Récemment, l’envoyé spécial du Secrétaire général des Nations-Unies pour la Libye, Ghassan Salamé, a démissionné. Cela met en péril le « processus de Berlin » qu’il menait depuis 2017 après qu’il ait été lancé en 2015 par la République fédérale d’Allemagne dans le cadre de la Mission d'appui des Nations unies en Libye (MANUL).
Loin de se désimpliquer, tout au long de ce processus, l’Allemagne s’était plutôt tenue à la disposition de Salamé. Celui-ci fustigeait souvent le double-langage des différentes puissances en jeu. Aujourd’hui, l’Allemagne peut se faire à nouveau moteur du processus au profit de l’Union européenne. Face à la difficulté, toutefois, elle risque aussi d’être elle-même l’instrument d’une communauté internationale qui délègue son pouvoir de décision à la Fédération de Russie et à la Turquie. Décryptage.
D’où venons-nous ? De la chute de Kadhafi à l’immixtion d’Etats tiers
- Au début, la chute de Kadhafi
A la tête d’un régime antidémocratique depuis 1969, le colonel Kadhafi assoit son pouvoir sur la rente pétrolière libyenne et les contrôles des flux migratoires vers l’Europe qui lui confèrent un pouvoir sur ses partenaires occidentaux. Les institutions et la société civile sont absentes. Les droits de l’homme sont violés. Kadhafi s’entoure de milices qui assurent sa protection et avec lesquelles il entretient une relation féodale. Les rivalités entre les tribus ne peuvent être gérées que par la personne de Kadhafi. En 2011, avec le déclenchement du printemps arabe en Tunisie et en Egypte, une guerre civile fait rage dans le pays. Les manifestants demandent plus de droits, la fin de la corruption – ayant libre cours au niveau de l’Etat et dans les affaires – et l’éviction d’autocrates au pouvoir depuis de trop nombreuses années. Une intervention de l’OTAN s’ensuit pour établir une zone d'exclusion aérienne et protéger la population civile contre les attaques des forces loyales au dirigeant libyen. Kadhafi, en fuite, meurt à la suite d’un lynchage.
Le vide politique laissé par la mort du colonel ne peut être rempli. Les différentes milices de l’Est et de l’Ouest du pays s’affrontent. La traite d’êtres humains, le trafic d’armes et de stupéfiants ainsi que le terrorisme sévissent. Différentes institutions voient le jour, prenant le nom de Conseil National de Transition (CNT) puis de Congrès Général National (CGN), où d’anciens membres de la famille royale, de fonctionnaires du gouvernement Kadhafi et de membres de l’opposition se côtoient. La situation ne parvient cependant pas à se stabiliser et Daech s’installe en Libye. En 2015, l’ancien fonctionnaire et homme d’affaires Fayez al-Sarraj est mandaté par les Nations-Unies de créer un gouvernement reconnu par la communauté internationale. Il s’établit à Tripoli malgré les milices islamistes qui tentent de l’en empêcher. Le gouvernement rival, mené depuis 2017 par le général Khalifa Haftar et disposant d’une grande partie du pays, ne cache pas ses visées sur Tripoli et sur le reste de la Libye.
- Ensuite, l’immixtion de puissances tierces en Libye
Depuis 2017, Ghassan Salamé, le nouvel émissaire de l’ONU pour la Libye, entreprend des tentatives de médiation et propose un plan d’action. Ce poste était occupé depuis 2015 par le diplomate allemand Martin Kobler. Aucun des deux gouvernements qui revendiquent le pouvoir ne peut contrôler le pouvoir de manière effective et la situation générale est confuse (➜ voir notre décryptage sur la situation politique en Libye). En 2019, le général KhalifaHaftar tente d’étendre son emprise sur l’ensemble de la Libye. Aujourd’hui, il jouit du pouvoir effectif sur environ 80% du territoire. Il réussit à prendre le contrôle de Syrte, l’ancien bastion de Kadhafi alors que les forces turques permettent à Fayez al-Sarraj de prendre Tripoli.D’un côté, on retrouve Fayez al-Sarraj, issu d’une famille de notables libyens, Premier ministre reconnu par la communauté internationale. De l’autre, se trouve le général KhalifaHaftar, qui avait d’abord été proche de Khadafi et contribué à faire chuter le monarque Idriss en 1969, mais a été ensuite abandonné par lui lorsqu’il était stationné au Tchad. Depuis lors, il n’a pas caché sa volonté de vengeance sur le colonel déchu.
