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Nord Stream 2, de l’eau dans le gaz

| Martin Desbiolles

4 décembre 2020

Un projet de gazoduc sous-marin ambitieux reliant la Russie à l’Allemagne,un lobbying intense des milieux d’affaire, un désaccord marqué entre certains États européens, un revirement spectaculaire américain… La saga du projet Nord Stream 2 approche de sa conclusion mais continue de cristalliser les tensions.Un projet de gazoduc sous-marin ambitieux reliant la Russie à l’Allemagne, l’implication d’un ex-chancelier allemand en faveur du projet, un désaccord marqué entre certains Etats européens et les milieux d’affaires… La saga du projet Nord Stream 2 n’en finit plus d’attiser les tensions géopolitiques en concentrant les oppositions stratégiques.

Nord Stream 2, fer de lance des ambitions énergétiques russes

Lancé en 2018, ce second gazoduc, avec ses 12 000 kilomètres de long et sa capacité de 55 milliards de mètres cubes, vise à relier la côte russe au niveau de Ust-Luga au littoral allemand par le port de Greifswald. Nord Stream 2 doit traverser la mer Baltique en passant par les eaux finlandaises, suédoises, danoises et allemandes. Il s’inscrit ainsi dans la continuité du premier gazoduc Nord Stream, lancé en 2005 et effectif depuis 2012, qu’il longe et dont il double la capacité de distribution, pour arriver directement sur le sol allemand.

L’investissement, d’une dizaine de milliards d’euros, symbolise l’offensive énergétique de Gazprom au sein du marché énergétique européen. Constructeur principal, la société pétrolière russe s’est adjointe le soutien de firmes européennes d’envergure : le français Engie, le britannique Shell, les allemands Wintershall et Uniper, l’autrichien OMV. Chacune apporte 950 millions d’euros au projet.

Avec Nord Stream 2, la priorité pour Gazprom et le Kremlin est d’éviter, pour exporter le gaz vers l’Union européenne, de passer par l’Ukraine. Ce transit génère de coûteux droits de passage, à hauteur de 3 milliards de dollars en 2019, et des tensions géopolitiques majeures - jusqu’à des interruptions brutales au fil des crises bilatérales depuis le début des années 2000. Avec 75 % de ses exportations de pétrole destinées au marché européen, la Russie de Vladimir Poutine se trouve en situation de relative dépendance, alors qu’elle est menacée par les sanctions européennes et internationales et les instabilités géopolitiques. Nombreuses sont les voix issues des milieux économiques russes à réclamer une réorientation des exportations vers l’Asie d’ici 2040, dans un secteur marqué par la présence très forte des pouvoirs publics.

Dans ce contexte d’incertitudes, le projet Nord Stream 2 revêt donc une importance primordiale pour le leader énergétique russe Gazprom. Ce gazoduc sous-marin symbolise ses efforts de diversification dans sa stratégie d'approvisionnement gazier du marché européen. La société, créée en 1989 par le ministre du Gaz Viktor Tchernomyrdine avec la transformation de son ministère en un groupe à actions, est repassée sous le contrôle du Kremlin en 2005 quand l’Etat a racheté plus de 50 % des parts. L’autre moitié est revenue à des acteurs privés qui se sont empressés de sécuriser des réseaux de distribution en Europe centrale et occidentale, aidés par la libéralisation des échanges et l’émergence d’une oligarchie russe ouverte aux affaires avec l’Occident.

En 2009, l’Union européenne est venue contrer les ambitions hégémoniques de Gazprom avec le « 3ème paquet énergétique » : les textes européens interdisent à un seul producteur de gaz de disposer de la totalité des réseaux de distribution, ce qui force l’ouverture du secteur à la concurrence, à l’instar des autres géants du secteur gazier russe que sont Novatek ou Rosneft. La même parade d’ouverture à la concurrence est proposée par la Commission européenne pour Nord Stream 2. L’enjeu pour la Commission, en réclamant l’ouverture du gazoduc à d’autres opérateurs, est d’affaiblir la puissance économique de Gazprom pour éviter une situation de dépendance.

