Dans la lutte contre le coronavirus, il est des crises que l’on n’attend pas. La Banque centrale européenne (BCE) a réagi très tôt et avec efficacité, après un léger faux départ. Les Etats membres de l’Union se sont mobilisés chacun sur leur territoire et une réponse macroéconomique continentale est à l’étude depuis l’initiative Macron - Merkel suivie par la présidente de la Commission Ursula von der Leyen. C’est dans ce contexte mouvementé que, le 5 mai 2020, la Cour constitutionnelle allemande - Bundesverfassungsgericht - a rendu une décision dans laquelle elle juge que la BCE n’a pas respecté les termes de son mandat en mettant en oeuvre, depuis 2015, un programme d’achats de titres publics sur le marché secondaire (PSPP). Cela alors même que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) avait validé ce programme en 2019 !
Précisons que cette décision ne concerne pas directement les mesures mises en oeuvre contre le coronavirus, mais elle pourrait affaiblir grandement la politique monétaire européenne si elle devait être entérinée dans sa version la plus pessimiste, puisque si le programme de 2015 n’était pas conforme, il pourrait difficilement en aller autrement de celui de 2020. Sans entrer dans la technique juridique, retenons que la Cour allemande donne trois mois à la BCE pour démontrer que le programme d’achats de titres respecte son mandat, sans quoi la banque centrale allemande - Deutsche Bundesbank - ne serait plus autorisée à participer à cette opération d’achat de titres. Ce serait un coup dur pour une des plus belles réussites de l’Union : sa monnaie unique.
La décision de la Cour allemande n’est pas aussi inattendue qu’on pourrait le croire
Beaucoup a été dit sur cette décision. Les uns ont craint un coup fatal porté à la construction européenne. Les autres se sont félicités du retour du droit national face à la folie fédéraliste. Disons le simplement : tout cela est excessif et c’est donc insignifiant. Cette décision juridictionnelle allemande s’inscrit dans le dialogue entre les cours nationales et la CJUE depuis sa création en 1952, sous le nom de cour de justice des communautés européennes. La seule nouveauté est la situation de crise dans laquelle cette décision s’inscrit et donc son caractère de facto très politique. Pour la première fois, les équilibres juridictionnels européens quittent les couloirs feutrés des palais de justice et se jouent en public.
Avant toutes choses, il nous semble bon de clarifier notre démarche. Le présent article vise à discuter le sens et la portée de la décision du 5 mai dernier et à la replacer dans son contexte. En revanche, il ne vise en aucune manière à en contester la légitimité, ce que beaucoup de commentateurs se sont autorisés à faire. Pour les uns, les juristes ne devraient pas se mêler de ces questions financières, pour les autres, il s’agirait d’une décision politique que rien n’autorisait cette cour à adopter. Écartons ces deux arguments. Tout d’abord, le système monétaire et financier a besoin d’un cadre juridique et donc de tribunaux pour le faire respecter. Cela implique des conflits de normes et donc des débats, comme pour toute autre matière. Ensuite, la cour allemande a bien statué en droit. On peut discuter la pertinence, voir même le bien fondé, de son argumentation, mais on ne peut pas reprocher à une cour constitutionnelle de juger les litiges qui lui sont soumis, même lorsque la décision est désagréable. Il est d’ailleurs savoureux de voir la Cour de Karlsruhe taxée d'europhobie notoire, alors même que c’est la cour constitutionnelle nationale qui a le plus tôt respecté la logique des traités européens. Ce que les juridictions françaises n’ont fait que très tardivement et avec beaucoup moins d’entrain.
Pour comprendre la décision des juges allemands, il faut remonter un peu dans le temps. Lorsqu’il s’est agi pour le parlement allemand - le Bundestag - d’adopter le traité de Maastricht, il s’est naturellement posé la question de la conformité de ce traité à la Constitution allemande. La Cour avait reconnu cette conformité au terme d’un raisonnement mettant en avant la notion de « communauté de stabilité » (Stabilitätsgemeinschaft) : si les Institutions européennes venaient à sortir de leurs compétences strictement définies par les traités, alors la Cour s’autoriserait à écarter l’application de leurs décisions (BVerfGE 89, 155 – Maastricht). Elle estime en effet que le “principe de démocratie” défini par la Loi fondamentale lui donnerait alors autorité pour s’assurer que les délégations de pouvoir accordées par le peuple allemand aux institutions européennes sont respectées.
