Après avoir remporté l’élection présidentielle (non reconnue par les communautés européenne et internationale) du 9 août 2020 avec 80,1 % des voix, le président biélorusse Alexandre Loukachenko est confronté au défi le plus sévère de son quart de siècle de règne. L’enjeu : restaurer sa légitimité face à une population de plus en plus en quête de liberté et aux sanctions de la communauté européenne, et imaginer l’avenir politique et stratégique de la Biélorussie.
Depuis 1996, la Biélorussie peut être considérée comme le fief personnel d'Alexandre Loukachenko. Souvent considéré dans les médias comme le « dernier dictateur d'Europe », ce dernier s’est assuré de son emprise sur le pays et ses principaux leviers, en s’appuyant sur l’héritage soviétique du pays. Son pouvoir semblait donc acquis jusqu'au début de la campagne électorale présidentielle au printemps 2020.
Au lendemain du second tour le 9 août 2020, la situation en Biélorussie est entrée dans une impasse dangereuse. Alexandre Loukachenko est sorti sans surprise vainqueur des élections, en route vers un sixième mandat, avec 80,1 % des voix contre 10,8 % pour le groupe d’opposition dirigé par Svetlana Tikhanovskaya. L’annonce des résultats a donné lieu à de nombreuses manifestations partout en Biélorussie, d’abord pour les contester car considérés comme falsifiés, puis pour protester contre la violence et la répression sans précédent de la part des forces de l’ordre.
Crise politique et remise en cause de la légitimité du régime d’Alexandre Loukachenko
Pour comprendre cette crise, il est important de revenir sur le régime en place depuis 1996. A. Loukachenko est devenu le premier président démocratiquement élu de la Biélorussie au lendemain de l’indépendance du pays lors de l’implosion de l’URSS en 1991. Il mène le pays avec une poigne de fer, notamment grâce à un contrôle étatique fort sur l'économie, au contrôle des médias et à l’utilisation de la répression que la situation l'exigeait, tout en gardant des relations politiques et économiques avec la Russie.
Cependant, une crise politique profonde s’est développée au cours des années. Elle est alimentée par la stagnation économique à long terme des années 2010, l'absence de toute perspective de réforme et la réticence de la Russie à continuer à financer le régime biélorusse. Les relations entre Minsk et le Kremlin ont souvent été tendues, notamment à cause de conflits énergétiques entre les deux pays comme en 2007. Plus récemment, les erreurs dans la gestion ratée de la crise du coronavirus ont également contribué à la crise. Les réponses immédiates à l’élection du 9 août, comme la grève des journalistes biélorusses et la fermeture de l’Internet afin de limiter les capacités d’action de la dissidence, ont ensuite catalysé l’expression explosive de revendications jusque là le plus souvent refoulées.
Ces soupçons de fraude et la vague sans précédent de violences policières ont contribué à la perte de légitimité intérieure comme extérieure du régime d’Alexandre Loukachenko. Cette vague est d’autant plus sans précédent que le pouvoir en place est habitué aux dispersions forcées d’opposants notamment à la suite des répressions lors des élections présidentielles de 2006 et 2010. Pourtant, les récentes manifestations sont quelque peu différentes des précédentes. Alors que les manifestations de 2006 et 2010 étaient des réactions à la répression de l'opposition et aux fraudes électorales, les récentes manifestations sont également motivées par des préoccupations économiques et la violence policière. Au moins trois manifestants ont perdu la vie, des centaines ont été blessés, et des milliers arrêtés de manière arbitraire, victimes de passages à tabac, voire torturés. La répression est documentée par l’opposition sur les réseaux sociaux. Et le régime ne montre aucun signe assurant que l'utilisation massive et arbitraire de la force par la police pourrait diminuer.
La structuration de l’opposition biélorusse
Le plus grand défi pour le système d’Alexandre Loukachenko n'est pas lié à l'opposition politique traditionnelle mais plutôt un activisme politique accru de la société biélorusse sur fond de préoccupations de long terme et de gestion erratique de la crise de la pandémie de la Covid-19.
Les manifestations ont donc débuté avant le second tour des élections en août, d’autant que le pouvoir en place a rendu impossible la participation à l’élection des trois plus puissants candidats potentiels de l'opposition : le blogueur Sergei Tikhanovksy, l'ancien initié du régime et ancien banquier Viktor Babariko et l'ancien ambassadeur aux Etats-Unis Valery Tsepkalo. Ces deux derniers ont été exclus en mai de la course à la présidence par le comité électoral biélorusse : Valery Tsepkalo n’a pas réussi à réunir le nombre demandé de signatures valables de soutien à sa candidature, tandis que Viktor Babariko est accusé de blanchiment d’argent. Entre mai et octobre 2020, de nombreuses arrestations de dissidents ont été eu lieu : plus de 2 000, dont Sergei Tikhanovsky pour participation à un événement illégal.
