Une vague de manifestations secoue Hong Kong depuis presque un an. La population - les jeunes en particulier - s’est soulevée pour exiger le maintien des libertés existantes dans l’ancienne colonie britannique, maintenues grâce à l’application du principe « Un pays, deux systèmes » depuis son retour dans le giron chinois.
L’existence de deux systèmes politiques distincts dépend du rapport de force entre Hong Kong et Pékin
La spécificité de Hong Kong est-elle durable ? Avant de répondre à cette question, il faut revenir sur la genèse du principe « un pays, deux systèmes ».
Hong Kong a été cédé au Royaume-Uni par la Chine en 1898 par une convention liant les deux pays pendant 99 ans. Pour la Chine, ce traité fait partie de la liste des « traités inégaux » qui ont marqué les « cent ans d’humiliation » pendant lesquels l’empire puis la jeune république chinoise ont, entre autres, été contraints de céder des territoires aux puissances occidentales.
La rétrocession a eu lieu le 1er juillet 1997. Le préambule de la Basic Law, qui tient lieu de constitution hongkongaise, commence ainsi : « Hong Kong a fait partie du territoire chinois depuis les temps anciens ; elle a été occupée par les Britanniques à la suite de la Guerre de l’Opium de 1840. […] le gouvernement de la République populaire de Chine va retrouver l’exercice de sa souveraineté sur Hong Kong à partir du 1er juillet 1997, exauçant ainsi l’aspiration commune et ancienne du peuple chinois de récupérer Hong Kong ».
Toutefois, l’article 5 de la loi fondamentale dispose que le système socialiste ne sera pas appliqué à Hong Kong pendant 50 ans, soit jusqu’en 2047. Au contraire, le système politique et économique libéral mis en place par les Britanniques y perdurera jusqu’à cette date. C’est le fameux « un pays, deux systèmes » formulé par Deng Xiaoping, alors président de la République populaire de Chine.
Il faut également rappeler le rapport de force au moment de la rétrocession.
- La Chine pesait alors l’équivalent de 60 % du PIB britannique. En 2018, le PIB chinois équivaut à 500 % de la richesse annuelle anglaise.
- En 1997, la Chine était alors dans une période d’expansion économique où le gouvernement chinois cherchait à « corriger les erreurs ‘de gauche’ ». En 2019, la position chinoise dans l’économie mondiale s’est renforcée au point de pouvoir proposer son propre mode de développement économique.
Il relève du pléonasme de rappeler que la Chine de Xi Jinping ne ressemble plus en rien à celle de Deng Xiaoping, qui avait accepté de voir perdurer un système parallèle à Hong Kong.
Malgré sa force financière, l’économie hongkongaise s’érode
Historiquement, c’est l’effondrement de Shanghai au début des années 1940 qui a marqué l’essor de Hong Kong comme un centre financier important dans la région asiatique.
En 1997, Hong Kong pesait 20 % du PIB chinois. En 2018, sa part relative s’élevait à 3 %. Toutefois, la ville, classée troisième au Global Financial Center Index derrière Londres et New York, continue de jouer un rôle financier majeur pour la Chine. En 2018, 58 % des investissements directs étrangers chinois sont passés par Hong Kong. La plupart des entreprises chinoises sont cotées à Hong Kong. Les entrées en bourse à Hong Kong par les entreprises chinoises en 2018 a permis de collecter 35 des 64 milliards de dollars au niveau mondial (contre 19,7 milliards à Shanghai). Hong Kong détient la première réserve de liquidité en renminbi en dehors de la Chine continentale, lui donnant un rôle central dans l’internationalisation de cette monnaie.
En 1998, Andrew Sheng, ancien président de la Securities and Futures Commission, l’autorité indépendante de régulation des marchés financiers à Hong Kong, listait les 11 avantages concourant à la situation unique de la cité. Au premier chef :
- les facteurs internes, en particulier la stabilité politique et sociale, la pratique de l’État de droit, la liberté de l’information, un régime fiscal favorable, des infrastructures modernes et une population éduquée et anglophone ;
- les facteurs externes, dominés par le « facteur Chine », la clé du développement de Hong Kong, la porte d’entrée financière de la Chine.
Malgré les tensions sociales, le Hang Seng Index, le ‘CAC 40 hongkongais’, a progressé de près de 10 % depuis janvier 2019. Sans affecter durablement les cours de bourse, elles ont néanmoins impacté l’économie générale.
