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Les relations commerciales UE-États-Unis à l’épreuve de l’Inflation Reduction Act : la fin de l’Interbellum ?

 | Briane MEZOUAR, Junior Fellow à l'Institut Open Diplomacy

6 janvier 2023

Adopté le 12 août dernier, l’Inflation Reduction Act (IRA) s’inscrit dans la continuité du plan Build Back Better, incarnant la nouvelle ambition climatique américaine portée par l’administration Biden et son Green New Deal. Il entérine ainsi un projet politique ambitieux en matière d’environnement, de transition écologique et de politique sociale. Reposant sur presque 400 milliards de dollars de subventions, de crédit d’impôts et de prêts pour la production d’énergie décarbonée, la réduction des gaz à effet de serre, la résilience et la transition écologique, l’IRA est la manifestation du tournant pris par les États-Unis vers une politique industrielle verte. Celle-ci a pour colonne vertébrale l’investissement public massif et multisectoriel, ce qui n’est pas sans effet sur le level playing field (règles du jeu équitables) vis-à-vis des autres acteurs.

Une nouvelle impulsion donnée aux relations commerciales UE-États-Unis à travers une nouvelle organisation, le Conseil de commerce et de technologie (CCT), enceinte privilégiée pour la prévention et le règlement des différends commerciaux

Du point de vue institutionnel, les relations UE-États-Unis ont été revigorées avec le lancement le 15 juin 2021 de la première session du Conseil de commerce et de technologie (CCT), inauguré en septembre 2019 et dont la Déclaration de Pittsburgh est l’acte fondateur. Conçu pour permettre de coordonner les approches et les politiques sur différentes questions commerciales afin d’éviter de nouveaux obstacles techniques au commerce et approfondir les relations économiques, le CCT a tenu le 5 décembre dernier sa 3ᵉ session. Présenté comme un forum clé, il traduit un partenariat renouvelé et approfondi. Il doit, entre autres, permettre la coordination sur des politiques clefs, l’élaboration et l’amélioration de normes internationales compatibles dans différents domaines, ou encore, une coordination en matière de politique réglementaire et de mise en œuvre de la législation. La défiance grandissante de l’UE à l’égard de l’IRA pourrait toutefois faire de ce Conseil l’enceinte privilégiée d’affrontements et, par extension, de règlement des différends commerciaux futurs.

À travers le CCT, l’objectif suprême de coordination bilatérale des politiques, impliquant l’abaissement des barrières techniques au commerce afin d’atteindre une croissance économique mutuelle et partagée, semble à certain égard faire écho à l’un des objectifs du système commercial multilatéral : la recherche de compromis réciproques et mutuellement avantageux fondés sur des concessions que le Préambule du GATT de 1947 et l’Accord de Marrakech instituant l’OMC soulignent et rappellent.

Dans un contexte de crise du multilatéralisme et de blocage du système de règlement des différends à l’OMC, et compte tenu des fonctions et objectifs confiés au CCT, ce dernier affectera la production et l’application des normes commerciales (point 22 du Joint Statement). Il fait écho aux propos de l’ancien Directeur Général de l’OMC (R. Azevedo). Ce dernier affirmait en 2019, au Forum économique mondial de Davos, que « rester passif à Genève est source d'écart grandissant entre les disciplines de l'OMC et les réalités commerciales. Cela est synonyme de fragmentation, puisque les règles sont définies ailleurs — ou abandonnées au profit d'une action unilatérale. […] ». Alors qu’il fut institué pour permettre aux États-Unis et à l’UE de coopérer à l’instauration, la promotion et au développement de normes, de standards et de réglementations - notamment sur la base d’un plurilatéralisme clairement assumé , le CCT, en l’absence d’un mécanisme de règlement des différends opérationnel, pourrait être cet ailleurs (au même titre que l’AMPA par exemple - Arrangement multipartite concernant une procédure arbitrale d'appel provisoire).

Par ailleurs, pour traiter le contentieux IRA, les parties ont choisi d’instaurer au sein du CCT une Joint Task Force on Inflation Reduction Act. Ajouté à cela, l’annonce du déblocage de deux contentieux majeurs introduits à l’OMC dans le cadre du CCT, on peut se demander si ce dernier n’aurait pas été pensé, dans sa conception, comme ayant vocation à encapsuler dans leur entièreté les relations commerciales U.E-États-Unis, et le règlement de l’ensemble des différends qui en découlent, parallèlement au système OMC. Mis en parallèle avec le blocage actuel de l’organe d’appel de l’OMC et malgré l’adoption de l’AMPA en 2020, le CCT apparaît comme une structure appropriée pour le règlement du différend naissant autour de l’IRA. La levée de boucliers suscitée par certaines dispositions de l’IRA de la part de la Commission comme de certains gouvernements permet de mieux saisir la mise en perspective entre le CCT et le système commercial multilatéral issu de l’OMC.

