Au début des années 2000, les projets chinois de construction de barrages hydroélectriques, en Chine comme dans les pays voisins, se sont multipliés. Dans un premier temps, Pékin a semblé sourd aux critiques des organisations internationales et aux plaintes des États riverains concernant la destruction des écosystèmes et l’atteinte aux droits des populations locales. Cependant, la montée des tensions et surtout la « crise » de 2011 ayant opposé le Myanmar à la Chine semblent avoir sensibilisé les autorités chinoises à la nécessité d’une coordination des activités touchant à l’environnement, et à celle d’une concertation accrue avec les Etats tiers.
Premier acte : la course aux barrages
Alors que la Chine commençait à s’inquiéter des problèmes croissants causés par la pollution et à chercher à limiter ses émissions de particules polluantes, les onzième (2005-2010) et douzième plans quinquennaux (2010-2015) ont fixé pour objectif d’accroître la part de l’énergie issue de l’hydroélectricité dans le mix énergétique chinois. De 7,5 % de l’énergie produite en 2010, l’hydroélectricité est appelée à couvrir 20 % de la production énergétique croissante de la Chine en 2020. Pour ce faire, les autorités ont prévu d’augmenter progressivement les capacités installées, souhaitant passer de 190 giga-watts (GW) en 2010, à 290 GW en 2015 puis à 420 GW en 2020[1]. Pour l’heure, ces objectifs sont même dépassés puisque 319 GW sont déjà installés.
Les autorités ont encouragé la construction de barrages dans les zones reculées du Tibet et du Yunnan, province frontalière du Myanmar, du Laos et du Vietnam, qui comptent parmi les provinces les plus pauvres de Chine, mais qui sont surtout le berceau de longs fleuves asiatiques. Ainsi, le Mékong (appelé fleuve Lancang en chinois) et le fleuve Salween (Nu en chinois), qui trouvent leur source sur le plateau tibétain, irriguent l’ensemble de la Région du Grand Mékong. Le Mékong traverse ainsi le Laos, le Myanmar, la Thaïlande, le Cambodge et le Vietnam, tandis que le Salween franchit les frontières du Myanmar et de la Thaïlande.
Carte des fleuves. (c) Shannon1 via Wikicommons, modifié par Pauline Leduc
Au même moment, la politique d’internationalisation des entreprises chinoises (zouchuqu, ou going-out policy), lancée en 2001, a été formalisée dans le onzième plan quinquennal (2005-2010). Dans le cadre de cette politique, le secteur hydroélectrique figure parmi ceux bénéficiant d’un soutien public particulier[2].
En 2003, la Chine a annoncé la construction de 13 nouveaux barrages sur la rivière Salween sans consulter les pays se trouvant en aval. Par la suite, de nombreux projets ont également été élaborés pour la construction, hors de Chine mais par des entreprises chinoises, de centrales hydroélectriques sur le Mékong, le Salween et certains de leurs affluents, dans le but d’alimenter le réseau électrique chinois. En 2011, huit barrages avaient déjà été construits au Myanmar, un au Cambodge, deux au Laos et de nombreux autres projets étaient toujours à l’étude [3].
Acte II : le flot des critiques et la montée des tensions régionales
Pour aucun de ces projets les populations locales n’ont été consultées. Pourtant, les 6 barrages déjà construits sur le Mékong en Chine ont provoqué d’importantes inondations au Laos et en Thaïlande en 2008, mais aussi une baisse générale du niveau de l’eau du fleuve, causant notamment une augmentation des concentrations en polluants ainsi qu'une sécheresse qui fait craindre que les récoltes soient insuffisantes dans toute la région du Mékong[4].
Marché flottant de Can Tho (Viêtnam), dans le delta du Mékong (crédit : Isderion, 2013, via Wikimedia Commons).
En 2016, à la mi-mars, les autorités chinoises ont annoncé qu’elles allaient laisser s’écouler près de 2 000 mètres cubes d’eau par seconde supplémentaires sur le Mékong entre mars et avril, doublant le débit du fleuve. Pour Vorasakdi Mahatdhanobol, directeur du centre d’études chinoises au Chulalongkorn University’s Institute of Asian Studies (Bangkok), interrogé par le Bangkok Post en mars 2016, cette annonce témoigne non pas de la bonne volonté de Pékin en matière de gestion de l’eau, mais bien au contraire du caractère inquiétant du pouvoir que posséderait la Chine sur toute l’Asie du Sud-est : « Cette situation amène à se poser la question suivante : que se passera-t-il, le jour où ces pays [en aval des barrages chinois] seront en conflit avec la Chine, si cette dernière ne veut pas relâcher l’eau de ses barrages ? »[5].
