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Transition juste et progrès social - Grand entretien avec Marc Fleurbaey

| Hippolyte Cailleteau, Consultant éditorial de l’Institut Open Diplomacy, et Estelle Touriol, Junior Fellow

30 octobre 2020

Marc Fleurbaey est actuellement directeur de recherche au CNRS et professeur à l’Ecole d’Economie de Paris. Il fut pendant 9 ans Robert E. Kuenne Professeur au sein de l’Université Princeton aux Etats-Unis. Ancien conseiller auprès de l’OCDE et de la Banque mondiale, ses recherches sont consacrées à l’économie normative, la justice distributive et l’évaluation des politiques publiques, notamment dans le domaine climatique. Il est membre du Conseil d’Orientation de l’Institut Open Diplomacy.

Les défis de la transition à l’échelle mondiale

Estelle Touriol – Comment définiriez-vous une transition « juste » ? Quels liens peut-on faire entre la problématique climatique et celle du progrès social ?

Marc Fleurbaey - A mon sens, une transition juste doit répondre à trois défis contemporains : la protection environnementale, les inégalités de richesse et de développement et la cohésion sociale, ainsi que la refonte de la gouvernance démocratique. Ces trois défis sont égaux en importance, et ne peuvent être traités indépendamment les uns des autres. En outre ces problématiques doivent être abordées aussi bien au niveau local que mondial, car ces défis dépassent les frontières.

Il est clair que cette transition doit être effectuée partout sur la planète. Cependant, tous les pays ne sont pas égaux en termes de développement et de moyens. Comment aider les pays les moins avancés à faire face à ces défis ?

Nous ne pouvons interdire aux pays de se développer. Toutefois, il nous incombe, collectivement, de rendre ce développement compatible avec les contraintes naturelles. Pour les pays en difficulté, un accompagnement est nécessaire pour permettre un développement durable. Une pollution excessive n’est pas un impératif pour la croissance. C’est pourquoi il importe que nous changions d’abord nos pratiques au sein des pays développés, par exemple dans le domaine de la production énergétique. Dès lors, nous pourrons leur apporter une aide soutenue, par exemple par le biais de transferts technologiques.

Par ailleurs, les pays les plus avancés devraient observer, par certains aspects, le mode de fonctionnement des sociétés plus traditionnelles. Orchestrer un développement soutenable veut dire repenser le rôle de la voiture au sein des villes, réévaluer la vie sociale dans les villes et les campagnes, etc. Il sera peut-être plus aisé, finalement, pour de jeunes nations d’atteindre les Objectifs de Développement Durable (ODD) sans user de manière démesurée du béton et de l’acier. Nous avons, en ce sens, sûrement des choses à apprendre.

La décroissance est-elle indispensable pour atteindre la neutralité carbone ?

Il s’agit de définir de quelle décroissance nous parlons. Il nous faut en effet réduire notre dépendance aux ressources naturelles et aux énergies fossiles, qui est dommageable pour notre environnement. Néanmoins, cela ne doit pas avoir de conséquences néfastes sur la sortie de la pauvreté de tous ceux qui s’y trouvent.

Notre planète a des ressources finies, c’est un fait. Mais nous pouvons encore progresser, grâce à l’innovation, dans le domaine des énergies renouvelables. Des pistes peuvent encore être explorées afin de limiter la destruction de nos écosystèmes, sans abandonner l’objectif de promouvoir le bien-être de tous. C’est pourquoi, selon moi, le terme de découplage serait plus approprié. Il nous faut découpler, décorréler notre bien-être de la destruction de notre environnement.

Transition juste et gouvernance

Comment la gouvernance publique doit-elle évoluer pour faire face à ces enjeux ?

La déliquescence de la gouvernance, nationale comme internationale, pose un véritable problème. Les institutions sont fragilisées par la montée des inégalités. Donald Trump, lorsqu’il s’adresse au forgotten Man of America, aux oubliés des politiques publiques, met en exergue les failles de notre modèle. Les crises environnementales renforcent cette défiance à l’égard des pouvoirs publics et des élites en général, incapables de faire face, et favorisent le vote populiste.

Il est impératif de revoir, réinventer, revitaliser nos modèles de gouvernance, pour réduire les inégalités et faire face à la crise environnementale. Les citoyens conservent pour la plupart des valeurs démocratiques et font entendre leur voix pour demander une participation accrue, notamment au niveau local. Une telle participation renforcerait un sentiment de responsabilité qui émerge actuellement, en particulier chez les jeunes (comme ceux qui animent Open Diplomacy !). Diverses initiatives, comme les budgets participatifs, illustrent les bénéfices d’une intégration citoyenne renforcée. Les ingrédients sont là, mais la recette idéale n’est pas simple à définir et dépend des conditions locales.

