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Libye : comprendre ce conflit sans fin

| Amandine Rat, Rédactrice de l'Institut Open Diplomacy

16 janvier 2020

Le jour-anniversaire de la révolution populaire tunisienne du 14 janvier 2011, l’Institut Open Diplomacy organisait une discussion sur la crise libyenne. Celle-ci perdure depuis le début des printemps arabes. La fuite du président tunisien vers l’Arabie Saoudite avait provoqué un séisme politique entraînant, en moins d’un mois, la démission de Moubarak en Egypte et des émeutes en Libye, au Yémen, au Bahreïn, en Syrie et en Algérie. Très tôt, les puissances occidentales se sont ingérées - avec force moyens militaires - dans le conflit libyen. Neuf ans se sont écoulés depuis. Pourquoi ne voit-on toujours pas la sortie de crise ?

Manifestations sur la place des Martyrs à Tripoli le 5 mai 2013

Le système politique de Kadhafi était fragile par nature

Au pouvoir depuis plus de quarante ans, Mouammar Kadhafi, officier militaire, a développé un « régime des masses » particulier théorisé dans son fameux « livre vert », ouvrage détenu par chaque libyen. Il a mis en oeuvre son projet à partir du coup d’Etat de 1969, mettant ainsi fin au parlement, aux partis, à l’administration centralisée… remplaçant tout l’appareil d’Etat par des comités locaux chargés de la vie courante. 

Ce fractionnement de la vie politique et sociale a sapé toute unité nationale. Selon les principes de ce régime, la volonté du peuple détermine toute l’organisation de l’Etat « par le bas ». Cette idée a priori démocratique a connu des dérives rapides : Kadhafi, arbitre ultime, détenait réellement les rênes du pays car il avait le dernier mot pour corriger les « erreurs » du peuple. Il a ainsi “redistribué” la rente pétrolière ou encore arbitré les litiges nés des rivalités entre les régions, sans pour autant résoudre les tensions existantes. Il instaura la terreur par des sanctions violentes et arbitraires, montrant ainsi « l’exemple ».

L’Etat s’est construit autour de la seule personne de Kadhafi. La peur instituée et la loyauté des libyens envers le dictateur assuraient à eux seuls la survie du système.

Portrait de Mouammar Kadhafi sur un mur

La mort de Kadhafi a précipité l’effondrement libyen

La Libye a connu la “première révolution libyenne” en 2011, avec les “printemps arabes”. Face aux soulèvements populaires revendiquant plus de liberté et de justice sociale, Kadhafi a répondu par la violence. La rébellion a tenu, des milices armées se sont formées, le pays s’est militarisé puis fragmenté. La guerre civile a commencé.

Lorsque les insurgés se sont retranchés dans l’Est du pays, notamment à Benghazi et Misrata, Kadhafi les a menacés d’une répression sanglante. C’est à ce moment que l’ONU, sans consensus, et l’OTAN ont décidé d’intervenir, en soutenant l’opposition, pour protéger la population civile. Mais au lieu de capturer Kadhafi pour qu’il soit jugé, ce dernier a été  assassiné en octobre 2011. Il est alors devenu un martyr, symbole politique clé pour ses partisans.

Un an plus tard, la Libye était toujours fragmentée malgré l’organisation de premières élections libres, pour élire les membres du Congrès général, instance gouvernementale reconnue légitime par l’ONU. Les milices ont continué de se multiplier.

Puis, devant l’incapacité du nouveau gouvernement à sécuriser le pays, le 14 février 2014, la deuxième révolution a été déclenchée par Khalifa Haftar. Cet ancien militaire libyen réfugié aux Etats-Unis pendant deux ans a pris les commandes de l’Armée de la Libération Nationale (ANL). La libération notamment du Sud, le fit rapidement gagner en légitimité.

Depuis, la Libye est divisée en deux camps avec à l’Est un parlement établi à Tobrouk, sous le contrôle de l’armée du maréchal Haftar, et à l’Ouest le Gouvernement d’Union Nationale (GNA), reconnu par la communauté internationale et avec à sa tête Fayez El-Sarraj.

Au printemps 2019, le maréchal Haftar a lancé une nouvelle offensive contre Tripoli, mettant un terme au cessez-le-feu signé en mai 2017. Il reprochait notamment au GNA d’être incapable de sécuriser le pays. Finalement, la ligne de front s’est stabilisée à une cinquantaine de kilomètres de la capitale.

Combattants du Conseil National de Transition (ancien Congrès général) revendiquant la prise de Bani Walid en 2011

Aujourd’hui, la Libye est une mosaïque de milices

Plus de 1000 milices armées, avec des orientations politiques contradictoires, existent dans le pays. Suite à la mort de Kadhafi, de nombreux règlements de comptes ont eu lieu pour se venger des sanctions arbitraires de l’ancien dictateur. Constitués de 5 membres amateurs, ou de militaires professionnels comme l’armée du maréchal Haftar, de nombreuses formes de milices existent. Il y a des milices de ville ou de quartier, des anciennes brigades ou des tribus, des milices étrangères ou islamistes… Chacune est devenue entité indépendante.

Hors de la capitale, la vie quotidienne des libyens s’organise autour des milices. Leurs rôles et activités varient : trafic d’arme, trafic d’humain, gestion des centres de détention de migrants, contrôle de puits pétroliers ou de sources d’eau, main mise sur l’agriculture… C’est en particulier le cas dans le Sud du pays, riche en ressources, où les milices contrôlent l’activité économique.

