Après l'élimination des républicains Jeb Bush, Ben Carson et Marco Rubio, "ils n'étaient plus que cinq" comme dirait Agatha Christie dans ses Dix petits nègres. Hillary Clinton, Bernie Sanders, Donald Trump, Ted Cruz et John Kasich demeurent seuls en lice pour décrocher l'investiture de leurs partis respectifs. Le scrutin de l'État de New York marque traditionnellement une étape cruciale dans le processus des primaires américaines, et ce rendez-vous électoral du 19 avril ne devrait pas faire exception. Si Hillary Clinton conserve une avance confortable, il ne faut pas négliger la percée remarquable de son rival au discours inédit et à la popularité exceptionnelle.
Le très attendu scrutin de New York : un moment décisif côté démocrate
Du côté républicain, peu de suspense. Après plusieurs victoires éclatantes au sein d'États clefs (Floride, Illinois, Caroline du Nord) et 757 délégués à son actif, Donald Trump part largement favori. Néanmoins, le scrutin de New York risque de renforcer un sentiment d'urgence qui prévaut chez les républicains. Les membres de l'establishment du parti se sont lancés dans une quête frénétique pour trouver une alternative au milliardaire, dont les provocations sexistes, xénophobes et populistes ne sont pas au goût des gouverneurs et donateurs du parti.
L'utraconservateur Ted Cruz ne convainc pas non plus : surnommé "l'homme le plus détesté du Congrès", il fait l'objet de plaisanteries récurrentes dans la presse américaine tant son impopularité est devenue évidente[1]. Quid de John Kasich ? Le discret gouverneur de l'Ohio n'a remporté à ce jour qu'un seul État, le sien.
Du côté démocrate en revanche, l'enjeu est de taille : 291 délégués sont à attribuer, le plus gros lot après la Californie. Les sondages penchent en faveur d'Hillary Clinton qui a engrangé, à ce jour, plus de 1 700 délégués contre un peu plus de 1 100 pour son concurrent. New York est son État d'adoption, puisqu'elle y fut sénatrice de 2001 à 2009. Malgré tout, environ 270 000 personnes étaient présentes au gigantesque meeting de Washington Square de Bernie Sanders la semaine dernière. Originaire de Brooklyn, le sénateur du Vermont a déjà remporté huit États, dont l'Idaho, Washington et récemment le Wyoming. En outre, il gagne ce mois-ci la "course aux fonds" : il est parvenu à lever 44 millions de dollars pour le seul mois de mars, contre 29,5 pour Hillary Clinton.
The Bern : septuagénaire, incarnation des Millenials
Un duel Clinton - Trump pour les élections présidentielles du 8 novembre ne surprendrait personne, mais il serait dommage de ne pas se pencher sérieusement sur l'"effet Bernie Sanders", que les médias relayent en évoquant une véritable "révolution" menée par une grassroot army ("une armée d'activites sur le terrain"[2]. Le septuagénaire apparaît comme un candidat "antisystème" qui défend les classes moyennes contre le monde de la finance qui a provoqué la catastrophique crise des subprimes.
Son discours est révélateur des échecs du Parti démocrate et de Barack Obama, qui n'ont pas su intégrer le mouvement Occupy Wall Street depuis 2011. Sanders représente un candidat authentique qui s'adresse au peuple directement à travers les réseaux sociaux[3]. Il s'est ainsi imposé comme l'idole des jeunes démocrates qui se sont saisis de sa campagne, en créant par exemple des applications comme Bernie BNB, destinées à organiser des rencontres entre militants. Le hashtag #FeelTheBern s'affiche à la télévision, dans les journaux ou encore sur des T-shirts. Ces méthodes de communication sont plus dynamiques et innovantes que celles d'Hillary Clinton, qui s'appuie sur une équipe plus âgée et très hiérarchisée.