L’Allemagne se trouve être médiatrice dans un conflit civil où les divisions nationales font rage. Mais ce conflit implique également des puissances étrangères. Elles poursuivent des intérêts antagonistes en espérant miser sur le prochain dirigeant du pays.
Fayez al-Sarraj, représentatif d’un style de gouvernement se basant sur un islam politique incluant les Frères musulmans, jouit, pour sa part, du soutien de la Turquie et du Qatar. L’Italie soutient également Fayez al-Sarraj et espère ainsi retrouver l’influence qui était la sienne avant l’intervention de l’OTAN en 2011.
Outre les questions d’anticipation sur qui détiendra le pouvoir à l’avenir, se pose également la question énergétique. En effet, Erdogan et al-Sarraj ont signé un accord en contrepartie du soutien turc, qui prévoit un tracé des frontières maritimes favorable à la Turquie en matière de contrôle des champs de gaz de la mer Méditerranée. L’initiative turque révèle l’ambition d’Ankara de devenir un hub énergétique dans la région.
La Turquie voit en ces développements un premier pas vers la réalisation d’une ambition plus grande qui est celle de l’établissement d’un Empire Ottoman moderne. Cet accord contrevient aux intérêts d’Etats méridionaux de l’Union européenne qui s’étaient assurés l’exploitation et les droits du transport du gaz en question.
Haftar bénéficie, quant à lui, du soutien de la Russie, de l’Arabie saoudite, des Emirats Arabes Unis, de l’Egypte et de la France. Il s’agit de puissances soucieuses de stabilité dans la région méditerranéenne, l’instauration d’un régime démocratique étant une priorité annexe. Ces puissances étrangères espèrent trouver en Haftar un rempart contre l’islamisme et le djihadisme.
En même temps, Poutine envisage profiter de contrats lucratifs pour la Russie, une fois la paix restaurée dans le pays. De même, il est intéressé par un accès supplémentaire à un port méditerranéen, en plus de celui de Tartous en Syrie. Avant la chute de Kadhafi, la Libye était en effet un partenaire important de la Russie. Celle-ci souhaite donc récupérer ce qui lui avait appartenu, car Poutine ne pardonne pas au Royaume-Uni et à la France d’avoir outrepassé le mandat du Conseil de sécurité des Nations-Unies en 2011, en ne se contentant pas d’établir une zone de sécurité aérienne mais en provoquant également la chute de Kadhafi.
L’Allemagne, médiatrice, doit donc à la fois rester neutre dans un conflit aux intérêts stratégiques et énergétiques entremêlés mais ne peut pas tout à fait ignorer l’espace régional auquel elle appartient – l’Union européenne – qui n’est pas exempte d’intérêts.
- Ce que prévoit la « conférence de Berlin »
C’est dans ce contexte tendu que s’est tenue le dimanche 19 janvier 2020 la conférence sur la Libye (dite conférence de Berlin). Elle s’est rassemblée sous l’égide du ministre des affaires étrangères allemand, Heiko Maas. Aux côtés des deux belligérants, le général Khalifa Haftar et le Premier ministre Fayez al-Sarraj, étaient également présents les présidents russe, Vladimir Poutine, et turc, Recep Tayyip Erdogan, leurs principaux soutiens. L’Union européenne, la Ligue arabe et les Nations-Unies participent également.
La conférence prévoit l’extension du cessez-le-feu en vigueur à une trêve impliquant également les Etats tiers impliqués dans le conflit. De plus, un embargo sur les armes doit être respecté. Par la suite, une surveillance de la trêve doit être prévue. Le processus de stabilisation des institutions étatiques doit être obtenu sous la direction de l’ONU, afin de restaurer le monopole du pouvoir. Le respect du droit international humanitaire et des droits de l’homme est également revendiqué. Cela signifie que les personnes ayant perpétré des crimes dans la région doivent être tenues pour responsables de leurs actes. À des fins de consolidation sociale de l’Etat et de lutte contre la corruption, une répartition équitable des revenus pétroliers doit également être prévue.
