Pour la Libye, l'année 2020 se clôt avec un scénario tristement familier. Le 22 décembre, la Turquie vote pour prolonger le déploiement de ses troupes sur le sol libyen pour une période de 18 mois. Une décision ayant l’effet d’une douche froide, car elle survient au moment où le pays nord-africain semblait voir la lumière au bout du tunnel. En octobre, les deux camps rivaux libyens avaient signé un cessez-le-feu à Genève, sous l'égide de l’ONU, dont le respect semble tenir. Celui-ci est une continuation des efforts entamés à Berlin au début de l’année 2020. Le processus forge une feuille de route pour la pacification du pays, axée sur quatre volets : le militaire, le politique, l'économique, et les droits humains.
Or, un an plus tard, ces piliers continuent de se heurter aux deux tendances de fond structurant le conflit libyen. D’une part, des multiples fragmentations internes, au caractère social, historique et territorial poussent le pays au bord de l'éclatement. D’autre part, les ingérences étrangères, devenues monnaie courante notamment depuis 2019, sont à la fois le reflet et le moteur de ces divisions. Banalisées, elles entraînent la Libye dans un engrenage de violence et d'instabilité qui a fait d’elle une poudrière sur le flanc méridional de la Méditerranée.
La fragmentation de la violence publique
Si le théâtre libyen abrite un conflit que les spécialistes qualifient « de basse intensité », l’inextricabilité de cette crise s’explique avant tout par le caractère diffus de la violence. La mort de Kadhafi, détenteur d’un monopole absolu de la force pendant 42 ans, entraîne un vide sécuritaire. L'émergence d'une mosaïque d’acteurs non-étatiques qui en découle fait sombrer le pays dans le chaos. Plusieurs centaines de milices et groupes armés, au caractère tribal, islamiste ou encore djihadiste, s’imposent comme les maîtres du jeu. Dotés d’une auréole de légitimité révolutionnaire, ils agissent dans l'impunité, et des affrontements et règlements de compte sanglants se banalisent dans l'intégralité de la Libye. La perspective d’un désarmement, pourtant essentiel pour une pacification durable, ne semble être qu’une chimère.
Le début de la « deuxième guerre civile libyenne » en 2014 apporte une sorte de structure à ce chaos, sans pour autant atténuer l’escalade des violences armées. Le pays se déchire en deux champs de pouvoir : le soi-disant Gouvernement d’Accord National - GAN dirigé par Fayez Al-Sarraj et basé à Tripoli, dans l’ouest du pays et reconnu par l’ONU, s’oppose aux forces du maréchal Khalifa Haftar, homme fort de l’est libyen à la tête de l'auto proclamée Armée Nationale Libyenne - ANL. Si les multiples milices semblent confluer autour de ces deux factions, elles gardent une ample marge d’autonomie, et restent des forces imprévisibles aux loyautés changeantes. En témoignent les récentes violences entre les Brigades de Tripoli, groupe armé partisan de Al-Sarraj, et des chefs militaires affiliés aux GAN. Un conflit interethnique se déroule parallèlement dans le sud, région riche en ressources mais politiquement marginalisée. Les Toubous et les Touaregs se disputent le contrôle de la route transsaharienne et des champs de pétrole, complexifiant le tableau sécuritaire d’un pays au bord de l’implosion.
Si plusieurs conflits internes se superposent en Libye, la violence acquiert une toute nouvelle dimension avec l'internationalisation du conflit. L’entrecroisement de rivalités géopolitiques transforme la guerre fratricide qui sévit depuis 2014 en guerre de procuration. On y retrouve, d’un côté, les mêmes clivages issus des printemps arabes : ainsi la Turquie et le Qatar appuient de manière plus ou moins assumée le GAN, entité considérée proche des Frères Musulmans, alors que Haftar compte à ses côtés les Emirats Arabes Unis, l’Egypte, la Russie, et dans une certaine mesure la France, qui voient en l’homme fort le seule rempart contre la menace islamiste.
Depuis 2019, c’est surtout la rivalité entre Ankara et Moscou qui structure le conflit. Motivées par des ambitions d’ordre stratégique et militaire, les deux puissances, entre autres, violent l’embargo sur les armes décrété par l’ONU et font du théâtre libyen un eldorado des mercenaires. La Russie a recours au groupe Wagner, société militaire privée proche du président Poutine, pour assurer son implantation militaire en Cyrénaïque, à l'est du pays, alors que des mercenaires issus de la Syrie payés par la Turquie offrent un soutien crucial au GAN. Vectrices d’une militarisation croissante, ces forces non-libyennes s’enracinent au sein du conflit, enfonçant les acteurs nationaux dans une spirale de violence qui semble désormais leur échapper. La fragilisation du cessez-le-feu après la décision turque du 22 décembre est ainsi le signe ultime de cette perte de contrôle d’une Libye minée par la violence n'étant plus maîtresse de son destin.
L'impossibilité du régalien : une gouvernance vouée à l'échec ?