Compte tenu du trafic d’armes très intense dans le pays, le désarmement de la Libye est impensable. De plus, il n’y a pas de système éducatif national et les perspectives professionnelles sont inexistantes. L’enrôlement dès l’adolescence dans les milices est donc attrayant : c’est une garantie de revenu et cela offre une reconnaissance sociale. 

Bâtiments en ruine à Misrata en novembre 2011

Pétrole, eau, migrations, terrorisme : les quatre grands enjeux libyens

Dans le sol libyen repose un énorme trésor de pétrole d’excellente qualité. Les enjeux économiques dominent l’agenda des libyens comme des puissances étrangères. En l’absence de Kadhafi, le partage de la rente pétrolière se veut équitable entre les deux camps à l’Est et à l’Ouest. Mais il sert essentiellement au financement des milices ; et pour le reste, la distribution est très déséquilibrée entre les individus. Tandis que certains s’enrichissent trop, la pauvreté extrême s’étend. Le système est corrompu, on ne sait pas vraiment où disparaît l’argent. 

L’eau est aussi un enjeu majeur pour ce pays très sec. L’approvisionnement se fait essentiellement par pompage de deux bassins souterrains situés dans le Sud du pays. Le risque de pollution des nappes par l’eau de mer est préoccupant. Or, la population, l’agriculture comme la production d’électricité en dépendent. Les deux camps Est et Ouest n’ont donc aucun intérêt à endommager cette partie du territoire. C’est une des raisons pour lesquelles le conflit politique se concentre au Nord et que des accords ont été trouvés avec les milices locales.

La Libye est un portail vers l’Europe pour les nombreux migrants d’Afrique subsaharienne. Sous Kadhafi, le pays était déjà un carrefour stratégique pour les migrants et les riches libyens exploitaient pour eux-mêmes la main d’oeuvre sahélienne. Aujourd’hui, les revenus nationaux sont insuffisants et le travail manque. La Libye n’est plus une terre d’accueil et sert de point de transit pour les migrants. Des centres de détention foisonnent dans le pays et constituent une économie tenue par les milices qui brassent l’argent des aides internationales. L’absence de contrôle efficace et les conditions de détention font parfois de ces centres une prison inhumaine.

Enfin, la question du terrorisme structure aussi la politique libyenne, du fait de sa proximité avec l’Europe et des nombreuses armes qui s’y accumulent.

Des migrants dans un centre de détention à Zaouia en 2014

Terrain de jeu de toutes les puissances méditerranéennes, la Libye n’a pas de perspective politique

Les puissances étrangères sont réparties en deux camps, en fonction de leurs préoccupations politiques et économiques. 

À l’Est, le maréchal Haftar affirme s’engager dans la lutte contre le terrorisme islamiste. Il a reçu pour cela le soutien des Emirats-Arabes-Unis, de l’Egypte, de la Russie et de façon plus ou moins officielle, la France. 

À l’Ouest, le gouvernement de Saïez El-Sarraj, reconnu par l’ONU, compte à ses côtés la Turquie et l’Italie, dépendante du pétrole libyen. Officiellement, l’UE s’aligne sur les positions de l’ONU. 

Tandis que les Etats-Unis se sont retirés, la Chine et la Corée observent, prêts à s’engager dans la brèche en raison des gros enjeux économiques : route de la soie, contrats de reconstruction, proximité avec l’Europe.

Les partenaires européens sont divisés sur la question migratoire, malgré l’effort d’unité engagé par l’Allemagne : la France et l’Italie suivent des agendas nationaux et le reste de l’UE craint une « deuxième Syrie ». Une solution précaire s’est installée : repousser les migrants passant par la Libye aux frontières en fermant les yeux sur de nombreux morts. Pour aller plus loin, il faudrait une politique sahélienne plus ambitieuse, ce qui ne prend pas forme.

La Russie et la Turquie instrumentalisent l’absence de politique commune de l’Union européenne. Haftar est soutenu par des mercenaires russes équipés d’armements lourds. El-Sarraj bénéficie de soutiens turcs, officiellement en mission de coordination et de support. 

L’agenda d'Ankara est clair : un contrat de reconstruction de plusieurs millions pour la Turquie, un accès à la Méditerranée avec des forages gaziers et pétroliers, un projet d’acheminement de gaz avec la Russie. Sans compter l’histoire commune de la Turquie et de la Libye pendant l’ère Atatürk.

Actuellement, le dialogue est impossible entre les deux opposants libyens qui ne s’adressent plus la parole. Chacun refuse de reconnaître la légitimité de l’autre. Fin 2019, la tension était maximale quand des troupes turques ont mis pieds sur le sol libyen aux côtés d’El-Sarraj et que le maréchal Haftar a menacé de faire appel aux forces égyptiennes pour répondre. Les récentes tentatives de l’Italie, la Turquie, la Russie et l’Egypte de faire rencontrer El-Sarraj et Haftar, en signant un cessez-le-feu, ont échoué par deux fois. Le prochain rendez-vous est fixé ce dimanche 19 janvier à Berlin. Une conférence internationale sous l’égide de l’ONU pour tenter d’engager un processus de paix dans ce pays toujours en proie à la guerre civile.

Mais l’avenir prochain de la Libye reste sans grands espoirs tant Haftar et El-Sarraj se sont aujourd’hui discrédités aux yeux de la communauté internationale et les négociations sont guidées par les intérêts des puissances étrangères.