Malgré ces progrès, la situation reste tendue car Haftar et al-Sarraj refusent de se rencontrer puisque cela équivaudrait à une reconnaissance mutuelle des deux parties et leur conférerait une légitimité quant à la prise de décisions engageant les territoires sur lesquels ils exercent un pouvoir effectif.
Où allons-nous ? L’Allemagne, entre médiateur puissance et puissance pensive
- L’Allemagne, neutre mais intéressée, joue le rôle de médiateur
L’Allemagne n’est pas totalement étrangère au continent africain (➜ voir notre décryptage sur la politique africaine de l’Allemagne). Ainsi, en Afrique il suffit de parler de la conférence de Berlin pour penser à la conférence de 1884 qui détermina les règles de partage de l’Afrique entre diverses puissances européennes. Mais contrairement à l’Angleterre ou la France, qui restèrent présents en Afrique jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle, l’Allemagne peut donc raisonnablement être considérée comme non-impliquée dans les tensions que suscitent les relations entre les régimes au pouvoir actuellement et l’ancien colonisateur.
Cette neutralité légitime aussi son rôle de médiateur dans le conflit libyen, là où l’Italie est l’ancien colon, et où l’Angleterre et la France ont organisé l’intervention de l’OTAN en 2011. Neutre mais directement touchée, par le biais de la gestion de la crise migratoire, il est en effet dans son intérêt de restaurer la stabilité dans la région.
Son rôle de médiateur s’explique aussi à travers les bonnes relations qu’elle entretient avec toutes les parties prenantes au conflit, malgré des nuances réelles.
- En effet, la Turquie, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, l’Egypte et le Qatar sont d’importants partenaires économiques.
- La Fédération de Russie et l’Allemagne entretiennent une relation de proximité parce que l’Allemagne est considérée comme étant la « locomotive européenne » mais aussi en raison de la livraison de gaz russe à l’Allemagne. Cependant, les relations se sont tendues suite à la guerre qui sévit en Ukraine depuis 2014.
- La Turquie et l’Allemagne sont également des Etats aux liens étroits, culturellement et économiquement. Tenons toutefois compte de la campagne d’Erdogan et son parti - l’AKP - menée y compris en Allemagne auprès des Turcs de la diaspora : elle a causé d’importants remous. S’ajoute que l’accord migratoire signé en 2016 entre l’Union européenne et la Turquie est brandi comme une épée de Damoclès au-dessus de l’Allemagne, qui craint de ne savoir gérer une migration en grand nombre.
L’Allemagne bénéficie donc de relations d’égal à égal avec l’ensemble des parties prenantes dans la région. A la neutralité allemande s’ajoute la confiance qu’elle inspire à ses partenaires russe et turc : la République Fédérale est en effet soucieuse de maintenir un multilatéralisme et une coopération avec différents acteurs au lieu de prendre seule en main les rênes. Elle agit de manière défensive pour ce qui est de ses actions militaires, participe à des missions de paix et agit dans le cadre de mandats internationaux et européens. Cette attitude vise le consensus et constitue un gage de stabilité.
Elle a d’ailleurs déjà su tirer profit de ce “capital sympathie” en œuvrant comme médiateur dans divers conflits allant de l’Afghanistan à l’Ukraine, en passant par les accords 5+1 avec l’Iran.
Sa posture est actuellement renforcée par sa présence en tant que membre non-permanent au Conseil de sécurité des Nations-Unies. Cela accroît son leadership sur la scène internationale en lui conférant une légitimité supplémentaire.
- La tâche allemande, sur fond d’une Europe désunie, est difficile
L’Europe est divisée et donc impuissante. Cela va compliquer la tâche allemande de médiation. En Libye, le soutien d’al-Sarraj par l’Italie est manifeste alors que la France appuie Haftar. Or, au vu de la proximité géographique entre le continent européen et la Libye, et de la menace d’un Etat libyen failli pour l’Europe, l’élaboration d’une stratégie commune et sa mise en œuvre seraient vivement souhaitables.
Manque de clarté sur son projet commun, manque d’assurance dans ses tentatives d’émancipation par rapport aux Etats-Unis, l’UE est également affaiblie sur le plan diplomatique et militaire.
