Par Nicolas Firmin, Diplômé de l'Institut national des Langues et Civilisations orientales (INaLCO), de l'Université Sorbonne Nouvelle – Paris III et de l’Université de Téhéran. Responsable du Centre d’Études stratégiques de Lettres Persanes.
Évoquer les énergies au Moyen-Orient, c'est souvent ouvrir la porte aux poncifs, entre référence au pacte du Quincy[1] de 1945 et course effrénée aux hydrocarbures. La réalité contemporaine est toutefois plus complexe, et l’on peut observer un ensemble de mutations techniques, géopolitiques et stratégiques : l’Arabie saoudite a nommé début mai 2016 un nouveau Ministre du Pétrole après 21 ans de continuité, après que Mohammed ben Salmane, vice-prince héritier, a présenté le 25 avril 2016 le plan « Vision 2030 »[2] visant notamment à réduire la dépendance du Royaume aux hydrocarbures. De leur côté, les Émirats arabes unis devraient mettre en service leur première centrale nucléaire en 2017 et la mise en œuvre de politiques en faveur du développement de l'énergie photovoltaïque montrent que la page de l’après-pétrole s'écrit désormais au présent dans l'ensemble de la région.
De gauche à droite : Francis Perrin, Thibault Laconde et David Amsellem, lors du DiploLab organisé par l'Institut Open Diplomacy le 10 mai 2016.
Transition énergétique, transition économique
Comme le rappelle Francis Perrin, président fondateur de Stratégies et Politiques énergétiques - SPE, la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord, MENA, est richement dotée en hydrocarbures, et doublement : ses réserves en pétrole et en gaz représentent respectivement environ 50 % des réserves mondiales. La consommation énergétique de ces pays repose ainsi principalement sur ces sources d'énergies non renouvelables, qui atteigne parfois 100 % du mix énergétique[3] de certains d'entre eux comme Bahreïn, le Koweït, la Libye ou Oman[4], d’autant que la pression démographique et la croissance économique et industrielle entraînent un accroissement majeur de la demande en énergie.
S'interroger sur le futur des énergies nécessite de définir des bornes temporelles : penser la transition énergétique requière une telle mobilisation d’acteurs politiques, économiques et industriels, aux intérêts parfois divergents, que le court terme ne peut pas être pertinent - et notamment la perspective de 2030 fixée par l’Arabie saoudite. Un changement à long terme est bien plus réaliste, à condition que les décisions nécessaires soient prises dès aujourd'hui en matière d'évolution des politiques énergétiques. Cette volonté de diversification, si elle est d’ores et déjà présente, est toujours réaffirmée lorsque le cours des hydrocarbures atteint des abîmes. Car les pays producteurs sont de plus en plus enclins à promouvoir le développement de sources énergétiques alternatives pour leur propre consommation, afin de préserver leurs réserves en hydrocarbures pour l’exportation et ainsi assurer la pérennisation de leur rente.
Dans ce débat de la diversification, les préoccupations environnementales n’ont qu’une place minime ; le plan saoudien « Vision 2030 » insiste clairement sur les perspectives économiques liées à la réduction de la dépendance de Riyad au secteur pétrolier. Pour ce faire, le solaire est vu comme un secteur prometteur, et son développement, par ailleurs déjà bien avancé aux Émirats et au Qatar, offre des perspectives très intéressantes pour la région, au climat favorable.
"Les préoccupations environnementales n’ont qu’une place minime dans le débat de la diversification"
L’autre enjeu majeur est l’efficacité énergétique : il s’agit d’éduquer les consommateurs à la gestion de l’énergie. Certains États ont déjà instauré un système de contrainte fiscale afin d'inciter les acteurs industriels à adopter des comportements plus raisonnés en matière de consommation énergétique. Ces mesures doivent cependant s’inscrire dans une démarche politique de long terme afin d’impulser les changements structurels nécessaires. Car l’Histoire regorge d'exemples de mesures volontaristes mais conjoncturelles, mises au rebut sitôt les cours du brut redevenus plus favorables. La maîtrise de l’avenir énergétique de la région MENA passe autant par une rationalisation de la consommation que par le développement de nouvelles compétences, rendant possible le développement de technologies qui requièrent un haut niveau de savoir-faire. La capacité à attirer les investissements étrangers constitue un autre volet stratégique pour des sociétés qui se sont souvent reposées jusqu'ici sur un secteur public puissant dans l’exploitation et la gestion des hydrocarbures, et sur l'exploitation de la rente pour acheter la paix sociale.