Cette ingouvernabilité est elle-même un symptôme des fragmentations qui traversent la société libyenne. Fruit de l’unification tardive d’un pays initialement conçu comme fédéral, des multiples dichotomies structurent l’ex Jamahiriya (nom officiel de la Libye khadafiste designant un « État des masses », régime aux positionnements tiers-mondistes, panarabistes et socialistes). Entre un ouest aux ambitions centralisatrices et un est aux prétentions autonomistes, ou entre les cités côtières et les hinterlands marginalisés et appauvris au profit de la côte, le sentiment d'adhésion nationale est quasiment inexistant. Une constellation de micro-fissures, que les politiques coercitives de Kadhafi n’ont pas pu colmater, imprègnent le tissu social. S’explique ainsi le rôle central assumé par les milices, les chefs tribaux, les féodalités et mafias régionales dans la Libye post-révolutionnaire.
Dans ce paysage éclaté, impossible de concevoir des institutions régaliennes. Le déchirement actuel de la Libye entre deux centres de pouvoir, en partie le fruit de ces divisions historiques, entrave toute tentative de politique commune : pour lutter contre la pandémie par exemple, le pays compte deux « Comités Covid ». L’existence de deux banques centrales concurrentes, chacune sous le giron des deux autorités rivales, rend la formulation d’une politique monétaire cohérente impossible. Le pays semble donc s’acheminer vers une dislocation inexorable, malgré l’importance accordée à la formation d'un gouvernement de transition unifié dans les pourparlers libyens régis par la MANUL (Mission d’appui des Nations unies en Libye).
En outre, les fractures internes ne sauraient, à elles seules, expliquer ce nœud gordien de gouvernance. La bi-polarisation actuelle est en effet un terreau fertile pour l’implantation des puissances étrangères.
Ainsi la Russie, en soutenant le gouvernement dissident de Tobrouk, réaffirme son propre ancrage en Cyrénaïque. Cet enracinement va au-delà de l’aspect militaire : en 2017, le géant pétrolier russe Rosneft signe un accord avec la NOC, la compagnie pétrolière nationale libyenne. De son côté, la Turquie poursuit des ambitions énergétiques dans le cadre d’une politique néo-Ottomane : un accord de délimitation maritime signé en 2019 avec le GAN permet à Ankara d’élargir ses droits de forage gazier en Méditerranée orientale. Soucieuse de préserver leurs gains stratégiques, l’axe turco-russe fait tout pour saper les efforts diplomatiques de la MANUL : le président turc Recep Tayyip Erdogan a, par exemple, remis en cause la légitimité de la décision concernant le retrait des mercenaires prévue par l’accord de Genève. L’essor de l’ancrage étranger est tel que la perspective d’une partition internationalisée du pays ne semble plus si éloignée de la réalité. On ne peut en dire autant pour la création d’un État unitaire.
Entre syrianisation et somalisation, quelles grilles de lecture pour comprendre le conflit libyen ?
L’ampleur des ingérences, les fragmentations territoriales, la prépondérance turco-russe l'héritage des Printemps arabes… nombreux sont les éléments qui se prêtent au diagnostic voyant en l'échiquier libyen une « syrianisation » de l’Afrique du nord. Une théorie qui semble avoir convaincu jusqu’au sommet de l'État français : en mai 2020, le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian évoque une « syrianisation » de la Libye devant le Sénat. L’activisme diplomatico-militaire de Moscou et d’Ankara présente en effet des similarités à leur modus operandi en Syrie. Devenues maîtres de la guerre dans la région, les deux puissances espèrent devenir maîtres de la paix pour se partager les dépouilles d’une Libye fissurée - un scénario qui n’est pas sans rappeler le processus d’Astana de 2017.
Or, calquer excessivement la référence syrienne risque de masquer d’importantes différences qui font de la Libye un cas à part. En effet, celle-ci est aujourd’hui fendue dans une dualité de pouvoirs équilibrés sur le plan militaire et aux prétentions étatiques - l’un voulant remplacer l’autre. C’est une dynamique qui diffère de la logique de renversement (et non remplacement) qui animait les rebelles syriens vis-à-vis du régime de Bachar al-Assad, qui eux demandaient un changement de régime, pas une prise de pouvoir
Ainsi, la situation libyenne fait davantage écho au passé d’une autre ancienne colonie italienne : la Somalie. L’éclatement et la re-tribalisation de la société, combinés avec une véritable liquéfaction des institutions régaliennes soulèvent l'hypothèse d’une « somalisation » du pays - théorie à laquelle souscrit le chercheur algerien Slimane Zeghidour. Néanmoins, malgré l’essor de sa fragilité, la Libye actuelle n’entre pas dans le modèle d'État failli dont la Somalie était le cas d'école par excellence. Mogadiscio n’a jamais non plus été le nœud géostratégique qu’est la Libye, pays de transit migratoire car au carrefour entre la Méditerranée, le Sahel et le Moyen Orient, et abritant les réserves de pétrole les plus importantes d’Afrique.
Ces grilles de lecture, bien qu’élucidantes et complémentaires, sont donc insuffisantes pour une compréhension globale du dossier libyen. L’importance stratégique, la bi-polarisation du pouvoir, l'éclatement social, la prolifération des ingérences et un vide régalien… tels sont ainsi les éléments qui font et continueront à faire de la Libye un cas unique - si tant est que l’on puisse toujours parler de Libye à l’avenir.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Tommaso Campomagnani, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, travaille principalement sur la géopolitique du Golfe.