À bien des égards, les années 2010 resteront dans les annales comme une décennie historique, notamment en matière de revendications politiques et sociétales, et de leur mode d’expression. Entamées par les révoltes arabes, elles se sont achevées par les soulèvements algérien, irakien et libanais au Moyen-Orient, mouvements sociaux qualifiés de « leaderless » (« sans chef »). Une caractéristique inédite en 2011, qui a fait modèle depuis. En France, en Espagne, en Grande-Bretagne et dans bien d’autres États, les sociétés ont pris la parole sans l’impulsion d’un chef, d’une association ou d’un directoire. Face à l’ampleur de ces nouveaux phénomènes sociaux, acéphales, dans des contextes politiques très divers aux enjeux sociaux profondément différenciés, quelles dynamiques traversent nos sociétés, indépendamment des grilles de lectures culturalistes et civilisationnelles et tout en tenant compte de leurs différenciations structurelles ?
Les mouvements acéphales, révélateurs des maladies sociétales
À l’ère de la twittosphère, les réseaux sociaux jouent un rôle central dans la phase de déclenchement et d’émergence de ces soulèvements, selon un schéma désormais commun. C’est en effet un de leurs traits caractéristiques, quel que soit le terreau social : leur spontanéité initiale. Ceci ne signifie pas pour autant l’absence de préconditions à leur éclosion, ni même une exclusivité du caractère spontané pour les seuls mouvements acéphales.
Dans leur déclenchement soudain, ces derniers ont pour caractéristique l’importance à la fois des enjeux économiques, et d’une demande profonde de dignité et de reconnaissance . La « taxe whatsapp » décidée par le gouvernement de Saad Hariri en octobre 2019 au Liban, l’immolation de Mohammed Bouazizi en réponse à la confiscation de son commerce ambulant en décembre 2010 en Tunisie, ou les premiers rassemblements de gilets jaunes contre, notamment, la hausse du prix du carburant en novembre 2018… Tous ces déclenchements ont trait à des mesures économiques vécues, à tort ou à raison, comme autant d’insultes de la part des élites dirigeantes vis-à-vis de « la masse des gouvernés ».
Cette indignation spontanée, transformée par le truchement des réseaux sociaux en mobilisations multisectorielles, investit alors de multiples couches de la société. Si le mouvement Podemos espagnol s’inscrit résolument à gauche, les soulèvements tunisien et libanais peinent à répondre à une cartographie politique homogène. Même le mouvement des « gilets jaunes » en France, certes frontalement dirigé contre la majorité présidentielle, demeure un vaste rassemblement de citoyens mécontents, sans identité partisane propre.
L’ampleur de ces mouvements, et leurs (non-)cartographies, tant politique que géographique, sont révélatrices d’une véritable crise de système. Le caractère relativement anonyme de ces mouvements se veut en premier lieu tourné contre un pouvoir personnalisé, un système identifié, accusé de se refermer sur lui-même, de se reproduire en vase clos, et d’entretenir une déconnexion insurmontable entre gouvernants et gouvernés. Qu’il s’agisse de la figure d’Abdelaziz Bouteflika, du cartel des six grands partis libanais, ou d’un « système d’élites » dénoncé par les gilets jaunes, c’est bien le sentiment de marginalisation au sein d’un système en crise de représentativité qui sert de répertoire d’action sous-jacent. Le caractère profondément anti-élite, voire anti-autorité, allant souvent de pair avec une défiance vis-à-vis des forces de l’ordre, qui peut aller jusqu’à l’affrontement physique, est également caractéristique de ces mouvements acéphales.
La société contre l’État ? Verticalité et horizontalité du pouvoir
Cette remise en cause, par la base, des modes de gouvernance traduit également un besoin d’horizontalité politique, ou, a minima, une contestation de la verticalité du pouvoir. Ce n’est donc pas un hasard si ces mouvements ont connu une virulence toute particulière dans des sociétés où le pouvoir est très incarné, que ce soit par un Président, un Premier ministre, ou un chef de communauté. Cette incarnation est bien souvent dénoncée à travers des attaques personnelles à l’encontre du chef. La figure du leader est donc attaquée, quel que soit le mode d’exercice du pouvoir, son caractère libéral ou autoritaire.
Dès lors, les appels de certains intellectuels à une forme de décentralisation administrative au Liban, ou la centralité des « référendums d’initiative citoyenne » tout au long de la crise des gilets jaunes, témoignent avec force d’une demande d’horizontalité. Le « Grand débat national » lancé par le Président Emmanuel Macron en janvier 2019 demeure une réponse directe à cet appel des manifestants (qu’ils soient « gilets jaunes » ou non), quel qu’en soit le bilan que l’on puisse, a posteriori, en tirer.