Israël, une exception régionale
David Amsellem, spécialiste du secteur énergétique israélien, souligne l’importance de s’intéresser à la Méditerranée orientale, considérée jusqu’à récemment comme le parent pauvre de la région en terme d’énergies. La découverte de gisements importants de gaz au large d’Israël qui devrait assurer l’indépendance énergétique du pays pendant les vingt prochaines années, puis dans les eaux territoriales chypriotes et égyptiennes, a constitué un réel bouleversement géopolitique. Certains pays du Proche-Orient sont ainsi passés du statut d'importateurs nets à celui d'exportateurs nets.
En raison de ses difficultés d’accès au pétrole arabe, Israël a historiquement cherché à réduire la part des hydrocarbures dans son mix énergétique, par exemple en favorisant le développement du photovoltaïque. Contrairement à ses voisins, Israël a atteint un haut niveau de maîtrise technologique ; mais la découverte des importants gisements de gaz change profondément les enjeux énergétiques pour le pays. La fascination pour les hydrocarbures a concentré tous les efforts récents sur le développement de cette nouvelle industrie. Le gaz israélien, moins cher et plus écologique que le charbon (importé), n'est pas tant destiné à l'exportation, qu'à remplacer cette dernière source d'énergie dans le mix électrique national, mécanisme prévenant dès lors le développement d’un possible syndrome hollandais[5].
L’innovation, véritable enjeu de la transition
Comme l’a souligné Thibault Laconde, consultant et auteur du blog "Énergie et Développement", les innovations technologiques constituent un enjeu majeur pour l’avenir des énergies dans la région. A titre d’exemple, le projet Shams à Abu Dhabi, financé notamment par Total et la BNP, prévoit l’installation d’une immense centrale solaire d'une capacité d'environ 100 mégawatts, couvrant les besoins énergétiques de 20 000 foyers par an. Le Qatar a quant à lui investi massivement dans la recherche et développement afin de créer un kérosène plus performant et moins polluant. Ces projets coûteux et stratégiques posent donc la question de la place des investissements privés étrangers.
"Ces évolutions sont largement impulsées par le secteur privé, les entreprises se présentant de plus en plus comme des groupes énergétiques et non plus exclusivement pétroliers"
Les pays du Golfe font preuve d'une réelle volonté d’innover afin de diversifier leurs économies, souligne Francis Perrin. Ces évolutions sont largement impulsées par le secteur privé, dont les entreprises se présentent de plus en plus comme des groupes énergétiques et non plus exclusivement pétroliers. À ce titre, Total est le deuxième groupe mondial en matière d’énergie solaire. Le nucléaire et le renouvelable constituant des nouveautés dans le monde arabe, le développement de ces nouvelles sources d'énergie nécessite de passer des accords avec des partenaires étrangers déjà bien implantés dans le secteur. La formation et l’acquisition du savoir-faire nécessaires constituent des défis de premier plan, qui nécessitent de détourner peu à peu à leur profit les investissements consacrés jusqu'ici aux hydrocarbures. Si la ville verte de Masdar dans l'Émirats de Dubaï est surtout une vitrine, il n’en demeure pas moins que ce projet de ville nouvelle durable à l’horizon 2030 constitue un tremplin pour l’acquisition de compétences scientifiques de haut niveau, indispensables à la mise en œuvre des stratégies de moyen et long termes de ces pays.
Image de synthèse du projet de ville verte de Masdar, en construction depuis février 2008
dans l'Emirat d'Abou Dabi, aux Emirats arabes unis.
Source : Norman Foster - Masdar City rendering 06
https://www.flickr.com/photos/eager/5122844190/in/photostream/
Les nouveaux défis de la région MENA, entre hydrocarbures non-conventionnels américains et retour de l’Iran sur la scène internationale
Si l’Arabie saoudite est un géant pétrolier et le Qatar un géant gazier, l’Iran est à la fois un géant pétrolier et gazier. Avec l'accord de Vienne de juillet 2015 et la levée progressive des sanctions économiques contre l’Iran, Téhéran a fait montre de sa volonté de revenir sur le marché des hydrocarbures par la grande porte, augmentant de 50 % sa production de pétrole au cours du premier semestre 2016. Pour cela, des contrats attractifs ont été présentés aux grands groupes occidentaux, qui sont la réelle clef de l’investissement en Iran. Car le souhait des dirigeants iraniens est de retrouver un rythme de production égal au niveau pré-sanctions, ce qui irrite les autres membres de l’OPEP, l'Organisation des pays exportateurs de pétrole, au premier rang desquels le rival régional saoudien, et intervient dans une période de crise du prix du baril.