Au cœur des enjeux : la souveraineté énergétique européenne

L’Union européenne tente ainsi de trouver la parade énergétique mais peine à renforcer sa sécurité, alors que sa consommation totale de pétrole et de gaz repose à 19 % et 16 % sur l’approvisionnement russe. La remise en question de la dépendance au gaz russe s’est amorcée après les incidents et disruption gazières en Ukraine du début des années 2000, avec des coupures de l’approvisionnement européen en 2006 et 2009.

La Regulation on Gas Security de 2010 a ainsi renforcé la coopération entre Etats membres, avec des règles préventives et des procédures conjointes d’urgence en cas de disruptions, notamment la constitution de réserves gazières. En 2014, la Energy Security Strategy de la Commission a souligné l’importance de diversifier l’apport gazier face à l’omniprésence de l’offre russe à bas coûts. La crise en Crimée de 2014 a affermi encore les efforts en ce sens, avec un accroissement des prérogatives de la Commission sur les questions de sécurité énergétique.

Plus largement, la Commission a l’opportunité de s’affirmer comme un acteur incontournable : les chances de succès de Nord Stream 2 semblent inversement liées à son degré d’activité à ce sujet. L’institution peut conserver un rôle régulatoire en laissant la libre compétition gazière s’exprimer, ou bien renforcer son influence, économique et politique, à travers les règles européennes et leur renforcement potentiel.

L’Allemagne représente le cas le plus contrasté, historiquement favorable au développement de Nord Stream 2 pour répondre à ses besoins en gaz, liés à son activité économique et renforcés par la sortie unilatérale du nucléaire décidée en 2011. Le pays a néanmoins vu croître les tensions entre responsables politiques, diplomates et chefs d’entreprises inquiets de l’influence russe ou d’une dépendance au gaz naturel liquéfié importé des Etats-Unis. Le plus symbolique est certainement l’ancien chancelier fédéral Gerhard Schröder, devenu président du conseil de surveillance de Gazprom et qui mobilise son carnet d’adresses pour soutenir Nord Stream 2. Sur une ligne similaire, plusieurs députés fédéraux ont dénoncé en novembre 2020 les sanctions américaines et leur ingérence dans le dossier Nord Stream 2, qualifiées de méthodes « dignes de la mafia ». Cependant, l’empoisonnement à Berlin de l’opposant russe Alexeï Navalny le 20 août 2020 a rebattu les cartes. Après l’avoir qualifiée de « crime », la chancelière Angela Merkel avait indiqué début septembre « n’exclure aucune sanction concernant le projet Nord Stream ». Mais un an plus tard, la chancelière prônait sa poursuite, et refusait toute atteinte à la souveraineté allemande. Cependant, des critiques internes soulignaient encore début 2021, Outre-Rhin, l’absence de consensus. Le parti Vert allemand en particulier critique l’approche « business first » prônée par la chancelière, qui nierait au projet toute connotation ou répercussion politique.

L’enjeu Nord Stream 2 s’affiche également sur un plan plus stratégique. L’OTAN a tiré les leçons de la crise ukrainienne de 2014 et des offensives cyber contre les centres clefs de sécurité énergétique. Le centre d’excellence de Vilnius, affilié à l’Organisation, travaille depuis 2013 sur ces problématiques, en particulier la dépendance aux ressources russes. L’enjeu de ces organes est de mettre en œuvre les principes de souveraineté énergétique affichés par l’Alliance mais difficiles à mettre en œuvre en raison des diversités nationales.

La crise de la Covid-19 a provoqué un effondrement des prix du gaz naturel liquéfié : alors qu’offre et demande sont particulièrement fortes grâce aux capacités d’exportation américaines et à l’augmentation des commandes européennes, Gazprom s’est retrouvée fragilisée. 

