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Non-prolifération : l’opportuniste et les régimes de sanctions

| Jean-Baptiste Boyssou, Junior Fellow de l’Institut Open Diplomacy

29 juin 2020

Il est comme un sentiment de fable de mauvais goût à la lecture de ce titre. La morale de l’histoire pointe à l’horizon, tandis que les protagonistes, États et organisations internationales, recourent de manière croissante à leur désormais outil diplomatique favori : les régimes de sanctions internationales. Au cœur d’une lutte diplomatique constante, la non-prolifération des armes nucléaires, chimiques et biologiques revêt un caractère particulier. Quelle métamorphose pour les régimes de sanction dans un cadre global en mutation, afin de faire de la non-prolifération une réalité ?

La non-prolifération, un combat sans cesse renouvelé

Objet d’un des plus larges traités multilatéraux jamais conclus, la non-prolifération atomique militaire s’appuie sur le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires - TNP signé en 1968 par 191 pays. Seuls l’Inde, Israël, le Pakistan ainsi que le Soudan du Sud, la Corée du Nord n’en sont pas membres, depuis le retrait de cette dernière en 2003. Avec le soutien du Conseil de sécurité et en pleine Guerre froide, le TNP entend résoudre de manière pérenne le problème de la prolifération nucléaire. Son objectif : l’élimination progressive des armes nucléaires et la promotion d’une utilisation pacifique de l’énergie nucléaire. Le TNP a permis d’instituer une « norme » en matière de non-prolifération.

De nombreuses critiques s’accumulent cependant au fil des ans. 3 des 4 non-signataires développent l’arme nucléaire. Chargée sous l’égide de l’ONU de garantir l’application du TNP, l’Agence internationale de l’Énergie atomique - AIEA est régulièrement sous le feu des critiques. Sa capacité à mener des investigations de terrain est limitée, et elle est soupçonnée de minimiser les risques de l’utilisation de l’énergie nucléaire. Ces critiques ont gagné en virulence à la suite de la remise du Prix Nobel de la paix à l’AIEA en 2005, perçu comme une manière de la légitimer dans le cadre de la crise du nucléaire civil iranien plus que comme une reconnaissance de son action. Si le TNP n’a pas permis d’éviter toute prolifération, il a contribué à freiner la dissémination des armes nucléaires. En revanche, son impact sur le désarmement prête beaucoup plus à controverse.

Face à la recrudescence du danger de la prolifération nucléaire au milieu de la première décennie du XXIe siècle, en Iran et au sein de la péninsule coréenne, la communauté internationale se mobilise. L’Accord de Vienne en 2015 sur le nucléaire iranien en constitue un exemple marquant, signé outre l’Iran par l’Union européenne et l’Allemagne, la Chine, les États-Unis, la France, le Royaume-Uni et la Russie. L’abandon du programme nucléaire militaire iranien et l’encadrement de ses activités par l’AIEA a permis la levée des sanctions économiques. Si l’évaluation de leur impact en Iran est complexe, elles auraient causé entre 500 000 et 1,5 millions de morts au régime irakien voisin selon un rapport parlementaire sous l’égide des Nations Unies, de leur mise en place jusqu’à 1999.

Les Etats-Unis développent des régimes de sanctions à partir de la liste des Rogue States : autant d’outils de négociation au service d’objectifs diplomatiques. Ces mesures sont de nature variée : restrictions commerciales, sanctions financières, remise en cause de l’aide publique au développement, interdiction de voyager, etc. Leur nature protéiforme renvoie néanmoins à un même objectif : contraindre un acteur tiers à modifier son action. L’utilisation croissante des régimes de sanctions prend racine dans le faible nombre d’options sur la scène internationale, entre médiations et pressions politiques à l’impact parfois limité, et recours à la force souvent contre-productif sinon prohibé. Une aporie diplomatique particulièrement préoccupante en matière de non-prolifération.

Jusqu’en 2015, un cadre multilatéral solide pour lutter contre la prolifération nucléaire ?

Depuis la fin de la Guerre froide, deux tendances se font jour : la multiplication des régimes de sanctions, et leur affranchissement relatif vis-à-vis des intérêts politiques nationaux des pays émetteurs. Ce processus est renforcé par la difficulté à quantifier l’impact d’une absence de sanctions et d’une action alternative, et à évaluer le moment le plus opportun pour imposer ou annuler des sanctions.

