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Libye, entre déchirements internes et ingérences étrangères

3 décembre 2018

Entretien avec Jalel Harchaoui, spécialiste de la dimension internationale du conflit libyen,

enseignant-vacataire à l’Université Paris-Est-Marne-La-Vallée. Propos recueillis par Léonard Lifar, directeur adjoint du programme Afrique du Nord et Moyen-Orient.

L.L : Près de huit ans après le début de la « révolution libyenne », quelle est la situation de la Libye et des Libyens aujourd’hui ?

J.H : Depuis 2015, la Libye est dans une situation que l’on peut qualifier de conflit de basse intensité. On ne peut pas parler de guerre civile, dans la mesure où il est considéré qu’en dessous du seuil de 1 000 personnes tuées par an, cela relève plus d’une situation de vaste insécurité. La situation n’a rien de comparable avec ce que vivent les Syriens ou les Yéménites.

Néanmoins, la situation reste très précaire pour la grande majorité des Libyens. De nombreux Libyens vivent dans un degré de souffrance intolérable. Au-delà des problèmes d’insécurité, l’économie est exsangue. Alors que la Libye est un pays riche en hydrocarbures, la pénurie de dinars en espèces est devenue le grand problème du quotidien des Libyens qui se retrouvent à faire la queue durant des heures devant les banques pour retirer leur propre argent. L’inflation a atteint des niveaux records il y a peu, et le marché noir reste important.

Du point de vue de certaines puissances régionales et occidentales, la crise libyenne est devenue une crise acceptable. Il en est de même au sujet de la possibilité d’une résurgence de Daech, on estime que le risque sécuritaire est en partie contenu. Idem au sujet du flux migratoire vers l’Europe. Il y a donc une forte ambiguïté dans l’analyse du conflit libyen selon les différentes parties prenantes au conflit.

L.L : La semaine dernière, la Chambre des représentants de Tobrouk a adopté un amendement constitutionnel complétant la loi référendaire pour préparer le cadre des élections de 2019. Est-ce une avancée réellement significative ?

J.H : Il est compliqué de déchiffrer les manœuvres de la Chambre de Tobrouk. Elle mène un jeu politique sophistiqué dont il est difficile de toujours en saisir les tenants et les aboutissants. Depuis plusieurs années, elle est sclérosée dans sa composition et ne remplit pas sa fonction législative. Elle avait été très critiquée début novembre par Ghassan Salamé, l’émissaire onusien pour la Libye, pour sa lenteur à faire avancer justement le projet constitutionnel.

L’amendement prévoit trois choses principales : les modalités du référendum sur la Constitution qui doit avoir lieu avant d’éventuelles élections générales ; une refonte du Conseil présidentiel, en accord avec le Haut Conseil d’État ; la séparation du mandat de président de celui de chef de gouvernement.

Sur ce dernier point, c’est aujourd’hui Fayez al-Sarraj qui cumule les deux fonctions. Mais la création d’une fonction de président à part entière parait risquée compte tenu de la division très polarisée de la Libye. Il est difficile d’imaginer un homme capable de rassembler suffisamment les Libyens pour pouvoir incarner l’État avec suffisamment de légitimité sans que la violence éclate par endroits.

Fayez al-Sarraj

L.L : Il est souvent tentant de vouloir réduire le jeu politique libyen à un duel entre deux hommes : Fayez al-Sarraj et le maréchal Haftar. Qu’en est-il en réalité ?

Cette vision est beaucoup trop réductrice. Si deux figures se détachent effectivement du jeu politique libyen, grâce notamment à leur exposition à l’international, il est impossible de le réduire à deux factions. En réalité, ce sont des centaines de factions qui sont incapables de s’entendre.

Depuis l’été 2014, c’est vrai qu’une perception voulant résumer le conflit libyen à une opposition entre islamistes et anti-islamistes s’est installée dans les médias. Néanmoins, cela a réduit le conflit libyen à une opposition binaire. Une telle simplicité n’a guère duré après 2014. La Libye ressemble à une véritable mosaïque de factions, avec des prétentions locales et nationales, souvent soutenues par des puissances étrangères.

