EF, page consultée le 26 mars 2016.
{14} « El Departamento de Estado destina 800 000 dólares para “educar” a “jóvenes líderes” cubanos », Iroel Sánchez, Granma, 25 mars 2016 [en ligne], http://www.granma.cu/cuba/2016-03-25/el-departamento-de-estado-destina-800-000-dolares-para-educar-a-jovenes-lideres-cubanos-25-03-2016-22-03-31, page consultée le 26 mars 2016.
{15} « Exiliados cubanos protestan en Miami por visita de Obama », Enrique Flor, El Nuevo Herald, 20 mars 2016 [en ligne], http://www.elnuevoherald.com/noticias/sur-de-la-florida/article67203317.html#storylink=cpy, page consultée le 25 mars 2016.
{16} « Ciegos y desleales », José Martí, Revue Patria, 28 janvier 1893.
{17} Les États-Unis contrôlent depuis 1903 un territoire en Baie de Guantanamo, au sud-est de Cuba. Ils y possèdent une base navale et un camp de détention utilisé depuis l’administration Bush pour détenir des prisonniers de guerres, capturés essentiellement sur les théâtres d’opérations moyen-orientaux. Le contrôle américain de ce territoire est contesté par le gouvernement cubain, et des atteintes aux droits de l’Homme dans cette prison ont régulièrement été dénoncées depuis 2001.
{18} « Americas: Open letter from Amnesty International to USA President Barack Obama, Cuban President Raul Castro, and Argentine President Mauricio Macri », Amnesty International, 18 mars 2016 [en ligne], https://www.amnesty.org/es/documents/amr01/3666/2016/en/, page consultée le 26 mars 2016.
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