Ce besoin d’horizontalité, incarné par l’acéphalie de ces mouvements, amène également à s’interroger sur leur filiation. S’ils répondent à divers enjeux parfois propres aux sociétés qu’ils agitent, ces mouvements acéphales ont en commun de réclamer, selon une dynamique bottom-up, un changement de système politique, économique et/ou social. Une foule anonyme dénonce l’hubris d’un pouvoir élitiste et solitaire. Cet anonymat est souvent perçu, à tort ou à raison, comme un gage de démocratie, conférant aux revendications des manifestants leur légitimité supposée.
Le jour d’après : quelles perspectives pour ces mouvements ?
Si ce caractère anonyme et l’ampleur qu’il confère aux mouvements acéphales par l’adhésion qu’il suscite, constituent de manière indéniable leurs points forts, ils portent également en eux les défis propres à ces modes d’action collective. En effet, ces mouvements résultent certes de malaises structurels latents mais tirent leur dynamique sinon leur origine d’enjeux ponctuels forts.
De même, si leur ampleur leur donne une visibilité considérable, elle pose également la question implicite du programme proposé, de la réforme envisagée, et donc de « l’après ». Le trait caractéristique des mouvements acéphales réside dans leur raison d’être : l’absence de « tête », à rebours de l’incarnation du pouvoir contesté, signifie bien souvent l’absence de hiérarchie. Le moment de la mobilisation initiale passé, se pose la question de la structuration, de l’organisation, et donc, en définitive, de l’avancée des revendications. L’exemple français témoigne d’une certaine forme d’immobilisme dans sa régularité : les samedis deviennent des moments de rassemblement, dans une forme progressivement routinisée - quoique parfois violente - d’opposition au pouvoir. La résilience de ces mouvements, louée un temps par leurs organisateurs, apparaît, à terme, source d’inertie. De même, dans le cas libanais, l’absence de leadership organisé a parfois été lue comme une des raisons de l’inaudibilité de certains programmes proposés par les associations portant les revendications populaires.
Toutefois la finalité de ces mouvements acéphales n’est pas systématiquement la prise du pouvoir, mais peut être un changement constitutionnel (Liban) ou de modalités d’exercice du pouvoir (« Podemos », et dans une certaine mesure les gilets jaunes). Soulignons également la tension qui entoure la question de l’incarnation du leadership et du référent charismatique que ces mouvements entendent ouvertement éviter, soit pour appuyer leur dimension égalitariste, soit pour se protéger d’une répression individualisée de la part du pouvoir.
En effet, ces modes d’action collective, même dans leur dimension acéphale, peinent parfois à faire l’économie d’un symbole, d’une figure, qui cristallise les demandes et donc incarne, in fine, la cause. Le mouvement des gilets jaunes a connu une telle tentative (avortée) de représentation des manifestants. Au Liban, les figures de certaines associations comme « Citoyens et citoyennes dans un État » ou le « Bloc national » font parfois office de référents dès lors qu’il s’agit de porter une voix dans l’arène politique. Toutefois, le refus délibéré du leadership demeure un frein à la transformation des demandes en programme de réformes. La formation d’un programme politique implique sa promotion et sa mise en œuvre par des acteurs au sein du système à réformer ou à renverser. Or, cela suppose la mise en place de mandats, de délégations, et donc d’incarnations, et d’une nécessaire répartition des tâches. « Podemos » en constitue un bon exemple.
Inertie et forces vives : la lutte pour la résilience
En définitive, c’est également la notion de « mouvement » qui caractérise ces modes d’action. L’absence, volontaire ou non, d’organisation hiérarchisée ou de leadership freine la transformation du message et son incarnation dans un programme s’inscrivant dans un temps politique moins fluide, moins mouvant. Ces mouvements, de par leur nom même, demeurent tributaires des coups de force, des actions conjoncturelles qui les dynamisent, mais peinent à se pérenniser face à un pouvoir résilient, patient, et plus ou moins immobile. C’est en particulier le cas en France, mais également au Liban.
Bien que la portée politique des mouvements évoqués ne permette pas une comparaison sérieuse, leurs modes d’expression relèvent de dynamiques similaires. Si le bilan de ces mouvements acéphales semble à première vue contrasté, leur occurrence et la reproduction de ce schéma similaire d’action collective doit, plus que jamais, nous amener à nous interroger sur la santé de nos démocraties représentatives.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Raphaël Gourrada, Fellow de l'Institut Open Diplomacy, travaille principalement sur le Liban, ainsi que sur le Golfe.