Al-Sarraj n’est en aucun cas un homme fort. Il n’a jamais été élu et est surtout soutenu par la communauté internationale, plus que par les Libyens. Même à Tripoli, il ne peut pas circuler tranquillement. Il n’a jamais réussi à s’imposer, son mandat a ainsi permis la mise en place d’un écosystème de corruption dominé par les milices de la capitale. Ce statu quo depuis mars 2016 est devenu une sorte de monstre, incarné par les quelques milices qui se disent pro-Sarraj. Aucune structure de puissance publique, verticale et transparente n’a pris forme.

À l’Est, Haftar se donne les allures d’un homme fort, du fait de son expérience militaire et de son statut auto-proclamé de maréchal. Néanmoins, il n’est pas aussi fort qu’il le prétend. Il se fait l’écho libyen d’Abdel Fattah al-Sissi ou de Bachar el-Assad — mais l’analogie n’est pas valable en termes de pouvoir effectif sur le terrain. La coalition de Haftar dépend beaucoup de ses soutiens étrangers. Sa position de force en Cyrénaïque reste fragile malgré tout car elle repose sur un jeu d’alliances parfois contradictoires au niveau local.

Le maréchal Haftar

L.L : La France et l’Italie paraissent souvent comme étant les puissances étrangères les plus actives sur le dossier libyen, mais quelles sont les autres puissances étrangères impliquées en Libye ? Quel rôle joue chacune d’entre elles ?

Tout d’abord, on ne peut pas mettre la France et l’Italie sur le même plan. La France est beaucoup plus puissante que l’Italie, notamment sur le plan militaire. Paris connait moins bien la Libye, mais est extrêmement active au Sahel et bénéficie de liens forts avec Le Caire. De son côté, l’Italie, elle, est mieux implantée dans l’ouest libyen où elle a de meilleures informations. Néanmoins, Rome est plus dans une approche de deal au niveau local que de puissance géopolitique à proprement parler.

Cela étant dit, les puissances régionales les plus influentes dans le théâtre libyen n’écoutent pas forcément la France ni l’Italie. Au contraire, si on prend l’exemple de Mohammed Ben Zayed, le prince héritier d’Abu Dhabi, il estime que c’est plutôt à Paris de l’écouter lui. Le retrait américain sur le dossier contribue à engendrer une dynamique d’ingérence étrangère incontrôlée d’un caractère presque inédit.

Les Émirats Arabes Unis (EAU), la Turquie, le Qatar, la Jordanie, le Tchad, la Russie, l’Arabie saoudite, l’Égypte agissent ainsi en Libye, chacun avec une grille de lecture, des intérêts et à des niveaux différents. Chacun de ces États poursuit ses intérêts de manière unilatérale dans le pays nord-africain. Le niveau de coordination entre eux est plus faible que ce que l’on peut imaginer.

La France et les EAU ont une stratégie assez similaire : une approche verticale assez dénuée de subtilité ou de nuance. Aussi bien Abou Dhabi que Paris sont idéologiquement opposés à l’islam politique. Considérant que les Frères musulmans sont trop faibles politiquement pour s’imposer en Libye, ils ont tous deux choisi de soutenir une figure militaire reconnaissable et simple : le maréchal Haftar. Son côté anti-islamiste rassure. Cependant, c’est se draper d’illusions : le maréchal Haftar est un homme de 76 ans, avec une assise militaire fragile sur le plan national. Qui plus est, aucun de ses fils n’est respecté en Libye.

La France a beaucoup insisté sur la nécessité d’organiser des élections, mais elle ne fait en aucun cas allusion à une démocratie libérale. La France s’accommode très bien de l’élection d’Al-Sissi en mars 2018 en Égypte, dont les multiples atteintes à l’État de droit et à la liberté d’expression ne semblent pas préoccuper Paris. En vérité, la gouvernance égyptienne semble être un bon modèle de ce que souhaite la France pour stabiliser la Libye.

Le Caire, justement, est frustré de la faiblesse du maréchal Haftar. Son implantation est trop limitée et ne permet pas à l’Égypte d’exercer son influence, notamment économique, dans l’ouest libyen, qui est beaucoup plus riche que la Cyrénaïque.