"Le retour de l’Iran sur le marché vient aggraver une situation conjoncturelle déjà mauvaise"
Si une surabondance de l’offre en énergie engendre mécaniquement une chute des cours, l'Arabie saoudite n'a pas pour autant décidé afin de maintenir les prix de réguler sa production, ni accepté une régulation coordonnée entre membres de l'OPEP. Car au-delà du dossier iranien, l’industrie des hydrocarbures non-conventionnels américains, avec notamment les gaz de schiste, est également dans le viseur saoudien - l'exploitation de ces gisements étant plus coûteuse que celle des réserves d'hydrocarbures conventionnels, le gaz et le pétrole de schiste américains ne sont pas comparativement pas compétitifs en dessous d'un certain prix du baril de pétrole. Le retour de l’Iran sur le marché vient donc aggraver une situation conjoncturelle déjà mauvaise.
Le pic pétrolier, pic de la consommation mondiale en hydrocarbures avant un déclin plus ou moins progressif de cette source d'énergie dans le mix énergétique mondial, est sans cesse décalé dans le temps au fur et à mesure que de nouveaux investissements et de nouvelles compétences permettent de trouver de nouveaux gisements d'hydrocarbures. Il y a quinze ans, il était impossible de prévoir l’émergence de la production de gaz et de pétrole de schiste en Amérique du Nord, ou la découverte de champs gaziers en Méditerranée orientale. Les hydrocarbures non-conventionnels constituent bien la grande évolution de la décennie, même au Moyen-Orient où leur insertion dans le mix énergétique de l’Arabie saoudite et d’Oman est en cours. Mais cette émergence accélérée n'a été possible aux États-Unis que grâce à un tissu industriel, un savoir-faire technologique et des investissements qui n’existent nulle part ailleurs dans le monde.
Il est difficile de prévoir les évolutions à moyen terme et a fortiori leur impact sur le marché énergétique mondial. Diversifier et rationaliser la consommation énergétique à court et moyen terme sont nécessaires afin de permettre une gestion durable des réserves existantes, et de contribuer de manière active à la protection de l'environnement. S'il semble peu probable que le mix énergétique de la région MENA change rapidement, les décisions stratégiques prises aujourd’hui sont indispensables pour préparer l’avenir.
[1] Pacte américano-saoudien signé entre le président Roosevelt et le roi Al-Saoud sur le navire USS Quincy le 14 février 1945, garantissant un approvisionnement des États-Unis en hydrocarbures en échange de la protection de la monarchie saoudienne.
[2] “Full Text of Saudi Arabia’s Vision 2030”, Saudi Gazette, Riyad, consulté le 30 mai 2016 : http://english.alarabiya.net/en/perspective/features/2016/04/26/Full-text-of-Saudi-Arabia-s-Vision-2030.html.
[3] Le mix ou bouquet énergétique est constitué des diverses sources d’énergie auxquelles un pays a recours pour satisfaire ses besoins en la matière.
[4] « Consommation de carburants fossiles (% du total) », Banque mondiale, page consultée le 23 juin 2016 : http://donnees.banquemondiale.org/indicateur/EG.USE.COMM.FO.ZS.
[5] Le syndrome hollandais ou malédiction des matières premières, est un phénomène économique suscité par l’accroissement des recettes d’exportation engendrant l’appréciation de la monnaie, et donc la baisse de compétitivité des industries locales historiquement exportatrices. Le terme fait référence à la situation des Pays-Bas dans les années 1960, à la suite de la découverte d'importants gisements de gaz.
Cet article a été nourri par les discussions lors du DiploLab organisé le 10 mai 2016 par l’Institut Open Diplomacy, autour de David Amsellem (http://israelenergy.hypotheses.org) docteur en géopolitique et fondateur du cabinet de conseil Cassini, et Francis Perrin, docteur en sciences économiques et président fondateur de Stratégies et Politiques Énergétiques (http://www.stratener.com). Ce DiploLab a été modéré par Thibault Laconde - ingénieur, consultant et auteur du blog Énergie et Développement (http://energie-developpement.blogspot.fr).
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