Un gazoduc en passe de toucher terre ? Une saga d’âpres affrontements politiques

Fin 2020, le gazoduc, terminé à 94 %, avait affronté de multiples obstacles, retards, oppositions et désistements toujours plus nombreux dûs aux sanctions américaines. Gazprom s’était alors engagée dans une course contre la montre face aux désistements à la suite des sanctions américaines, pour terminer elle-même d’ici janvier 2021 la portion manquante, longue de 192 kilomètres au large des côtes allemandes.

Les détracteurs du projet demeurent multiples. Une coalition d’Etats membres d’Europe centrale, menée par la Pologne, demande l’arrêt du projet, sur fond de priorités géostratégiques. En effet, une liaison directe entre l’Allemagne et la Russie contournerait non seulement l’Ukraine et la Biélorussie, mais aussi la Pologne, et l’isolerait de circuits de distribution énergétiques majeurs. Alors que la Pologne repose à 60 % sur le gaz russe, un tel isolement affaiblirait son poids régional, et génèrerait une augmentation des prix pour les consommateurs polonais. A l’aune des tensions autour du projet Nord Stream 2, l’Etat polonais a annoncé mettre fin à la coopération avec Gazprom en 2022, date d’expiration du contrat actuel.

Le gouvernement polonais place désormais ses espoirs dans un nouveau gazoduc, Baltic Pipe, décidé en 2018 pour être construit en partenariat avec la Norvège et le Danemark, et qui devrait être opérationnel en 2022. Dans ce contexte, l’autorité de la concurrence polonaise (UOKIK) a infligé à Gazprom en octobre 2020 une amende record de 6,5 milliards d’euros pour avoir débuté la construction du gazoduc sans avoir répondu aux investigations financières et économiques polonaises, sur fond de crainte d’un monopole. Plusieurs entreprises européennes mobilisées ont été également sanctionnées par l’UOKIK, dont Engie à hauteur de 10 millions d’euros, et incitées à cesser leur activité dans ce cadre. Au-delà des enjeux des règles anti-trust, la dimension politique de ces sanctions semble claire : isolés entre deux puissances géo-économiques mobilisées par Nord Stream 2, Pologne et Etats baltes s’inquiètent de leur potentielle marginalisation politique et économique. Lituanie, Lettonie et Estonie appellent à assurer la sécurité énergétique européenne, face aux risques de trop grande dépendance envers les hydrocarbures russes.

Au rang des Etats réticents, le Danemark avait par ailleurs longuement retardé son accord au gazoduc, délivré fin 2019, en réclamant des garanties pour la section du pipeline au large de l’île de Bornholm. Le gouvernement danois a en parallèle assuré ses arrières en autorisant le rival Baltic Pipe norvégo-polonais à traverser ses eaux.

De son côté, la Commission européenne a également été particulièrement remarquée pour son opposition au projet Nord Stream 2, perçu comme une menace pour l’unité des 27. En 2019, à la suite de sa proposition, la législation du transport de gaz au sein de l’espace européen a été renforcée pour assurer la transparence des prix, l’accès des tiers aux infrastructures, la séparation entre fournisseur et gestionnaires du gaz... Gazprom n’exclut pourtant pas de chercher à contourner ces dispositions, par exemple en construisant un attelage juridique jouant sur la mobilisation d’un opérateur différent pour gérer la distribution européenne du gaz.

L’Ukraine quant à elle est radicalement opposée à un projet qui, en l’ignorant, réduirait d’autant droits de passage et frais de transit. Confrontée au risque de la fin de son contrat gazier avec la Russie en décembre 2019, l’Etat ukrainien a négocié in extremis avec Gazprom un nouvel accord pour 5 ans, qui doit lui assurer une manne de revenus estimée à sept milliards de dollars. Si 65 milliards de m3 de gaz ont transité par l’Ukraine en 2020, l’accord prévoit une réduction progressive des quantités à la suite de la mise en service de Nord Stream 2 : 40 milliards de m3 en 2021. 