À l’inverse, d’autres États ont une approche beaucoup plus horizontale dans leurs actions en Libye. L’Arabie saoudite encourage l’extension de l’idéologie salafiste rigoriste, qui est foncièrement antirévolutionnaire. Ces salafistes existent à l’Est, où ils soutiennent Haftar, mais ils sont également puissants dans le reste du pays.

Les Russes, eux, jouent habilement, en suivant un dual-track : à l’Est, le Ministère de la Défense apporte presque sans se cacher son soutien militaire au maréchal Haftar ; tandis que le Ministère des Affaires Étrangères déploie une véritable diplomatie des affaires dans l’optique d’obtenir des contrats à l’Ouest.

Du côté algérien, on tient au statu quo. Les Algériens ont peur que les élections viennent perturber le calme relatif et envenime la situation. Cette analyse est d’ailleurs partagée par l’Italie, la Grande-Bretagne et les États-Unis, qui trouvent que la France veut aller trop vite. Ces quatre États souhaitent que le nord-ouest libyen reste stable, et craignent les aventures de type tout-sécuritaire à la française.

Concernant le maréchal Haftar, Alger n’a rien contre son action mais le perçoit comme le dépositaire de la puissance égyptienne et l’Algérie a toujours craint de voir l’Égypte s’implanter dans l’Ouest libyen.

Le conflit libyen est donc un enchevêtrement très complexe d’intérêts et de grilles de lectures très différentes, rendant quasi-impossible une action commune des puissances extérieures. Au bout du compte, la somme de ces interférences vient nourrir les divisons locales de façon perpétuelle.

Mohammed Ben Zayed, le prince héritier d’Abu Dhabi

L.L : Dans cette situation, l’émissaire de l’ONU, Ghassan Salamé, arrive-t-il à se faire entendre ?

Ghassan Salamé parle parfois dans le vide mais avec beaucoup de compétences. Il porte avec lui la tragédie libanaise, qui a beaucoup de similarités avec la crise libyenne : un petit pays soumis à de nombreuses interventions étrangères. Et pour cela, les Libyens le respectent.

S’il a promis beaucoup de choses, peu de choses concrètes ont été réalisées. Il a une bonne analyse mais réagit souvent très tardivement. Un exemple frappant est la lenteur de l’ONU par rapport à la crise monétaire.

Cela dit, il a eu le réalisme de comprendre que l’ambition française d’organiser des élections en décembre était impossible. Il a également beaucoup critiqué la Chambre de Tobrouk pour sa passivité dans les réformes institutionnelles. Ces mois-ci, l’ONU bénéficie d’une fenêtre d’opportunité pour affirmer son action en Libye et défendre son agenda. Nous verrons si elle pourra la saisir et faire de 2019 une année d’avancées sans violences.

Ghassan Salamé, émissaire des Nations Unies pour la Libye

Une économie libyenne en reconstruction

L’économie libyenne est centrée sur la production d’hydrocarbures. Les recettes tirées du pétrole représentent entre 60% et 70% du PIB et plus de 90% des revenus de l’État. Depuis la révolution de 2011, la situation sécuritaire perturbe fortement l'activité du secteur, entraînant de fortes variations de la production. Cependant, depuis 2017, la production pétrolière moyenne a connu une hausse significative, autour de 1 million de barils/jour.

Si les autorités parviennent à remettre en état les installations pétrolières attaquées dans l’Est du pays au cours du second semestre, la croissance du PIB devrait progresser à 7,2 % en 2018, tirée du côté de l’offre par une hausse de la production qui pourrait friser le million de barils par jour fin 2018, et du côté de la demande par l’accroissement des dépenses et investissements publics.

Le pays connait de surcroît une forte crise de change. Les restrictions de change imposées aux opérateurs, bien que assouplies depuis, ont entraîné une envolée du cours du dinar libyen sur le marché noir. En juillet 2018, ce taux oscille entre 6 et 7 LYD pour 1 USD, contre 1,3 LYD pour 1 USD au taux de change officiel.

Le pays fait enfin face à un niveau d’inflation élevé (plus de 20% par an en moyenne sur les trois dernières années), en lien avec les difficultés d’approvisionnement et les pénuries observées pour de nombreux produits.

Sources : Banque mondiale / Direction Générale du Trésor, Ministère de l’Économie et des Finances