Le Pacte vert européen répond-il à ces critères, ou reste-t-il insuffisant ?

A première vue, le plan élaboré par la Commission semble relativement exhaustif. Tous les sujets sont abordés. Mon inquiétude repose cependant sur le manque d’intégration entre les politiques sociales et environnementales. Sans soutien aux populations, des politiques douloureuses d’un point de vue financier pourraient susciter de grandes résistances. C’est d’ailleurs une faille dans de nombreux scénarios de décarbonisation, qui ne prennent pas la mesure des questions sociales qu’ils soulèvent, et risquent même de passer à côté de synergies possibles entre le social et environnemental. On peut faire du social avec la taxe carbone !

Le PIB doit-il rester l’indicateur économique de référence pour les politiques publiques ? Avons-nous d’ores et déjà une alternative viable, ou devons-nous abandonner l’idée d’un outil de mesure unique ?

La faiblesse du PIB réside dans sa négligence de deux éléments critiques : le bien-être de la population et l’impact futur de la production actuelle, notamment sur l’environnement. Des indicateurs alternatifs, comme l’Indice de Développement Humain, tentent d’inclure certains de ces enjeux, mais restent encore superficiels dans leur approche.

Les politiques publiques ont besoin d’indicateurs synthétiques, cela ne fait aucun doute. Je crois néanmoins qu’il faut renoncer à la perspective d’un indice unique, au-dessus des autres. Les sociétés ont chacune des conceptions différentes du bien-être et des objectifs divergents, qui ne peuvent être intégrés dans une échelle de mesure consensuelle. Il faut donc accepter la concurrence entre de multiples indicateurs synthétiques. En outre, chaque dimension, économique, sociétale ou environnementale, devrait avoir son indicateur propre pour bien guider les politiques.

Quelles évolutions pour le travail ?

S’il devient impératif de revoir à la baisse notre consommation, celle-ci semble impliquer une diminution égale de la production. Quelles en seront les conséquences sur le marché de l’emploi ? Devons-nous repenser la place du travail au sein de notre société ?

Ces questions ne sont pas nouvelles. Les questions liées à l’emploi apparaissent régulièrement depuis les débuts de l’automatisation. Un relatif consensus existe malgré tout parmi les experts : le travail n’est pas près de disparaître. A chaque phase d’évolution technologique, certaines compétences deviennent obsolètes. La particularité de notre époque réside dans la rapidité de cette obsolescence. Ces changements, qui demandaient autrefois plusieurs générations, sont maintenant achevés le temps d’une décennie. Cela implique de transformer notre modèle éducatif tout au long de la vie, mais aussi de transformer nos entreprises.

De mon point de vue, ces bouleversements seront positifs, mais nous forceront à repenser notre rapport à l’environnement professionnel. La robotisation fera disparaître des tâches routinières, physiques mais aussi intellectuelles. La formation continue deviendra la règle pour les nouvelles générations, qui devront s’adapter promptement aux évolutions sectorielles. En outre, si le revenu lié au capital continue de s’accroître, nous devrons envisager une redistribution des profits plus large. Les bénéfices du bénévolat, à visée sociale ou environnementale, pourront aussi être valorisés. Si nous devons repenser notre modèle du travail, cette réflexion doit reposer sur la recherche de l’épanouissement, et ne pas se limiter aux aspects financiers. Dans une économie de marché, il faut essayer de réorienter la compétition entre acteurs vers des objectifs à visée sociétale.

Ces changements publics dont nous parlions plus tôt incitent-ils les entreprises à modifier leurs pratiques vers plus de démocratie ou de participation ? Quel rôle pour les syndicats dans cette nouvelle organisation ?

Tout d’abord, rappelons que les syndicats incarnent une partie de la société civile. Ils ont aujourd’hui un rôle à jouer sur les questions de société.

La manière selon laquelle ils doivent adapter leur action est conditionnée aux évolutions des entreprises. Des dirigeants, de plus en plus nombreux, refusent la hiérarchie verticale traditionnelle et semblent privilégier le dialogue et l’écoute. Dans un tel système plus humain, quel est le rôle des syndicats ? Peut-on imaginer qu’ils se recentrent sur la promotion professionnelle et la formation par exemple ?

Bien entendu, ces pratiques de direction ne sont pas universelles aujourd’hui. Les droits des employés doivent toujours être défendus. Pourtant, l’éclosion d’initiatives participatives semble faire école. L’évolution politique dans cette direction peut inciter à renforcer cette culture à long terme, y compris dans le secteur privé. Les expériences menées dans certaines entreprises se sont avérées exigeantes, mais ont généralement été positives pour l’épanouissement des collaborateurs. De nouveaux systèmes représentatifs doivent être envisagés, sur le fondement des compétences de chacun, et cela peut réellement rendre les organisations à la fois plus humaines et plus efficaces.