Une main de fer dans un gant de velours : la nouvelle approche de l’administration Biden

Outre-Atlantique, l’évolution des prises de position sur Nord Stream 2 est flagrante. Le mandat de Donald Trump avait révélé un président intraitable sur les enjeux politiques et énergétiques. Le gouvernement Trump, qui espérait accroître la part de marché du gaz de schiste liquéfié en Europe, percevait les hydrocarbures russes comme un danger majeur pour les exportations américaines. Tout comme pour la stabilité de leurs relations avec une Union européenne courant le risque d’une dépendance énergétique à la Russie à l’aune de la tête de pont baltique de Nord Stream 2. En juillet 2020, le gouvernement américain avait déployé un large éventail de sanctions contre les firmes européennes partenaires de Gazprom afin de les décourager dans cette entreprise. Puis Washington avait étendu ces mesures à l’encontre de toutes les entreprises impliquées d’une manière ou d’une autre dans la construction du gazoduc, qu’il s’agisse de ports, de firmes de services maritimes ou d’assureurs.

Le début de la présidence Biden vient de rebattre les cartes. Après un début de mandat marqué par l’expectative sur la question malgré un ton très ferme du président Biden à l’encontre du régime russe, la Maison Blanche a effectué le 21 mai un revirement considérable en abandonnant la plupart des sanctions ciblant les partenaires du projet Nord Stream 2. Une annonce surprise et une marche arrière brutale qui génère des effets immédiats : alors que cette décision apparaît comme une victoire géopolitique majeure pour le Kremlin, les spéculations vont bon train sur les raisons de l’assouplissement américain. La tenue du sommet de Genève le 16 juin dernier, avec la participation des deux présidents russe et américain, et plus généralement la création de bases de dialogue saines par Joe Biden seraient-elles à l’origine de ce changement ? Ou bien serait-ce la réparation de la relation germano-américaine, considérablement endommagée sous le mandat Trump, qui gratifierait l’économie allemande d’un succès commercial et la chancelière d’un nouveau crédit politique à l’aune de son départ ? L’administration Biden a-t-elle la volonté de ménager les firmes européennes encore engagées dans le projet ? La réorientation stratégique américaine et européenne vers l’Indo-Pacifique est également pointée du doigt, soulignant la nécessité de limiter les conflits politiques et commerciaux sur le Vieux Continent pour se recentrer sur la rivalité avec la Chine.

Si cette décision fait figure de cadeau jusqu’alors impensable pour l’Allemagne, le grand perdant de cette négociation est sans nul doute l’Ukraine, qui a vécu le revirement de mai comme une trahison absolue. Le retrait des sanctions contre les firmes partenaires marque ainsi la dépriorisation par Joe Biden de la relation avec le gouvernement ukrainien.

Cependant, le conseiller américain à la sécurité nationale Jake Sulivan laissait entendre que si les sanctions contre les partenaires européens de Gazprom avaient été levées, d’autres mesures contraignantes pourraient être adoptées, tous les 90 jours, à l’encontre des entreprises russes impliquées dans la finalisation du gazoduc, afin de « frapper les bonnes cibles ». Une rhétorique guerrière qui laisse des perspectives de manoeuvre pour les contreparties : le 28 Juin 2021, les chefs de file des partis de centre droit et centre gauche allemands (CDU et SPD) affichaient leur soutien à l‘Ukraine et déclaraient que le transit de gaz entre la Russie et l’Allemagne serait suspendu si l’Ukraine perdait son rôle de pays intermédiaire dans le transit du gaz. Selon certains médias allemands, un mécanisme de compensation pour les pertes ukrainiennes serait à l’étude, au début de l’été 2021. Cette piste indiquerait une volonté de compromis entre l’Allemagne et les Etats Unis appuyée par la visite à Berlin du secrétaire d’Etat américain Anthony Blinken le 23 juin, préparant la visite officielle de la chancelière à Washington le 15 juillet. 

L’été 2021 va donc jeter les bases d’un dénouement sous tension pour le gazoduc qui, non loin d’aborder la côte allemande, aura jusqu’au bout suscité les passions politiques, et l’affrontement de deux Europes.

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Martin Desbiolles, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, est spécialiste des questions de sécurité et de gestion de conflits.