Le PIB s’est contracté de 2,9 % au troisième trimestre 2019, entraînant l’économie en récession. L’ensemble des secteurs économiques ont enregistré un net recul : les exportations de biens (-7,2 % dans un contexte de guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis) et de services (-13,8%, le tourisme étant un secteur sévèrement touché), la consommation des ménages (-3,4%) et les dépenses d’investissement (-16,3%). Le gouvernement prévoit un recul du PIB équivalent à 1,3 % pour l’année 2019.
Hong Kong, qui cherche à préserver ses libertés économiques et politiques, va devoir résoudre les tensions pour préserver ses forces économiques, et ce même si une intervention militaire chinoise est peu probable. Face au coût politique exorbitant d’une intervention militaire, la police hongkongaise semble être l’outil privilégié de contrôle et de répression. Ainsi, the Guardian dénombrait 6 494 arrestations entre juin et décembre, un chiffre record pour Hong Kong. Alors quelle est la voie pour une sortie de crise ?
Quelles sont les revendications des manifestants ?
Pour dresser des scenarii possibles, il faut commencer par comprendre les revendications des manifestants. Ils formulent cinq demandes politiques.
1) Le retrait de la loi autorisant l’extradition : considérée comme « morte » par le gouvernement hongkongais, les manifestants réclament son retrait officiel. En septembre, Carrie Lam, la cheffe de l’exécutif hongkongais, s’y est engagée.
2) Une mission d’inspection sur les brutalités policières, en particulier concernant la répression des manifestations du 12 juin.
3) La requalification des manifestants, qualifiés d’émeutiers par le pouvoir, sous-entendant un crime passible de 10 ans de prison.
4) L’amnistie pour les individus arrêtés dans le cadre des manifestations.
5) Le suffrage universel pour le Conseil législatif (LEGCO) et pour le chef de l’exécutif. Actuellement, seule la moitié du LEGCO est élu au suffrage universel, l’autre moitié est composé de représentants de groupes sociaux-professionnels. En outre, le chef de l’exécutif est élu par un comité électif composé de 1 200 représentants de groupes sociaux-professionnels, un comité régulièrement critiqué pour ses positions pro-Pékin et pro-business.
Les revendications des manifestants peuvent-elles être entendues ?
Il est impossible de prédire l’avenir. Toutefois, il est possible de lister les difficultés sur lesquelles ces demandes butent.
Il y a tout d’abord la difficulté pour le gouvernement chinois de perdre la face face aux manifestants en accédant à leurs revendications.
Il y a ensuite que ces dernières remettent en cause le fonctionnement politique en Chine continentale. Ainsi, le contrat social implicite entre le parti communiste chinois et ses citoyens est de maintenir la stabilité et de garantir un certain accroissement économique, en échange du contrôle du pays. Après plus de 50 ans de conflits et d’instabilités extrêmes comme ceux que la Chine a traversé des années 1920 aux années 1970, cette stabilité est une attente majeure, voire première, de la population.
A cet égard, la population de Hong Kong, en particulier sa jeunesse, démontre par ses demandes à quel point le vécu de ces deux populations diffèrent fondamentalement et impactent leurs attentes politiques.
Or, la jeunesse hongkongaise se retrouve dans une situation où ses demandes politiques ne peuvent être entendues, au risque pour le pouvoir central chinois de créer une faille systémique. La politique d’une seule Chine n’est pas qu’une revendication territoriale sur Taïwan, Hong-Kong et le Tibet : il s’agit de la revendication du parti communiste chinois de créer une entité politique unique qui regrouperait l’ensemble du monde chinois. En conséquence, un territoire habité par une population chinoise mais régi par un autre système politique est antinomique (et ainsi la République populaire de Chine refuse d’officialiser des liens diplomatiques avec toute entité qui reconnaît Taïwan).
Céder aux manifestants qui déstabilisent Hong-Kong, c’est récompenser l’instabilité. Mettre en place un suffrage universel, c’est instaurer une légitimité politique autre que celle du parti communiste chinois.
Ainsi, les chances de voir les manifestants obtenir satisfaction sur l’ensemble de leurs points semblent à l’heure actuelle faibles, en particulier celle relative au suffrage universel. Il est cependant possible que la loi autorisant l’extradition soit effectivement officiellement retirée, comme annoncé. L’annonce de ce retrait n’avait toutefois pas suffi à apaiser les tensions sociales.
Concernant les autres demandes, à savoir les violences policières, si le pouvoir cédait, et par là même acceptait de perdre sa crédibilité, c’est probablement parce que ce faisant, cela permettrait de mettre un terme à l’instabilité hongkongaise. Il faudrait donc que la perte de crédibilité soit compensée par un gain de stabilité à Hong-Kong et surtout, un gain pour la Chine.