Notons d’ailleurs que les juges allemands sont loin d’être minoritaires en Europe. C’est même plutôt le contraire car il s’agit de concilier deux principes opposés. D’une part, en droit national, la Constitution est la matrice de l’ordre juridique en définissant les pouvoirs publics et en organisant leurs interactions. D’autre part, les traités consacrent la primauté du droit de l’Union européenne, c’est à dire sa valeur supérieure au droit national. Or, les traités n’existent que parce que la Constitution définit des pouvoirs publics qui les ont adoptés. On voit bien le piège logique. Le juge constitutionnel français s’en est sorti en indiquant que le droit de l’Union “ne saurait aller à l'encontre d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti” (Cons. const. n° 2006-540 DC). Cela signifie que le Conseil constitutionnel français se réserve in fine le pouvoir d’écarter l’application d’un texte européen - en l’espèce, une directive.
Il ne sert donc à rien de s’émouvoir devant la mise en oeuvre d’une technique juridique que les constitutionnalistes connaissent bien. Cet épisode permet de mettre en lumière la grande fragilité de l’équilibre juridique européen que certains comparent à un “mobile de Calder”, à défaut d’être une traditionnelle pyramide kelsenienne de normes. La CJUE n’est pas la Cour suprême des Etats-Unis, elle n’a qu’une compétence d’attribution strictement définie par les traités et n’a pas vocation à organiser l’intégralité du droit applicable dans l’ensemble des Etats européens. C’est une faiblesse car le contraire aurait été bien plus aisé. C’est aussi une force car cela consacre un système européen unique au monde, décentralisé et innovant, fait de puissants pôles répartis sur tout son territoire.
Voilà pour la logique juridique. Il reste toutefois un point à éclaircir. Il s’agit maintenant de comprendre en quoi la décision de la BCE de procéder à un rachat de titres de dettes publiques sur le marché secondaire, ou a minima son manque de justifications, serait une atteinte à son mandat. Rien n’est moins certain.
Cette décision difficilement compréhensible est très problématique sur les plans économiques et juridiques
La décision de la Cour constitutionnelle reste en effet problématique. D'abord, les statuts de la BCE (et leur article 7) en font une institution indépendante par rapport aux instances européennes et nationales. En donnant instruction au gouvernement fédéral allemand, au Bundestag et à la Bundesbank de s'assurer que la BCE engage un contrôle de ses politiques, la Cour oblige le gouvernement et le parlement allemands à contrevenir aux statuts de la BCE. Cette contradiction est d'autant plus frappante que le modèle de banque centrale indépendante adopté pour la BCE avait justement été celui de la Bundesbank. On comprend donc mal la logique de ce retournement historique opéré par le Tribunal et qualifié par l’économiste allemand Frederik Ducrozet de « schizophrénie ».
Ensuite, la BCE risquerait de perdre en crédibilité si la logique de cette décision était poursuivie jusqu’à son terme. Selon Markus Brunnermeier, Harold James et Marc Landreau, les banquiers centraux sont devenus à partir de 2008 les « stars de la crise financière mondiale ». Ben Bernanke, à la Fed, et Mario Draghi, à la BCE, ont en effet pesé autant par leurs paroles que par leurs actions. La réaction immédiate des marchés à l’approximation, heureusement vite rattrapée, de Christine Lagarde au sujet du rôle de la BCE dans le maintien des écarts de taux a de nouveau souligné le caractère performatif du discours des banquiers centraux. En remettant en question l'action de la BCE et la légitimité des politiques de Francfort, la Cour de Karlsruhe risque de la décrédibiliser. À terme, un conflit entre la Bundesbank et la BCE pourrait affaiblir sa communication et ébrécher cette arme essentielle de la stabilité européenne.
Pour le moment, la BCE a su éviter les dommages à court terme. Se refusant à toute réponse directe à la Cour, la banque centrale a affirmé par la voix de sa Présidente qu'elle restait « undeterred », non-dissuadée. Le 27 mai, Isabel Schnabel, une économiste allemande fraîchement arrivée au directoire de la BCE, explicitait que la BCE « n'ajusterait en aucune manière sa politique monétaire en réponse à ce jugement » et qu'elle poursuivrait sa politique monétaire « conformément à son mandat » pour parvenir, à moyen terme, à une inflation légèrement en dessous des 2%. Rejetant ainsi l'idée sous-jacente au jugement de Karlsruhe selon laquelle la BCE aurait outrepassé son mandat, Mme Schnabel réaffirmait également l'objectif de transmission de la politique monétaire de la BCE à l'ensemble de la zone euro. Pour preuve, le programme de rachats d’urgence dans le cadre de la pandémie (PEPP) a récemment été augmenté de 600 milliards d’euros et les critères de proportionnalité des rachats d’actifs par rapport à la répartition du capital de la BCE ont été levés. Bénéficiant principalement à l'Italie, cette décision pousse plus loin encore les points qui avaient été critiqués à Karlsruhe et pourrait être perçue comme un défi pour la Cour constitutionnelle allemande.