Le retrait des Etats-Unis du Moyen-Orient, amorcé déjà sous Obama mais pleinement assumé par Trump, met encore en exergue l’absence de stratégie européenne au Sud comme à l’Est.
Les mises en garde du président français, Emmanuel Macron, autant dans son interview donnée dans le magazine britannique The Economist, que pendant la conférence de Munich sur la sécurité, partent d’un constat évident mais ne suscitent pas une franche adhésion auprès de ses partenaires européens.
L’Allemagne est quant à elle préoccupée par la succession de la chancelière Merkel qui a annoncé qu’elle ne se représenterait plus pour son poste lors des prochaines élections en 2021. Affaiblie en interne, par le retrait de celle qu’elle avait elle-même désignée pour prendre la relève, l’actuelle ministre de la défense, Annegret Kramp-Karrenbauer, cette succession s’annonce difficile.
Pendant ce temps, il est peu probable que l’Union européenne se montre plus volontariste pour parler d’une seule voix et agir comme puissance unie, d’autant que la République Fédérale prendra la présidence du conseil de l’Union européenne pour la deuxième moitié de l’année 2020.
- Le leadership allemand doit s’imposer dans le tête-à-tête turco-russe
Parallèlement à cette Europe divisée, la tentation est grande de délaisser les décisions sur la résolution du conflit à d’autres acteurs tiers. La Russie et la Turquie pratiquent le format d’Astana, excluant les puissances occidentales, depuis le conflit syrien et n’entendent pas véritablement laisser la place aux Européens aux actions trop timorées. Au mieux, ceux-ci ne joueront que les pions entre Turcs et Russes en cas de montée des tensions.
De fait, l’embargo décidé lors des accords de Berlin n’est pas respecté, remettant en question la crédibilité du médiateur, et à travers lui, du système multilatéral onusien. Il en va de même le 13 février dernier, lorsque la Fédération russe s’abstient lors du vote sur la résolution de l’ONU pour entériner les mesures décidées dans l’accord de Berlin. L’affaiblissement de l’ordre international et de ses mécanismes de calmer des conflits, se manifeste aussi à travers l’intervention de mercenaires qui compliquent l’établissement de la responsabilité, de la Turquie ou de la Russie, au regard du droit international. Ces deux puissances semblent donc se railler de l’ordre établi et du médiateur le représentant, et peuvent se targuer d’une réussite avec le départ de l’émissaire onusien, Ghassan Salamé.
D’autant que l’Allemagne est connue pour sa retenue, critiquée par certains comme étant de l’attentisme. Il est cependant faux de dire que l’Allemagne ne s’intéresse pas au Maghreb-Mashrek.
Nombreux sont les politiques et universitaires allemands qui ont un temps analysé les parallèles entre le conflit en Syrie et l’Europe du XVIIe siècle où les rivalités confessionnelles se superposent à des logiques régionales avec des puissances qui se livrent une guerre interposée, et qui a mené à la paix de Westphalie.
Cette théorisation du conflit prouve l’intérêt pour cette région, y compris de la communauté scientifique allemande. Cependant l’attitude de la République fédérale d’Allemagne est jugée par certains comme la manifestation d’un « Reflective Power » (c’est-à-dire d’une puissance pensive), se cantonnant à la théorie mais peureuse d’agir et étant très peu pragmatique. Au regard de ces caractéristiques, la Russie et la Turquie adoptent une position plus volontairement offensive qui pousse l’UE dans ses retranchements.
Tout dépendra de l’« appétit géopolitique » des Européens
Empruntons ses mots à Sigmar Gabriel, ancien président du parti social-démocrate allemand, le SPD, et ministre des Affaires étrangères : en Libye, l’Union européenne risque une fois de plus d’adopter « un comportement de végétarien dans un monde de carnivores ».
Face au désengagement des Etats-Unis, l’UE ne peut pas se permettre d’être naïve, surtout après le Brexit qui casse le tandem politique franco-britannique. En dépit du Traité d’Aix-la-Chapelle qui engage l’Allemagne à jouer une rôle politique international plus fort, la diplomatie allemande demeure encore trop réflexive comme le montre le cas libyen. La route est encore longue pour une autonomie stratégique européenne, fondée sur un couple franco-allemand aussi ambitieux à Paris qu’à Berlin pour faire de l’Europe un hegemon international.