Or, tant que Hong-Kong continue à être utile à la Chine, c’est-à-dire de fonctionner comme plateforme financière, alors même que les manifestations continuent, la balance penche pour ne pas accéder aux revendications de la jeunesse hongkongaise.
Hong Kong peut-elle conserver sa stature financière tandis que le bras de fer continue ?
Alors que des voix interrogent la place spéciale de Hong Kong, la comparant défavorablement à Singapour qui, excepté le facteur Chine, regroupe les avantages de Hong Kong sans l’instabilité sociale actuelle, la Chine elle-même réitère l’importance de Hong Kong en tant que place financière.
Hong Kong a deux types de concurrents : les villes chinoises (Shenzhen ou Shanghai) et les places financières asiatiques (Singapour ou Tokyo). Les places financières asiatiques présentent des avantages similaires à ceux de Hong Kong, excepté le facteur Chine. Les concurrents chinois bénéficient de la stabilité et du dynamisme de la Chine continentale mais pâtissent de l’absence d’État de droit et plus généralement, de l’environnement financier et légal chinois. Ainsi, si les acteurs du marché hongkongais n’ont dans l’ensemble pas fait évoluer leurs positions, c’est qu’à l’heure actuelle il est toujours plus avantageux, facile et sécurisé d’investir sur le marché financier hongkongais que shanghaïen.
Une remise en cause de l’État de droit serait une menace bien plus importante pour les marchés que les manifestations. Bien que les acteurs du Hang Seng Index aient semblé avoir accepté relativement facilement un certain recul de l’État de droit en matière de liberté d’expression et de libertés politiques (cf. le traitement des libraires et éditeurs hongkongais ou la démission du président de Cathay Airlines), l’État de droit reste une base juridique nécessaire pour sécuriser les investissements.
En novembre 2019, la plus haute cour de justice hongkongaise déclarait que l’interdiction de porter un masque (utilisés par les manifestants pour empêcher les caméras de la police de les reconnaître) était inconstitutionnelle au regard de la Basic Law. Cette décision a été très rapidement suivie d’une déclaration par Pékin, annonçant que la justice hongkongaise n’avait pas le pouvoir de se prononcer sur la constitutionnalité d’une loi, que ce pouvoir était réservé à la Cour chinoise.
Cette déclaration, plus que les désordres causés par les manifestations, a le potentiel de remettre en cause la perception de Hong Kong comme terre d’accueil d’investissements. Toutefois, la Chine ayant encore aujourd’hui besoin de Hong-Kong en tant que plateforme financière, il est probable qu’un équilibre soit recherché entre la prise de contrôle des lois impactant les manifestants et l’acceptabilité des marchés nécessitant un minimum de clarté juridique.
A plus long terme, la dichotomie entre les demandes de la population hongkongaise et la position de Pékin est-elle tenable ?
Les élections locales de novembre 2019 étaient attendues comme un référendum sur les manifestations. Le mouvement pro-démocratie l’a très largement emporté, obtenant le contrôle de 17 des 18 conseils locaux de Hong-Kong, grâce à un taux de participation qui ne laisse pas de place au doute (71 % contre 45 % en 2015). Ces résultats semblent avoir été une véritable surprise pour Pékin, qui s’attendait au soutien de la « majorité silencieuse » que Carrie Lam avait cherché à mobiliser.
Pour le réveillon 2020, une nouvelle marche a réuni un million de personnes, démontrant que le mouvement ne faiblit pas. Un sondage fin décembre montrait un soutien de la part de 59 % de la population.
Sans extrapoler outre mesure, il semble que la population soutienne le mouvement, alors même que celui-ci fragilise économiquement un nombre non négligeable de ménages.
Par ailleurs, le mouvement est avant tout celui de la jeunesse hongkongaise, que l’on qualifiait depuis plusieurs années de désespérée. La société hongkongaise est une des plus inégales au monde : son coefficient gini est le plus élevé des pays développés, un cinquième de la population vit sous le seuil de pauvreté alors que le marché de l’immobilier est un des plus chers au monde, rendant virtuellement impossible pour la jeunesse la possibilité d’y développer des perspectives d’évolution.
Les manifestations à Hong Kong expriment un refus de l’émiettement des libertés hongkongaises ; elles sont également le résultat d’une économie parmi les plus libérales au monde mais qui n’offre plus d’opportunités à sa population.
Hong Kong est un paradoxe. Son système libéral (politiquement) est toléré par Pékin car il est nécessaire à ce que son système libéral (économiquement) finance l’économie chinoise. Mais les inégalités économiques qui s’accumulent du fait de ce libéralisme économique ajoutent des tensions sociales à la tentation chinoise de revenir sur l’existence d’un système libéral (politiquement) à Hong Kong.