Le système de subventions d’État mis en place par l’IRA préoccupe les pays européens

Du côté des États membres, ce sont la France et l’Allemagne qui ont manifesté le plus d’inquiétudes. Dans un point presse conjoint, le Vice-Chancelier et Ministre fédéral allemand de l’Économie et de la Protection du Climat, Robert Habeck, et le Ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire partagent leurs préoccupations. Elles portent sur « les conséquences que pourraient avoir ces décisions américaines sur l'industrie française, allemande ou européenne en général ». Ils ont exprimé leur volonté d’apporter « une réponse commune aux décisions américaines ». Bruno Le Maire affirmant même qu’alors que l’IRA oblige l’UE à se “réveiller”, celle-ci doit se défendre avec des instruments financiers plus puissants, afin de défendre l’industrie européenne. Signe de l’installation latente d’une logique de “rétorsion” vis-à vis de l’IRA, la Présidente de la Commission semble entériner ce virage affirmait que face à des politiques de plus en plus agressives de la part de ses partenaires, il fallait une réponse structurelle pour la protection des intérêts européens. Lors de la visite d’État du Président de la République aux États-Unis le 30 novembre dernier, celui-ci tança l’IRA, qualifié d’instrument « super agressif » pour les entreprises européennes et qui aggraverait certains aspects des crises traversées. Face aux risques de fragmentation des relations transatlantiques, il plaide la synchronisation. Mais l’asymétrie des dépendances entre l’UE et les États-Unis incitera probablement ces derniers à choisir de les instrumentaliser en leur faveur, afin de forcer l’alignement du bloc U.E avec la stratégie U.S dans un contexte plus global de concurrence avec la Chine.

De son côté, forte de sa compétence exclusive, l’UE reste à l’avant-garde des préoccupations entourant l’IRA. Ses griefs portent essentiellement sur les nombreux avantages et bénéfices fiscaux potentiellement discriminatoires et contraires à certaines règles de l’OMC. Cela entraînerait une distorsion de la concurrence qui ne serait plus juste et loyale, ce qui affecterait l’industrie européenne, ses exportations et ses investissements. Ces préoccupations se sont ainsi manifestées de plusieurs manières. Par voies diplomatique et politique, lors de points presse et à l’occasion de réunions officielles. Par la voie du droit et de manière plus technique, en prenant part au processus de préparation de mise en œuvre de l’IRA, dans le cadre de la collecte de commentaires par l’administration fiscale américaine (Inland Revenue Service) .

Lors de l’ouverture du Conseil informel affaires étrangères (commerce) en octobre dernier, le Vice-Président exécutif de la Commission affirmait que « nombre des subventions vertes prévues par la loi pourrait constituer une discrimination contre les industries européennes de l'automobile, des énergies renouvelables, des batteries et des industries à forte intensité énergétique »; confirmant dans la foulée que que le CCT sera le cadre structurant du règlement de ce différend à travers une Joint Task Force Force. Le 21 novembre dernier, lors du discours d’ouverture de la session des parties prenantes, le Vice-Président se montre plus incisif sur le plan politique. Rappelant clairement que « l'IRA contient des éléments clairement discriminatoires qui nuiraient aux entreprises européennes », il demande « l'équité, rien de plus » afin que les entreprises et les exportations européennes soient traitées de la même manière aux États-Unis que les entreprises et les exportations américaines en Europe. Sur un plan juridique, la Commission, gardienne des intérêts de l’Union (y compris économiques), a donc formalisé ses préoccupations en formulant des observations visant neuf dispositions. La préoccupation centrale est que compte tenu de l’ampleur des incitations financières, elles entraîneront un basculement du level playing field à l’avantage des États-Unis.

Implications du recours au CCT comme cadre privilégié du règlement des différends commerciaux entre l’UE et les États-Unis : le primat du diplomatico-politique au détriment du système commercial multilatéral  

Bien que les États-Unis soient parmi les premiers partenaires commerciaux de l’UE, ils restent le membre de l’OMC envers lequel la Commission a introduit le plus de recours. Inversement, l’Union européenne est, derrière la Chine, le membre contre lequel les États-Unis ont introduit le plus de recours. À ce titre, le CCT a déjà été le lieu de discussions ayant permis d’avancer significativement et de surpasser des blocages sur des différends majeurs, d’abord traités au sein de l’OMC. C’est le cas du contentieux Airbus-Boeing ou encore celui sur l’acier et l’aluminium et ce, au détriment d’un système commercial multilatéral s’étant montré peu apte à apporter satisfactions aux parties.