Un nombre croissant de programmes de sanctions est adopté non plus à l’échelle des Etats, mais des Nations unies depuis le début des années 2000 : objet d’un consensus international, elles s’inscrivent dans un cadre global. La résolution 1 540 des Nations unies du 28 avril 2004 oblige ainsi ses États parties (dont la Corée du Nord) à introduire des législations « interdisant à tout acteur non étatique de fabriquer, de se procurer, de transporter ou d’utiliser des armes nucléaires, chimiques ou biologiques ». Cette résolution répond au retrait unilatéral de Pyongyang du TNP en 2002, à la suite de l’annonce de la relance de son programme nucléaire.

Développer des sanctions horizontales contribue également à dépolitiser les régimes de sanctions : ils ciblent des entités non étatiques, entreprises, personnalités, gèlent leurs avoirs et entravent leur mobilité, et non une population entière. Une manière de limiter les tensions politiques avec les gouvernements concernés, et d’éviter les accusation de diplomatie opportuniste. Mais si l’impact politique des sanctions ciblées est limité, la question de leur efficacité reste entière. Viser plus de 500 membres d’Al Qaïda et de Daech a sans doute permis de limiter leurs activités, mais de telles sanctions n’ont pas bridé les mouvements de la caste dirigeante en Corée du Nord.

L’Union européenne s’affirme comme un acteur international d’importance en matière de sanctions. A son échelle par rapport à celle du monde, les accords sont facilités, tandis que son poids, première puissance économique mondiale, permet de crédibiliser des sanctions. Elles constituent par ailleurs pour l’UE un outil opérationnel, alors que ses options militaires restent balbutiantes. L’UE est à l’origine de 36 % des sanctions mondiales de 1980 à 2018, plus grand émetteur avec les États-Unis. De 6 États ciblés en 1991 à 34 en 2019, l’UE fonde son régime de sanctions sur le rejet actif de valeurs universelles, dans le cadre onusien et en collaboration avec les États-Unis du début du XXIe siècle. Le frein est celui de la règle de l’unanimité au sein du Conseil de l’UE : intérêts et appréciations divergents peuvent empêcher l’UE d’agir, le marché unique imposant une coordination.

Des sanctions au service de l’influence des États : une fragilité latente, renforcée depuis 2015

Au-delà de la promotion des seuls usages pacifiques de l’énergie nucléaire, les régimes de sanctions prennent racine dans les intérêts des Etats et organisations internationales. Jusqu’en 2015, ce phénomène était moins visible dans le cadre d’un consensus multilatéral solide, mais le retrait américain de l’accord sur le nucléaire iranien, annoncé dès 2016 et effectif en 2018 l’a remis en lumière.

Ces sanctions constituent autant un moyen de démonstration de leur force et de leur capacité d’action internationale qu’un outil de mobilisation intérieure, notamment en période électorale. Imposer des normes à un pays tiers jugé dangereux pour l’ordre mondial est une carte désormais classique de l’arsenal diplomatique américain. L’embargo cubain, la restriction sur les armes exportées en Chine après le massacre de la place Tiananmen ou l’embargo sur le pétrole iranien en sont emblématiques. L’unique pays à avoir utilisé l’arme atomique se positionne comme le champion de la non-prolifération. Rex W. Tillerson, Secrétaire d’État, a au Conseil de Sécurité des Nations unies en 2017 souligné la capacité de la diplomatie américaine à accompagner le Kazakhstan vers l’abandon de son programme nucléaire militaire - sans préciser les modalités de cette action.

Cette fragilité des régimes de sanctions en matière de non-prolifération se lit notamment dans le « paradoxe des sanctions ». Ces dernières sont d’autant plus efficaces que l’État visé entretient des liens forts avec le pays, ou la coalition engageant ces actions. La Syrie et ses armes biochimiques, la Corée du Nord et son programme nucléaire militaire sont relativement protégées des sanctions économiques internationales par leur relatif isolement international. L’autarcie, plutôt que la conséquence de sanctions inefficaces, peut rendre des sanctions inopérantes, voire contre-productives en alimentant le discours victimaire des pays cibles.