Pékin exerce déjà une influence forte sur la vie économique et politique du Laos, du Myanmar et du Cambodge et, en tant que premier investisseur dans chacun de ces pays, la Chine semble être en mesure d’y imposer ses projets. S’opposer à Pékin, c’est donc risquer le gel voire la fin d’investissements en infrastructures importants ainsi que la perte d’un soutien politique de poids dans la région. En effet, la Chine a longtemps été l’un des seuls partenaires du Myanmar lorsque ce dernier était sous le contrôle de la junte militaire, qui a laissé place à un pouvoir civil en 2011[6]. De la même manière, Pékin a soutenu le Premier ministre cambodgien Hun Sen, après son coup d’État en 1997, et n’a manifesté aucune réaction après le coup d’État survenu en Thaïlande en 2014.
En outre, dans certains cas, les élites locales sont également elles-mêmes bénéficiaires de la construction des projets hydroélectriques de Pékin : ainsi, au Cambodge, c’est la société du magnat Kith Meng, vraisemblablement proche du Premier ministre Hun Sen, qui est le partenaire local aux côtés du chinois HydroLancang dans la construction du barrage Lower Sesan 2.
Enfin, la Chine a pu être tentée d’intervenir au sein des conflits locaux lorsque ses intérêts économiques étaient en jeu. Ainsi, l'action de la Chine dans les affrontements entre l'armée birmane et des minorités indépendantistes a été régulièrement critiquée. En octobre 2015, Min Zaw Oo, du Myanmar Peace Center, une organisation établie avec le soutien des Nations unies et appuyant le processus de paix, dénonçait ainsi l’implication de mouvements chinois dans les affrontements du Kokang : « il est temps que [la Chine] cesse ses interférences »[7] . On ne sait cependant si ces mouvements étaient contrôlés par les autorités locales du Yunnan ou bien directement par le gouvernement central de Pékin. Ce rôle de la Chine attisant les tensions a ensuite été contredit par les leaders du Kachin Independence Organisation (KIO), organisme politique lié à la Kachin Independence Organsation (KIA) qui se bat pour l’indépendance du peuple Kachin dans le nord du Myanmar, selon lesquels la Chine les auraient au contraire enjoints à signer les accords de paix.
Acte III : vers l’ouverture d’un dialogue ?
Toutefois, si les voisins de la Chine peuvent avoir besoin de son soutien, l’inverse est également vrai. Le Myanmar est ainsi un allié de longue date de la Chine, qui lui offre un accès, non négligeable, à l’Océan indien. De la même manière, le Cambodge soutient régulièrement la Chine au sein de l’Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ANASE ou ASEAN) : entre juillet et septembre 2016, Phnom Penh a ainsi voté à deux reprises contre des résolutions critiques vis-à-vis de la Chine, notamment concernant les questions, très sensibles, de souveraineté en mer de Chine du sud.
Ainsi, il pourrait être difficile pour la Chine d’imposer de manière unilatérale à l’un de ses voisins un projet dont il ne voudrait pas, sous peine de perdre son soutien sur d’autres questions. D’ailleurs, quoique Pékin ait clamé haut et fort son incompréhension et son mécontentement face à la suspension des travaux en 2011 sur le barrage de Myitsone, dans la région Kachin, au nord de la Birmanie, annoncée en 2011 par le précédent Président birman U Thein Sein (en fonction de mars 2011 à mars 2016)[8], aucune mesure de rétorsion ne semble avoir été prise depuis par la Chine. Quand bien même cette dernière réclame en réparation la somme de 800 millions USD ; soit près de 0,3 % du PIB birman ou encore presque 15 fois le gain - 54 millions USD - attendu par le gouvernement birman via la levée de taxes sur les 50 premières années d’exploitation en vertu du modèle BOT selon lequel le projet est conçu.
Protestations contre le projet du barrage Myitsone au Myanmar, 30 septembre 2011, crédit : AK Rockefeller.
