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Quand les infrastructures de la transition écologique

se heurtent à l’opposition citoyenne

| Marie Baléo, Fellow de l'Institut Open Diplomacy

3 novembre 2022

Longtemps, seuls les grands projets perçus comme irresponsables ou nocifs sur le plan environnemental ont suscité la contestation. Désormais, celle-ci touche aussi des projets motivés par la transition écologique, portés par des gouvernants élus démocratiquement et nécessaires au respect par les États de leurs engagements climatiques. Que faire face à ce phénomène ?

Une nébuleuse de contestations

Une levée de boucliers : voilà ce que provoque généralement, chez les riverains, la perspective d’une installation d’éoliennes. Qu’une opinion publique soit traditionnellement acquise aux énergies renouvelables ou que ces dernières forment l’horizon de la politique énergétique nationale n’y change rien : la simple perspective de trois pales au sommet d’un mât suffit à faire émerger une opposition motivée par un puissant ressort, le « NIMBY » (« Not in my backyard », « pas dans mon jardin »). Une opposition véhémente qui n’hésite pas, parfois, à tenter de manipuler riverains et opinion publique : c’est le cas aux États-Unis, où des groupements véhiculent, via les réseaux sociaux, de fausses informations sur les effets des éoliennes sur la santé humaine. Les riverains s’inquiètent ainsi des désagréments causés par la proximité des éoliennes (ombres, bruit) ou encore de la dépréciation immobilière qu’elles entraînent pour les biens environnants. Se dessine également une autre motivation : l’attachement au patrimoine et aux paysages. Ainsi, selon l’étude Parlons Climat (2022), 46% des Français se mobiliseraient davantage contre le réchauffement climatique si leur action permettait de préserver les sites naturels, ce qui fait de cet attachement le deuxième levier de mobilisation après la préservation des conditions de vie de leurs enfants.

Autre pilier de la stratégie de transition énergétique de nombreux pays, l’énergie nucléaire est peut-être la source d’énergie la plus haïe de toutes. Une contestation qui plonge ses racines dans Hiroshima et, plus récemment, Tchernobyl et Fukushima : autant d’événements frappants qui ont engendré une confusion durable entre nucléaires civil et militaire et une peur qui a profondément pesé sur les choix politiques de nombreux pays. Que l’on pense ainsi à la décision de l’Allemagne de fermer l’ensemble de ses centrales après l’accident de Fukushima (qui n’a pourtant fait aucune victime) ou encore à la décision de François Hollande de ramener à 50% la part du nucléaire dans le mix électrique de la France à l’horizon 2025, au détriment d’un savoir-faire industriel unique et de l’indépendance énergétique de notre pays. Au total, la production électronucléaire a décliné de 25% dans l’Union européenne entre 2006 et 2020. Un timide renversement de tendance s’amorce à peine, alors que la guerre en Ukraine contraint l’Europe à rechercher l’indépendance énergétique sans renoncer pour autant à une décarbonation urgente. De nombreux pays s’engagent ainsi dans la construction de réacteurs pour décarboner leur mix électrique. L’essor potentiel des « small modular reactors », déjà en construction dans plusieurs pays (Argentine, Chine, Russie) et envisagés par d’autres, entraînera en outre une survenue plus fréquente de la question de l’acceptabilité.

Mais la transformation écologique ne se réduit pas à la transition énergétique : elle implique aussi de transformer, à une vitesse et une échelle sans précédent, nos modes de production ainsi que nos modes de vie, et notamment notre habitat et nos mobilités. Cette transformation implique de mettre en œuvre de nouveaux projets : voies ferroviaires pour inciter au report modal de l’avion vers le train pour les courtes et moyennes distances, habitat collectif dense pour lutter contre l’artificialisation des sols… Autant de projets qui suscitent parfois, eux aussi, une opposition véhémente, soit que le lien entre le projet et les objectifs de la transformation écologique ne soit pas clairement établi dans l’esprit des riverains ou de l’opinion publique, soit que l’objectif écologique disparaisse au profit d’une autre préoccupation : préservation de son cadre de vie, défiance vis-à-vis de la technologie, nécessité d’investissements importants… En témoigne la contestation du projet de ligne à grande vitesse entre Lyon et Turin, critiquée pour son coût et objet de nombreux recours, alors même qu’elle doit contribuer à une diminution du fret routier au bénéfice du fret ferroviaire.

Autour des grands projets, beaucoup de NIMBY, donc, mais pas seulement : c’est en raison de l’incompréhension, par Google, du contexte politique et culturel local que Quayside, le projet de smart city porté par l’entreprise américaine à Toronto, a finalement été abandonné au printemps 2020, après trois ans de vive contestation motivée par des inquiétudes quant à la protection de la vie privée et des données personnelles dans ce quartier ultra-connecté piloté par un GAFAM.

L’acceptabilité des grands projets, clé de la transformation écologique ?