Ce phénomène est exacerbé dans le cas du régime de Pyongyang, qui instrumentalise ces sanctions dans le cadre de sa propagande auprès des 25 millions de Nord-coréens. Les grandes famines des années 1990 permettent d’accroître le contrôle du régime sur la population, et leur dénonciation est critiquée par le régime. En octobre 2004, si l’Unicef et l’Institute of Child Nutrition de Corée du Nord conduisent une vaste étude sur l’alimentation infantile dans le pays, les résultats contribuent à alimenter le discours de victimisation du régime communiste.

La question de l’efficacité des sanctions pose ici celle de leur gradation. Face à leur relative inefficacité, leur renforcement drastique a été maintes fois imaginé pour mettre à bas le régime communiste, au prix d’une catastrophe alimentaire et humanitaire - une idée déjà évoquée dans le cas du potentiel blocus du Japon en 1945. Les deux voisins de la Corée du Nord que sont la Corée du Sud et la Chine verraient d’un mauvais oeil l’effondrement du régime nord-coréen, source potentielle d’une recrudescence majeure des tensions régionales. Au-delà, quel État est prêt à prendre la responsabilité de déclencher une telle crise humanitaire ?

Un cadre multilatéral en voie de délitement

Depuis l’accord de Vienne de 2015, le cadre multilatéral existant a été remis en cause de manière unilatérale par certains Etats parties. Les sanctions américaines secondaires, contre les tiers qui commercent avec l’État ciblé, ont été rétablies le 5 novembre 2017 : une attaque directe contre la diplomatie européenne et indirecte contre son économie. A la suite du retrait américain en mai 2018 et du rétablissement des sanctions au plus haut niveau, l’UE a lancé un Special Purpose Vehicule - SPV en janvier 2019 : Instex. Cet instrument financier de créances permet d’honorer les contrats envers l’Iran passés hors zone dollar, une affirmation de l’opposition européenne à la stratégie américaine.

La péninsule nord-coréenne constitue un exemple exacerbé de ces conflits diplomatiques. Au Conseil de Sécurité des Nations unies, la Russie était incitée en 2017 par le chef de la diplomatie américaine à « démontrer ses bonnes intentions », « si elle veut reprendre son rôle d’acteur crédible ». Alors que la Russie critique l’installation du système de missiles antibalistiques américains Thaad en Corée du Sud et des manœuvres conjointes avec Séoul. Tandis que Donald Trump a affirmé en 2019 aux Nations Unies qu’il n’y a « pas d’autre solution que de détruire complètement la Corée du Nord » si elle poursuit son programme nucléaire militaire et continue à alimenter les tensions régionales. Les régimes de sanctions tendent à s’inscrire dans le cadre d’un unilatéralisme rampant, à l’image de la diplomatie américaine de Donald Trump.

Des choix pragmatiques peuvent cependant rendre crédibilité et efficacité à ces régimes tant utilisés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Clarifier les objectifs à atteindre, mettre en oeuvre un suivi efficace, régulier et indépendant est nécessaire pour les dés-instrumentaliser. Ces objectifs sont aujourd’hui visés mais rarement atteints, les mécanismes et outils existent mais ne sont pas toujours efficients. La mobilisation croissante d’acteurs non-étatiques constitue à cet égard un levier puissant. Les « Maires pour la Paix », fondé en 1982 par ceux de Nagasaki et Hiroshima, regroupe 554 villes dans plus de 107 pays. Depuis 2003, ce groupe promeut à l’échelle internationale l’interdiction des armes nucléaires dans le cadre du processus d’examen du TNP, exercice organisé tous les 5 ans depuis sa prorogation en 1995 .

L’affaiblissement du multilatéralisme se traduit dans les politiques de sanctions des puissances, qui tendent à adopter une approche unilatérale fortement politisée, au détriment de la recherche de l’efficacité collective. Le danger est grand que les mécanismes de prévention et de contrôle perdent en efficacité, et que la prolifération s'accroît en cette période de doutes. A l’heure où le monde sort progressivement de la léthargie du confinement, la vigilance internationale est de mise.