Face à cette situation, les manifestants se sont donc regroupés autour de trois figures féminines. Svetlana Tikhanovskaya, candidate de l’opposition au second tour du 9 août, est devenue la chef de file du mouvement à la suite de l’emprisonnement en mai de son mari Sergey Tikhanovsky. Elle incarne ainsi l’opposition aux côtés de Veronika Tsepkalo, l’épouse de Valery Tsepkalo, et de Maria Kolesnikova, la directrice de campagne de Viktor Babariko. Cette dernière a arrêtée le 7 septembre lors d’une manifestation à Minsk, et risquerait cinq ans de prison pour atteinte à la sécurité nationale. Ces femmes, ni politiciennes ni militantes chevronnées, devenues chefs de file par défaut, ont réussi à conquérir le cœur et l'esprit d'une grande partie de la population biélorussienne, attirant des foules immenses à travers tout le pays. Chaque dimanche depuis le 9 août, des dizaines de milliers de manifestants se réunissent partout à travers le pays.
Exilée en Lituanie après les élections, Svetlana Tikhanovskaya y mène campagne pour mettre en évidence les fraudes électorales et les abus du régime, et promouvoir des réformes au sein du pays. Elle est devenue ainsi un symbole pour les Biélorusses qui aspirent au changement et au respect des droits fondamentaux comme de la loi. Elle a lancé un ultimatum à Alexandre Loukachenko, lui ordonnant de quitter le pouvoir avant le 25 octobre sous peine de grève générale à travers tout le pays.
En réponse, le régime biélorusse accuse l’opposition d'être influencée par des « puissances étrangères » dont ils seraient des « agents », et l'Otan. Cette idée d’ingérence occidentale au sein de l’opposition biélorusse est également soutenue par le président russe Vladimir Poutine.
Une réponse volontariste de l’Union européenne
De par sa position géographique aux frontières de l’UE et de la Russie, la Biélorussie a toujours fait l’objet d’une compétition stratégique entre l’Est et l’Ouest. Et les critiques récurrentes des démocraties occidentales envers le régime biélorusse sont renforcées par la situation actuelle, source de tensions aux niveaux européen comme international.
Malgré quelques discordes dans le passé, Vladimir Poutine a publiquement apporté son soutien au régime biélorusse, pour renforcer de l’influence russe auprès de son voisin. Tandis que la communauté européenne et internationale, dont les États-Unis, le Royaume-Uni et le Canada, contestent les élections et contestent la légitimité d’Alexandre Loukachenko comme président. Le 10 septembre 2020, la Lituanie est devenue le premier pays européen à reconnaître Svetlana Tikhanovskaya comme la dirigeante légitime du pays. La Lituanie devient ainsi un sanctuaire pour les dissidents biélorusses en exil – plus de 32 000 Biélorusses vivent dans ce pays balte.
Le 12 octobre, le Conseil de l’Union européenne a décidé de sanctions contre une quarantaine de personnes haut placées dont Alexandre Loukachenko, pour fraude électorale présumée et violations des droits de l'Homme. Un accord rendu possible par le renoncement de Chypre à sa demande lier ces sanctions, à des sanctions de l’UE à la Turquie dans le contexte des tensions en Méditerranée orientale.
La position de l’UE reste cependant prudente sur la question biélorusse, notamment en raison de l’importance stratégique de ses relations avec la Russie. En outre, l’échec de la médiation européenne lors de la révolution du Maïdan de 2014 en Ukraine reste présent dans les esprits des Européens. Si certains pays d’Europe centrale et orientale, dont la Pologne, et les pays baltes se veulent un rempart contre la Russie et son influence dans la région, et appellent à une intervention européenne forte, d’autres souhaitent renforcer les relations ou à tout le moins le dialogue avec la Russie. Des relations stratégiques dans bien des domaines, à commencer par le secteur stratégique, à l’image du gazoduc Nord Stream 2.
L’UE se retrouve donc face à un dilemme classique mais à l’acuité renouvelé, entre une action plus symbolique qu’efficace vis-à-vis du régime biélorusse, et la possibilité d’une intervention plus déterminée qui risquerait de déclencher une fuite en avant du régime biélorusse et une réaction disproportionnée de la part des Russes. En décernant le Prix Sakharov pour la liberté de l’esprit le 22 octobre 2020 à l’opposition démocratique biélorusse, le Parlement européen symbolise néanmoins son attention et son soutien déterminé au mouvement d’opposition.
La crise actuelle en Biélorussie pourrait donc avoir des conséquences profondes au sein du voisinage oriental de l'UE, mais aussi sur les relations entre l’UE et la Russie. Les prochains jours mettront ainsi à l’épreuve à la fois la détermination de l’opposition et des manifestants, et la loyauté des forces favorables au régime d’Alexandre Loukachenko.