Pour formaliser un nouveau processus de dialogue, la Chine a lancé, à la fin de l'année 2014, le Mécanisme de Coopération Lancang-Mekong (Lancang Mekong Cooperation, LMC) dont le premier sommet a eu lieu à Sanya (Chine) en mars 2016 avec les chefs de gouvernement chinois, cambodgien, birman, laotien, vietnamien et thaïlandais. Si cette initiative peut offrir un nouveau cadre aux représentants des différents pays pour échanger sur les questions environnementales et s’accorder sur des normes communes, le LMC a déjà fait l'objet de vives critiques. Pour de nombreux observateurs, ce forum ne témoignerait que de la volonté de la Chine de dupliquer des instances existantes (en l’occurence, la Mekong River Commission, créée en 1991 mais dont la Chine et le Myanmar ne sont pas membres) et d'empêcher leur bon fonctionnement afin d’imposer sa volonté aux autres États.
Pour autant, le LMC a pour ambition de promouvoir le dialogue et de pallier les différences criantes de niveau de développement. En ce qui concerne le développement technologique et scientifique, on peut espérer que le LMC permettra de définir des normes environnementales communes et un processus clair d’évaluation de l’impact environnemental des projets. En effet, dans la région, la conduite d’une étude d’impact (EIA) n’est pas systématiquement exigée avant de lancer la construction d’un projet d'infrastructure. En outre, les lois nationales de protection de l'environnement sont bien souvent lacunaires. Dans le contexte du refus de la construction du barrage birman Myistone, un journal officiel chinois avait ainsi beau jeu de citer un rapport publié par le WWF et l'université de Yale dénonçant le fait que ce n’est qu’en 2012 que le Myanmar a adopté sa première loi en matière de protection de l’environnement et que le pays n’a guère d’expérience en la matière[9]. Par contraste, la Chine insiste donc sur ses propres efforts en la matière, rappelant par exemple que dès 2011, une ONG chinoise basée dans la province chinoise de Yunnan, Green Watershed, encourageait la Chine à discuter davantage avec les ONG locales dans le cadre de ses projets à l’étranger.
Cependant, la Chine peut difficilement se présenter comme un modèle en matière d'études d'impact et de protection de l'environnement. A titre d’exemple, notons ainsi que l’étude d’impact réalisée par la société chinoise HydroChina pour le barrage Kunlong au Myanmar (sa construction est suspendue depuis 2015 à cause de conflits armés dans la région) n’a jamais été rendue publique, tandis que l’objectivité des études concernant les barrages Mong Tong et Hat Gyi (également au Myanmar, avec pour principaux investisseurs des sociétés chinoises et l’Electricity Generating Authority of Thailand, EGAT) a été vivement critiquée. Enfin, les pratiques d’enquête de l’entreprise australienne Snowy Mountain Engineering Corporation mandatée pour l’étude d’impact du barrage Mong Tong ont même été comparées à des actes de corruption, un cas loin d’être isolé dans un secteur qui fait depuis 2015 l’objet d’une attention particulière de la part des autorités chinoises.
[1] Pour une présentation des objectifs de croissance de la part d’énergie hydraulique et renouvelable hors hydraulique dans le mix énergétique chinois, voir : MATTES Nathanial Matthews, MOTTA Stew, « Chinese State-Owned Enterprise Investment in Mekong Hydropower: Political and Economic Drivers and Their Implications across the Water, Energy, Food Nexus », Water, novembre 2015, p. 6274.
[2] Les banques publiques chinoises, telles que la China EXIM Bank, Bank of China et China Development Bank, accordent ainsi de larges prêts aux sociétés qui présentent des projets répondant aux ambitions de Pékin. Sans compter, souligne Grace Mang, China Program Director au sein de l’ONG International Rivers, que les producteurs d’électricité chinois, soumis à la tarification du prix de l’électricité qui est favorable aux entreprises de distribution, voient dans l’expansion à l’étranger un moyen de remédier à leurs pertes en Chine. Cf. MANG Grace, « China’s Global Quest for Resources and Implications for the United States, Testimony before the U.S. », China Economic and Security Review Commission, [en ligne] http://www.uscc.gov/sites/default/files/1.26.12mang_testimony.pdf - consulté le 26 septembre 2016.