Concernant ce conflit naissant, plusieurs hypothèses peuvent être abordées quant à l’utilité et l’usage du CCT dans un cadre strictement bilatéral. La répétition prévisible des différends abordés en son sein peut conduire les parties à donner à ce Conseil différentes fonctions (de prévention, de stabilisation des différends ou une fonction curatrice). Cela aura un impact sur l’intention des parties en cas de contentieux futurs, lesquelles pourraient éventuellement chercher à empêcher l’arrivée du contentieux dans le système multilatéral de règlement des différends (faisant ainsi du CCT une instance “confiscatoire”). Toutefois, elles pourraient également se servir du CCT comme enceinte permanente et parallèle de règlement des différends, avec toutes ces implications juridiques et politiques. En somme, l’intention affichée des parties au sujet du CCT (privilégier dans un premier temps la recherche d’un arrangement politique ou commun accord via le CCT) peut nous éclairer sur l’état de leurs approches du système commercial multilatéral. Il s’agit là d’une manifestation claire d’un volontarisme doctrinal qui permet aux États de choisir un règlement politique des différends dans un cadre souverain, donc politique, plutôt que purement juridique dans un système multilatéral dépassant l’État par essence.

Ces derniers continuent d’intégrer une logique de nature informelle, détournée des procédures et des contraintes fixes venant « du dessus » sécrétées par un ordre supra auquel les Membres ont pourtant consenti à conférer une autorité. En ce sens, un tel usage du CCT (enceinte légitime de règlement politico-diplomatique des différends), notamment par les États-Unis, n’aurait rien de surprenant. En effet, ces derniers manifestent depuis longtemps leur vexation vis-à-vis de l’Organe d’appel, qu’ils jugent s’être écarté du rôle qui lui était réservé par les membres souverains, utilisant ses rapports comme des précédents, faisant de l’over-reaching, et jugeant les faits. Ce dernier ferait se sédimenter des précédents illégitimes affaiblissant le principe d’une « member-ruled Organization » et réduisant, de fait, la marge de négociation et de manœuvre diplomatico-politique des États, dénaturant ainsi l’esprit et la philosophie de l’OMC.

La déclaration de Pittsburgh permet d’aborder ces questions et donne matière à réflexion. Tout en introduisant l’équivalent d’une clause d’articulation, les parties affirment que « la coopération et les échanges du CTT […] devraient respecter les différents systèmes juridiques des deux juridictions » et que « la coopération au sein du CTT est destinée à alimenter la coordination au sein des organismes multilatéraux, y compris au sein de l’OMC ». Dans le contexte du blocage de l’Organe d’appel de l’OMC et du développement de l’AMPA, la formule retenue par les parties dans la Déclaration de Pittsburgh peut entretenir une incertitude quant aux finalités et à l’utilité du CCT au sujet du traitement des différends commerciaux. En ce sens et du point de vue du règlement des différends, le CCT servirait alors de cadre formel et concret structurant la conduite d’une phase de consultations.

Notons toutefois que l’UE invoque dans ses griefs des règles issues du système OMC. De même, les Parties ont déclaré, à l’issue de la première session, vouloir utiliser le CCT pour « revigorer et réformer les institutions multilatérales » (point 22 du Joint Statement), notamment l’OMC et son fonctionnement, ce qu'elles maintiennent à l’issue de la 3è session. Cela indique sans doute que le CCT (comme l’AMPA) n’a pas vocation à devenir le cadre de référence de règlement des différends commerciaux se substituant irrévocablement au système OMC. Ceci dit, contrairement à l’AMPA, le CCT serait plutôt une antichambre préservant la flexibilité des négociations et des arrangements politiques, avant de conduire, au besoin, les parties dans une phase moins “amiable” du règlement des différends sur le fondement duquel pèsera la pratique issue du CCT. Le caractère central du compromis et de la volonté politique dans son fonctionnement permet cependant aux parties d’avoir plus de souplesse et de marge de manœuvre dans la gestion de leurs différends. Mais la contrainte du temps impose de fait un règlement rapide. Le souci premier des parties semble être de circonscrire, avec rapidité et flexibilité, un contentieux afin d’éviter que, par son essor, les parties ne basculent dans le système de règlement des différends de l’ordre commercial multilatéral. Néanmoins, seule une étude au long court de la pratique du CCT (notamment du contenu des travaux de la Joint Task Force Force on Inflation Reduction Act) permettra de voir si, et dans quelle mesure,  l’approche politique et diplomatique a conduit les parties à s'éloigner des contraintes procédurales et techniques requises dans le système OMC.