Reste donc à voir jusqu'où ira la Bundesbank, pour défendre sur le long terme la politique et l'indépendance de la BCE. La banque fédérale allemande est dans une position d’autant plus ambiguë qu’elle a longtemps été la principale opposante au Quantitative Easing au sein du Conseil des gouverneurs de la BCE et que l’opinion publique allemande a développé des analyses particulièrement sévères vis-à-vis des politiques de la BCE. À ce titre, l’influence de l’opinion publique sur la sentence de la Cour Constitutionnelle a été largement soulignée. Alors que les requérants étaient principalement des épargnants ayant des accointances politiques marquées à droite et à l’extrême droite, une partie des juges avait déjà exprimé son opposition au Quantitative Easing avant le jugement. Pour ne rien arranger, les experts interrogés par la Cour ont parfois été considérés comme biaisés du fait de leur appartenance à des banques commerciales allemandes touchées par les faibles taux d’intérêt en zone euro. Dans ce contexte, la Bundesbank a un rôle crucial dans la protection des opérations et de l’indépendance de la BCE. Si son Président, Jens Weidmann, a annoncé qu’il expliquerait les programmes de la BCE à Karlsruhe, il ne brille pas pour autant par son soutien à l’extension du PEPP. M. Weidmann se serait ainsi opposé au renforcement du programme acté début juin par le Conseil des gouverneurs de la BCE. Au bout du compte, le jugement de Karlsruhe pourrait faire peser sur les politiques monétaires européennes la menace du retrait de la Bundesbank et ainsi accroître l’influence informelle des critères de la Cour constitutionnelle allemande.
Les conséquences à court terme seront probablement moins dramatiques qu’annoncées mais elles doivent être immédiatement traitées
À court terme, le plus probable est que ce jugement n’ait pas de conséquences majeures. La BCE, par la voix de sa présidente, lors de sa conférence de presse du 4 juin dernier, a donné beaucoup d’éléments économiques et financiers pour démontrer que son mandat était respecté. Les membres du conseil des gouverneurs ont également largement défendu cette ligne. La cour allemande pourrait donc estimer que la BCE a bien répondu - indirectement - à son injonction. Quand bien même elle en jugerait autrement, seule la Bundesbank serait exclue du programme d’achat de titres publics. Or, l’Allemagne est objectivement le pays de la zone euro qui a le moins besoin de soutien. Cela poserait tout de même des problèmes juridiques et techniques, notamment si les titres déjà acquis doivent être revendus. La crise provoquée par la décision de la cour de Karlsruhe n’est cependant pas dénuée d’intérêt. En relançant des négociations jusqu’ici paralysées par le débat sur les eurobonds, cette décision a constitué un électrochoc pour la construction européenne et a permis de mettre en discussion le financement des programmes européens de relance. C’est le sens des initiatives franco-allemandes des dernières semaines.
À plus long terme, cette décision est avant tout une problématique d’équilibre des pouvoirs dans l’Union et donc de gouvernance. Comme souvent en Europe, la situation actuelle est le résultat de compromis fragiles entre des Etats ayant une vision très différente des politiques mises en commun. S’il en va ainsi de la politique monétaire, où l’Allemagne se différencie de la plupart des Etats membres, il en va de même de l’articulation entre droit de l’Union et droit national, qui est le résultat d’un fragile dialogue des juges. Chaque choc menace l’équilibre de toute la structure et chaque crise nécessite une réponse forte.
Certains, à gauche comme à droite, ont vu dans cette décision - pour le regretter ou s’en réjouir - le début d’un engrenage limitant le pouvoir des institutions européennes et consacrant la supériorité du droit national. Disons le clairement : c’est donner des conséquences politiques trop fortes à ce qui reste un événement très technique. On a pu lire ici et là qu’une révision des traités ou des réformes constitutionnelles seraient nécessaires. C’est vrai si l’on veut régler la question de la primauté du droit de l’Union sur les droits nationaux. Pour autant, sortir brutalement de cet équilibre n’est pas nécessairement souhaitable tant il reflète l’organisation décentralisée de l’Union européenne, la légitimité et l’expérience des cours nationales. Au demeurant, ce type de réforme est politiquement impossible tant elles demandent un consensus fort et des compromis que les Européens sont incapables de faire.
En matière de gouvernance, l’Union est donc condamnée à avancer lentement, d’équilibre en équilibre, comme un projet sisyphéen qu’il faut relancer constamment. Si ces conflits de droits restent occasionnels, comme c’est le cas depuis la création de ce système juridictionnel commun, alors les institutions seront capables d’absorber les chocs. Si en revanche, ils deviennents fréquents, voir systématiques, alors ils seraient en mesure de déstabiliser très fortement notre Union. Alors une réponse politique forte deviendrait indispensable.