[3] Au Myanmar, la China Power Investment Corporation et le ministère birman de l’Electricité ont signé un protocole d’entente (Memorandum of Understanding, MoU) en décembre 2005 et la construction de sept barrages sur le principal fleuve birman, l’Irrawaddy, a été décidée en mai 2006. La CPIC et les autorités birmanes se sont accordées en mars 2009 sur la construction du barrage Myitsone sur l’Irrawaddy, dont les capacités devraient excéder celles du barrage des Trois Gorges en Chine. Au Laos, quatre accords de concession entre les autorités laotiennes et des entreprises chinoises ont été signés entre 2004 et 2009 et les travaux de construction finis entre 2008 et 2011. 13 autres projets hydrauliques impliquant des entreprises chinoises étaient également à l’étude en 2010, d’après l’ONG International Rivers.
[4] En mai 2016, de nombreux médias rapportaient que la sécheresse observée au Vietnam cette année-là était la plus sévère depuis 90 ans et la mise en place de statistiques dans le pays. Voir par exemple PEREZ Jane, « Drought and ‘Rice First’ Policy Imperil Vietnamese Farmers », New York Times, 28 mai 2016. En ligne: http://www.nytimes.com/2016/05/29/world/asia/drought-and-rice-first-policy-imperil-vietnamese-farmers.html, accès le 28 novembre 2016.
Ce phénomène de sécheresse fait l’objet de nombreux commentaires depuis 2010. A cette époque la Mekong River Commission avait publié un rapport mettant en garde contre la construction de nouveaux barrages (Cf. PEREZ Jane, supra). Un article publié dans La Croix faisait également état d’une baisse dramatique du niveau de l’eau dans la province de Chiang Rai en Thaïlande, où le niveau de l’eau atteignait à peine 30 centimètres en février contre les 2,2 mètres habituels à cette saison. MICHEL Emmanuelle, « Les barrages chinois soupçonnés d’aggraver la sécheresse du Mékong », La Croix, 5 avril 2010. En ligne : http://www.la-croix.com/Actualite/Monde/Les-barrages-chinois-soupconnes-d-aggraver-la-secheresse-du-Mekong-_NG_-2010-04-05-549480, accès le 28 novembre 2016.
[5] WANGKIAT Paritta, « Downing in generosity », Bangkok Post, 27 mars 2016, [en ligne] http://www.bangkokpost.com/print/911532/ - consulté le 10 octobre 2016.
[6] Le Myanmar (anciennement Birmanie) est devenu une dictature militaire en 1962. Le général Ne Win a dirigé le pays jusqu’en 1988, date à laquelle il a été renversé par une nouvelle junte, le Conseil d’État pour la restauration de la loi et de l’ordre. Cet ordre militaire a été dirigé successivement par les généraux Saw Maung (1988-1992), Than Shwe (1992-2011) et Thein Sein, du 4 février au 30 mars 2011. La junte, rebaptisée Conseil d’État pour la paix et le développement en 1997, a abdiqué en faveur d’un gouvernement civil en 2011.
[7] WEE Sui-leen, « Myanmar official accuses China of meddling in rebel peace talks », Reuters, 8 octobre 2015 – En ligne : http://www.reuters.com/article/us-myanmar-china-idUSKCN0S22VT20151008, accès le 28 novembre 2016.
[8] Les dirigeants de la région du Kachin, au Myanmar, avaient fait part de leurs craintes quand aux risques environnementaux liés à la construction du barrage Myitsone dès 2009. Des auteurs birmans avaient eux aussi milité pour la préservation du patrimoine et Aung San Suu Kyi a également demandé à ce que soit mis fin au projet en 2011. Après l’élection à la présidence de U Thein Sein cette même année, ce dernier a déclaré un moratoire sur la construction du barrage en septembre 2011. Pour les observateurs du régime birman, cette décision a marqué un tournant décisif, témoignant du fait que les décideurs politiques prenaient en compte l’avis du peuple. La Chine continue depuis ses tractations afin que le projet redémarre ; en août 2016, Aung San Suu Kyi a annoncé qu’un comité d’enquête avait été mis en place dans le but de trouver une solution « acceptable ».
[9] FU Yuewen, « Les quelques discussions avec les gouvernements (locaux) ne sont pas suffisantes » (Jǐn hé zhèngfǔ gōutōng yuǎn yuǎn bùgòu), People’s Daily, 27 juillet 2015, [en ligne] http://paper.people.com.cn/ - consulté le 10 octobre 2016.
Légende de la photo en bannière : vue du Mékong depuis Jinhong, dans la province chinoise du Yunnan (crédit : Pratyeka, via WikiCommons).
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