Cette contestation devient particulièrement problématique lorsqu’elle touche les infrastructures de la transformation écologique, dont États et collectivités ont besoin pour atteindre la neutralité carbone. Comment substituer au charbon de l’énergie propre sans construire de nouvelles infrastructures ? Comment réduire les émissions des secteurs les plus polluants (construction, transports) sans nouveaux projets urbains ? Lorsqu’elle ne conduit pas à l’abandon d’un projet, la contestation peut en ralentir considérablement le déroulement : en témoigne le cas du tunnel du Femern, tunnel routier et ferroviaire devant relier Hambourg à Copenhague et mettre l’Allemagne à 7 minutes en train du Danemark en se substituant à un long contournement routier. En raison des quelques 3 000 recours déposés auprès des tribunaux allemands par des associations écologistes (alliées pour l’occasion à des sociétés de ferries concurrencées par le tunnel), la construction a commencé en 2021 avec plusieurs années de retard.

La contestation peut même dissuader les responsables politiques de soutenir les grands projets, notamment lorsqu’une contestation violente fait naître un risque de tension sociale supérieur aux bénéfices attendus : on l’a vu avec l’annonce par Édouard Philippe, alors Premier ministre, de l’abandon de Notre-Dame-des-Landes, qualifié par lui d’« aéroport de la division ».

Face à ces obstacles, plusieurs solutions peuvent être mobilisées.

  • La première consiste à passer outre les demandes citoyennes : elle est plébiscitée par les régimes autoritaires et les démocraties dites « illibérales ». La Chine n’a pas hésité à déplacer de force 330 000 habitants pour mener à bien son titanesque Projet de transfert d’eaux sud-nord. Le danger d’une telle méthode est évident : il jette un discrédit durable sur le gouvernement qui les met en œuvre et est en tout état de cause difficilement envisageable dans une démocratie.
  • Une autre voie consiste à convaincre de l’utilité des projets en créant ou améliorant des enceintes de concertation et de débat. Cette approche, accompagnée d’efforts de pédagogie et d’information du public sur les projets et leurs implications concrètes, est désormais mise en œuvre de façon quasi-systématique, sans toutefois permettre d’endiguer l’opposition. Enfin, certains tentent de convaincre par des méthodes plus créatives encore : aux Pays-Bas, une commune a surmonté l’opposition aux éoliennes en offrant aux contestataires… d’investir dans le projet !

Le rejet des grands projets, un symptôme

Si aucune des solutions déployées ne parvient, à elle seule, à apaiser la contestation, c’est que celle-ci est le symptôme d’une variété de maux.

  • Le premier : la crise de la démocratie représentative, visible dans la violence croissante dont les élus font les frais et dans une abstention en perpétuelle augmentation. Des grands projets mis en œuvre par des gouvernements légitimement élus sont régulièrement mis en échec par une minorité opposante en raison du déficit croissant de légitimité dont souffrent décideurs politiques et publics aux yeux des citoyens. À l’origine de ce malaise, largement analysé par les sciences politiques, citons notamment la désinformation et l’essor des réseaux sociaux, qui ont démonétisé la parole des experts, conduisant à remettre en cause les éclairages qu’ils apportent sur le bien-fondé des grands projets.
  • À cela s’ajoute un paradoxe : celui d’une demande visiblement accrue de démocratie directe ou participative, concomitante d’un désintérêt marqué pour les concertations organisées dans le cadre des projets, qui n’attirent qu’un public réduit et homogène.

Face à ces constats, il faut s’attacher à continuer de défendre la légitimité de l’expertise, tout en continuant d’améliorer les mécanismes de la démocratie participative (et d’en inventer d’autres), de même que les compensations offertes aux riverains qui s’estiment lésés. Les responsables politiques devront également s’efforcer de démontrer aux citoyens engagés dans ces mécanismes de démocratie participative que leurs points de vue et demandes sont bien pris en compte et traités par les porteurs de projets. De façon générale, et c’est certainement là le combat le plus âpre et le plus complexe, il faudra continuer de lutter contre les menaces internes et externes qui pèsent sur le modèle démocratique et tenter à tout prix de le réhabiliter, l’amender et le pérenniser.

Au-delà de cette crise démocratique, l’opposition aux projets de la transformation écologique signe enfin l’absence de visions fédératrices et positives de l’avenir. À ce jour, rares sont les gouvernements et sociétés ayant réussi à mobiliser leurs citoyens en leur présentant un projet de société enthousiasmant, qui rendrait acceptables les sacrifices et changements qu’exige la transformation écologique. En ce sens, le rejet des grands projets est aussi le symptôme d’un horizon désespérément bouché. L’adoption par le plus grand nombre d’un projet de société clair accroîtrait mécaniquement l’acceptabilité des grands projets qui le sous-tendent.

 

Il est donc urgent d’expliquer au plus grand nombre les enjeux et l’ampleur du défi écologique. Cette compréhension est un prérequis à la présentation d’un projet de société réaliste et optimiste, écologique et démocratique, dont, malgré un impératif de sobriété qui pourrait en réduire le nombre, les grands projets demeureront une brique fondamentale.

 

Les propos tenus dans cet article n'engage pas la responsabilité de l'Institut Open Diplomacy mais uniquement celle de leurs auteurs.