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La transition bas-carbone : un atout pour la souveraineté européenne ?

| Angel PRIETO et Céleste GRILLET, Junior Fellows de l'Institut Open Diplomacy

11 août 2022

L’urgence climatique est aujourd’hui une réalité. Le récent rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) relatif aux solutions pour limiter le réchauffement climatique publié lundi 4 avril 2022 rappelle ainsi qu’il ne sera possible de limiter le réchauffement à 1,5°C par rapport à l’ère préindustrielle qu’à condition d’entamer une réduction « rapide, radicale et le plus souvent immédiate » des émissions de gaz à effet de serre dans tous les secteurs.

Face à cette urgence, l’Union Européenne (UE) s’est dotée de programmes aux objectifs ambitieux. L’Union vise en effet la neutralité carbone à 2050 et une réduction des émissions de 55% à l’horizon 2030, dans le cadre du paquet législatif “Fit for 55”. La transformation bas-carbone associée à l’atteinte de ces objectifs implique une reconfiguration économique massive.

Alors que les crises sanitaire, énergétique et géopolitique récentes ont révélé des dépendances de l’UE et placé la souveraineté parmi les priorités de l’agenda européen, une question se pose naturellement : dans quelle mesure la transition bas-carbone européenne est-elle un vecteur, ou au contraire un frein, à sa souveraineté ?

International Renewable Energy Agency (Irena), Global Renewables Outlook: Energy transformation 2050, avril 2020

Souveraineté énergétique et dépendance aux matières premières importées

Le système énergétique européen est extrêmement dépendant de l’importation d’énergies fossiles produites hors du continent. Ainsi, en 2020, 84% du gaz naturel et 97% des produits pétroliers consommés par l’UE proviennent de sources importées. Tandis qu’en 2021, 45% des importations de gaz naturel de l’UE proviennent de la Russie, la crise ukrainienne menace la sécurité de cet approvisionnement et suscite une hausse des prix de l’énergie sans précédent. A titre d’exemple, l’Europe a dépensé 78 milliards d’euros pour ses importations de gaz au premier trimestre 2022, dont 27 milliards de gaz russe, soit cinq fois plus en valeur qu’au premier trimestre 2021. Cette dépendance économique réduit le pouvoir de négociation du Vieux Continent.

Une transition bas-carbone volontariste permettrait d’amortir la portée de tels chocs énergétiques. En réponse à la crise, la Commission a développé le programme REPowerEU pour définir une nouvelle feuille de route énergétique européenne. Les principaux axes du plan sont la réduction de la consommation d’énergie, le développement des renouvelables, l’électrification et la diversification des approvisionnements. Les trois premiers points s’inscrivent dans l’objectif de décarbonation et ont des implications fortes pour la souveraineté énergétique européenne.

La réduction de la consommation d’énergie passe par l’efficacité énergétique, notamment la rénovation des bâtiments. Alors que seulement 1% du parc immobilier européen est rénové énergétiquement chaque année (dont seulement 0,2% aboutissent à des réductions de consommation d’énergie d’au moins 60%), ce chiffre doit passer à 2% par an pour atteindre l’objectif de 35 millions de bâtiments rénovés en 2030 fixé par la Commission dans le pacte vert. L’atteinte de cet objectif de réduction de consommation requiert également des efforts de sobriété importants, comme la réduction des usages liés au chauffage et à la climatisation ou le report modal vers des modes de transports moins énergivores (transports publics ou partagés) comme y appellent les dirigeants des trois principaux énergéticiens français (Engie, EDF et de TotalEnergies) dans une tribune publiée en juin 2022. La diminution de la consommation d’énergies fossiles a pour effet immédiat de réduire la dépendance européenne aux importations évoquées précédemment.

Le développement des renouvelables et de l’électrification doit éviter certains écueils pour être un facteur de souveraineté. Par cette voie, l’UE peut réduire sa consommation d’énergies fossiles, mais aussi créer de nouvelles dépendances à des matériaux critiques. L’évaluation de la criticité des matériaux au cas par cas selon leur disponibilité et les réserves existantes à l’échelle mondiale, la diversité des approvisionnements, les relations géopolitiques avec les principaux pays producteurs et la capacité de recyclage peuvent permettre à l’UE de ne pas s’enfermer dans de nouvelles dépendances économiques et donc géopolitiques.

Encadré : analyse de la dépendance en matériaux de l’UE pour certaines filières clés

Solaire photovoltaïque : la Chine prédomine sur l’ensemble de la chaîne de valeur amont du photovoltaïque, elle détient 96% des capacités de production des feuilles de silicium, et 77% de celles des cellules PV, ce qui crée une situation de dépendance stratégique. L’European Solar Initiative vise 20 GW de production annuelle européenne d’ici 2025, soit 15% de la puissance photovoltaïque installée dans le monde en 2021 (IRENA, Statistics Time Series, 2021).

Aimants permanents : les terres rares sont présentes dans les aimants permanents utilisés dans les véhicules électriques et certaines éoliennes. La Chine domine l’ensemble de leur chaîne de valeur (93% de la production globale), dépendance que l’UE cherche à réduire par des investissements et des projets industriels pour diversifier les approvisionnements et permettre le recyclage des matériaux présents en Europe.