Par ailleurs, Sanders incarne un personnage qui semble toujours être "du bon côté de l'histoire": dans les années 1970, il s'oppose farouchement à la "sale guerre" du Vietnam et se bat aux côtés des Afro-Américains pour leurs droits civiques : la photo d'un jeune Bernie arrêté en pleine manifestation s'est propagée comme une traînée de poudre[4]. En 2003, alors représentant du Vermont, il est un des rares élus à s'opposer à l'invasion en Irak. Fervent allié des minorités raciales mais également sexuelles, Sanders défend depuis toujours la cause LGBT et le droit à l'avortement.
Bref, des idéaux immuables, une cohérence du parcours politique et une détermination à toute épreuve : ces qualités le distinguent de sa concurrente qui est connue pour avoir "retourné sa veste" plusieurs fois, sur la guerre en Irak ou le mariage homosexuel par exemple. L'expression "Bernie or Bust", "Bernie ou rien", illustre le fossé que certains démocrates perçoivent entre Sanders et Clinton : pour eux, seul Sanders incarne les vraies valeurs de la gauche américaine.
Un mouvement qui peut se pérenniser si Bernie Sanders parvient à convaincre plutôt que simplement séduire
"Authenticité" et "antisystème" sont des adjectifs clefs de la campagne de Donald Trump. Certains commentateurs des primaires, de droite ou de gauche, n'hésitent pas à faire le parallèle entre ce dernier et Sanders, en les qualifiant tous deux de démagogues. D'aucuns affirment que Sanders bâtit des châteaux en Espagne sans présenter de programme concret, comme lorsqu'il déclare vouloir "break up the banks" ("briser les banques").
Comment, en effet, compte-t-il modifier en profondeur le système capitaliste américain ? Idem pour la gratuité de l'enseignement supérieur : où Sanders va-t-il trouver les fonds nécessaires ? Comment va-t-il convaincre le Congrès, dans un système politique qui repose avant tout sur l'équilibre des pouvoirs ? Obama a déjà bien du mal à trouver des alliés dans un Congrès à majorité républicaine.
Cet idéalisme teinté de populisme révèle une approche des politiques publiques peu approfondie, voire simpliste. Quant à sa base électorale, elle n'est pas sans faille : la jeunesse désireuse de justice sociale ne s'inscrit pas automatiquement sur une liste électorale. Par ailleurs, Sanders a beau avoir toujours milité en faveur des droits des Afro-Américains, c'est Clinton que ces derniers soutiennent massivement, comme l'attestent ses victoires dans les États du sud où elle a remporté une large majorité du vote noir.
The Bern a peu de chance de ravir l'investiture de son parti à Hillary Clinton, mais nous aurions tort de sous-estimer le mouvement d'envergure qu'il a lancé. Sa percée impressionnante n'a rien de banal dans le paysage politique américain : il a redonné ses lettres de noblesse au mot "socialisme", qui rime avec "communisme" pour beaucoup d'Américains. Certaines propositions de réforme, comme l'universalité de la couverture santé, se sont imposées dans le débat public où elles étaient jusque-là fortement tabou.
Dans un contexte économique où le pouvoir de l'argent et la croissance des inégalités constituent le socle de l'angoisse sociale, ce discours risque d'imprégner durablement l'opinion. Enfin, si le reste du monde (à l'exception de Vladimir Poutine) oscille entre l'éclat de rire et le frisson d'horreur face à l'ascension de Donald Trump, la popularité de Bernie Sanders n'a pas non plus de frontières. Il cristallise les espoirs d'une gauche qui se cherche et qui tente de se renouveler partout dans le monde et surtout en Europe, de la Grèce à la Grande-Bretagne en passant par l'Hexagone, où de nombreux Français passent ces temps-ci leurs "nuits debout".
Victorieux ou non en 2016, Bernie Sanders risque de modifier profondément la nature du Parti démocrate, notamment grâce au soutien massif de la génération des Millenials qui ne manquera pas d'influencer la politique américaine dans les décennies à venir ; et on a hâte de voir ce que ça donne.
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