Enfin, quelle sera donc la solution apportée en cas de différends persistants autour de l’IRA? À ce jour, la Commission n’a produit aucun commentaire mentionnant directement un recours au mécanisme de règlement des différends de l’OMC. De même pour les États-Unis. Dans un contexte de paralysie de l’organe d’appel à l’OMC, chacune des parties a pertinemment conscience des implications qu’un différend porté à l’OMC ouvrirait. Lors de son dernier discours d’ouverture du 21 novembre dernier, Valdis Dombrovskis laissait planer la possibilité d’un basculement dans le système de règlement des différends de l’OMC, en affirmant qu’en l’absence de solution mutuellement consentie, les parties iraient au devant de « longs contentieux ». Mais le rôle clé attribué au CCT pourrait être battu en brèche par la création d’un énième conseil de négociation sur les solutions d’adaptation à l’IRA, comme la Ministre de l’Europe et des affaires étrangères, Mme. Colonna, a récemment pu le laisser entendre.

Opportunité d’une réponse juridique dans le cadre du système commercial multilatéral en cas de conflit acté

Le risque de voir se figer dans le temps un contentieux substantiel n’est pas exclu, notamment du fait du temps limité dont disposent les parties. Si le CCT ne réussit pas à remplir sa fonction de catalyseur de consensus politique, et qu’il n’est pas appréhendé comme un organe bilatéral de règlement des différends entre les deux blocs, le conflit basculera dans le système OMC. L’ampleur des enjeux liés à l’IRA pourrait être un argument de plus pour accélérer la réforme de l’OMC et de son système de règlement des différends, largement réclamé au sein de l’UE et par-delà. Les parties ont affirmé qu’elles s'engageraient à travailler ensemble pour faire « progresser le bon fonctionnement » de l'OMC dans ses « fonctions de négociation ». De même pour son système de règlement des différends. Il est clair qu’en l’absence de compromis politique sur l’IRA, le système de règlement des différends de l’OMC connaîtra très probablement du contentieux. Dans le contexte de la paralysie du système de règlement des différends, le communiqué conjoint de juin 2021 arguait que le CCT pourrait permettre de réaliser la « réforme significative » de l’OMC (point 22 du communiqué) souhaitée par les Parties. Cela s’inscrirait dans la continuité des efforts européens menés depuis 2019/2020 pour aboutir à un déblocage du système commercial multilatéral et de son système de règlement des différends avec l'AMPA. Ce serait également cohérent avec la proposition présentée à l’OMC, notamment par l’UE, demandant que soit enfin lancée au plus vite une nouvelle procédure de sélection et de désignation des membres de l’Organe d’appel. Cela ferait par ailleurs écho à l’annonce récente de l’UE de faire du processus de réforme de l'OMC et de l'établissement d'un système de règlement des différends opérationnel, l’un des objectifs principaux de la 13ᵉ Conférence ministérielle de l’OMC à venir.  

Pour le moment, les parties ont choisi de constituer une Joint Task Force Force, émanation du CTT et présentée comme le lieu approprié afin de débattre sur une solution viable. Toutefois, le 2 décembre dernier, le Commissaire Thierry Breton annonça sa mise en retrait de la prochaine session du CCT aux motifs que ce dernier a fini par n’accorder que « trop peu de temps et de place pour discuter des préoccupations européennes ». Cela pourrait démontrer qu'indépendamment des approches divergentes du CCT, de son utilité et de sa finalité, les discussions en cours au sein de la Joint Task Force n’ont pas été suffisamment fructueuses pour l'UE. L'échéance imposée par l'entrée en vigueur de l'IRA en janvier, oblige l'UE à radicaliser sa posture en mettant en balance les enjeux supérieurs en cause sur ce contentieux ("rester des alliés de confiance").

Toutefois, la conclusion des récents travaux de la Joint Task Force semblent avoir permis aux Européens d’obtenir un début d’ouverture du “système IRA” aux entreprises européennes, permettant de leur accorder les avantages découlant de l’IRA sans condition de modifications de leur modèle ou de leur lieu d'établissement. Alors que l’accord trouvé le 30 décembre fut présenté comme un “win-win for both sides” qui permettra de renforcer la coopération UE-États-Unis, mais que l’UE continue d’envisager différentes mesures structurelles d’adaptation (révision du corpus de réglementation des aides d’États dans les secteurs clés pour la transition verte, European Buy Act,...) tout en dénonçant les dispositions discriminatoires restantes, l’IRA marquera-il la fin durable ou le prolongement d’un interbellum en matière commerciale ?

 

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