Batteries : La capacité de production du lithium en UE est limitée et les trois sources principales d’importation sont la Russie (58,9%), les Etats-Unis (20,9%) et le Chili (8,1%). Cependant, l’UE prévoit d’atteindre 379 GWh de capacité de production annuelle de batterie d’ici 2025 soit 70% de la demande attendue en Europe.

Toutefois, les risques liés à ces nouvelles dépendances ont des répercussions moins directes que la dépendance aux énergies fossiles. Un arrêt d’approvisionnement menace la continuité du développement du système énergétique et des produits associés (impossibilité de construire de nouvelles capacités renouvelables ou de produire d’autres véhicules électriques) mais n’affecte pas le fonctionnement des infrastructures en place, contrairement à l’arrêt en approvisionnement fossile qui met centrales, industries et transports à l’arrêt sans délai.

Pour répondre à l’absence de capacité d’extraction européenne pour la majorité des matériaux critiques de la transition bas-carbone, l’UE doit développer le recyclage de ces matériaux, qui passe par une réintégration de leur chaîne de valeur et des chaînes industrielles associées dans l’UE. La souveraineté énergétique européenne ne peut donc se passer d’une réflexion sur la souveraineté industrielle du continent.

La souveraineté industrielle

L’exemple de la pénurie des masques lors des premiers mois de transmission de la COVID-19 est emblématique : la pandémie a démontré la nécessité de sécuriser des chaînes de valeur de produits nécessaires pour affronter les crises, qu’elles soient sanitaires ou pas. A la lumière de cet évènement, la puissance publique aussi bien que les entreprises ont ré-apprécié les coûts de délocalisation et procédé à des évolutions stratégiques pour accroître leur résilience.

Cette prise de conscience de la nécessité d’accroître l’autonomie stratégique européenne dans le domaine industriel intervient à la suite de plusieurs décennies de désindustrialisation. Comme le montrent les figures ci-dessous, la part de l’industrie manufacturière dans la valeur ajoutée de l’UE est passée de 19,6 % en 1995 à 16,3 % en 2017. Le nombre d’emplois dans le secteur a également diminué, passant de 18,8 % du total des emplois en 1995 à 13,8 % en 2017, ce qui correspond à une réduction de 5,9 millions d’emplois. Face à ces tendances inquiétantes, un nouveau leadership industriel européen semble indispensable.


Pour faire face à ces dépendances aux produits finis et capturer leur valeur ajoutée, des stratégies ciblées de relocalisation sont nécessaires.

La relocalisation industrielle est le second levier de décarbonation au service de la souveraineté industrielle européenne. En effet, les procédés industriels les plus émissifs sont soumis sur le sol européen au marché EU-ETS de quotas carbone, ainsi qu’à une pression des pouvoirs publics et des consommateurs qui croît rapidement. Ces facteurs incitent à la décarbonation des produits industriels fabriqués en Europe, à travers la recherche d’une meilleure efficacité énergétique ou le déploiement de processus moins émissifs (ciment bas-carbone, acier produit à partir d’électricité décarbonée, couplage à des dispositifs de capture et stockage du carbone…). D’autre part, le faible contenu carbone de l’électricité du continent, relativement à d’autres régions du monde, ainsi que les émissions de transport évitées peuvent réduire le contenu carbone des produits européens par rapport à ceux importés. Pour éviter que les objectifs de décarbonation européens ne conduisent à une délocalisation industrielle et in fine à une augmentation des émissions de gaz à effet de serre, il importe de se fixer des objectifs de réduction de l’empreinte carbone et non des émissions territoriales, comme cela est trop souvent le cas.

Pour articuler la volonté de production de systèmes énergétiques décarbonés et celle de la relocalisation industrielle, des projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC) voient le jour. Communiqués en décembre 2020 pour l’hydrogène, décembre 2019 et janvier 2021 pour la chaîne de valeur des batteries (ce qui recouvre l’extraction de matières premières, la fabrication de cellules de batteries et de systèmes de batteries, ainsi que le recyclage et la durabilité), et en mai 2022 pour le solaire photovoltaïque : ces programmes visent à promouvoir l’innovation au travers de projets européens transnationaux, grâce à des autorisations exceptionnelles pour les États membres à financer des initiatives au-delà des limites habituellement fixées par la réglementation européenne en matière d’aides d’État.

Conclusion

La transition bas-carbone peut permettre de renforcer la souveraineté européenne grâce à plusieurs leviers. D’abord par la sobriété énergétique, la voie la plus directe pour réduire la dépendance aux énergies fossiles et qui doit être activée d’urgence pour faire face à la crise énergétique due au conflit ukrainien. Celle-ci devra être complétée, à moyen terme, par des efforts massifs sur la rénovation des logements, ainsi que par la relocalisation de la valeur ajoutée et la mise en place de circuits de recyclage de matériaux critiques.

Le renforcement de la souveraineté européenne requiert toutefois d’anticiper certains risques stratégiques induits par la transformation bas-carbone et d’y parer sans pour autant dériver vers le protectionnisme. En particulier, ceci nécessite de développer des capacités de production localisées en Europe à différents niveaux des chaînes de production, des technologies décarbonées ainsi que des alliances sûres et multiples pour garantir la résilience des approvisionnements en matériaux critiques.

Les propos tenus dans cet article n'engage pas la responsabilité de l'Institut Open Diplomacy mais uniquement celle de leurs auteurs.