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Le tourisme chinois, outil de pression diplomatique

Juliette Lamandé, Fellow de l'Institut Open Diplomacy

5 février 2019

La période du Nouvel An chinois est l’occasion de la plus grande migration humaine annuelle, avec cette année 3 milliards de trajet attendus sur une période de 40 jours. Si la majorité des Chinois rejoignent leurs familles pour y célébrer la nouvelle année, un nombre croissant d’entre eux choisissent de profiter de ces jours de congés pour voyager à l’étranger. Le tourisme chinois participe ainsi pleinement à l’essor du tourisme mondial et sa présence est particulièrement visible en Asie. Or, plusieurs épisodes de tensions diplomatiques ont montrés que le gouvernement chinois n’hésite pas à utiliser la manne que représentent les touristes chinois pour faire pression sur ses voisins.

Les Chinois, premiers touristes internationaux au monde en nombre et en dépenses

Le tourisme international est un secteur économique prospère : sur l’unique année 2017, les séjours internationaux ont crû de 7 % et les arrivées internationales de 86 millions, atteignant un total de 1,326 milliard. Selon l’Organisation mondiale du tourisme (1), les touristes internationaux ont dépensé 1 340 Mds $ en 2017, auxquels s’ajoutent 240 Mds $ de frais de transport. Une fois décomptées l’ensemble des retombées directes et indirectes, ce secteur pourrait déjà représenter jusqu’à près de 10% du PIB mondial, toujours selon l’Organisation mondiale du tourisme.

Avec l’essor de la classe moyenne chinoise, le tourisme chinois y occupe une place centrale. Depuis 2012 (2), le tourisme chinois représente dans son ensemble le premier marché émetteur au monde. Ainsi, 257,7 milliards de dollars ont été dépensés à l’étranger par l’ensemble des touristes chinois en 2017, soit près de 20% du total mondial, loin devant les américains (135 milliards) et les allemands (89,1 milliards) (3). A titre de comparaison, et pour illustrer la progression fulgurante de la part chinoise dans le tourisme mondial, en 2006 la Chine ne pesait que 24 milliards de dollar des dépenses touristiques internationales.

Et pour cause, le Ministère du commerce chinois a annoncé qu’en 2017, 123 millions de trajets internationaux ont été effectués par des citoyens chinois(4). Sachant que l’on estime généralement la part de la population chinoise détenant un passeport à seulement 10% de la population, le potentiel de croissance est évident.

Les dix principales destinations du tourisme chinois se trouvent toutes en Asie, à l’exception des Etats-Unis (8ème place) (5). Assez logiquement, la Chine est la première source de touristes pour de nombreux pays asiatiques, dont la Thaïlande, le Japon, la Corée du Sud, le Vietnam, ou encore la Russie et les Maldives (6).

Des flux sous contrôle politique : Le poids économique du tourisme chinois dans un certain nombre de pays n’a pas échappé à son gouvernement.

A plusieurs reprises, la restriction des flux de touristes a ainsi été utilisée comme un outil de pression sur des gouvernements étrangers. Trois exemples sont détaillés ici, sans que cette liste ne soit exhaustive.

A Taiwan, l’élection de Tsai Ing-wen a été suivie d’une restriction immédiate sur les voyages organisés chinois

En mai 2016, Tsai Ing-wen remporte l’élection présidentielle. Sur la question de la relation avec la Chine continentale,la ligne de son parti, le Parti démocratique progressif (PDP), est que la république de Taiwan est un Etat de facto indépendant. Le PDP, rejette donc le principe d’une seule Chine comme base de discussion avec Pékin et s’oppose en cela au Kuomintang le parti au pouvoir de 2006 à 2016 et plus proche du régime communiste.

Une des répercussions de l’élection à la présidence de Tsai Ing-wen a été le recul du nombre de touristes chinois en 2016 (3,5 M contre 4,1 M en 2015) puis 2017 (2,7 M) (7). En effet, pour marquer son désaccord avec la position de la nouvelle Présidente taïwanaise, les voyages groupés pour l’île de Taiwan furent suspendus dans la foulée de l’élection.

Pour compenser ces pertes, Taiwan a lancé une grande campagne de communication en Asie du Sud-Est afin d’attirer de nouveaux touristes. Cette mesure a porté ses fruits : le nombre total de touristes étrangers a au final légèrement progressé en 2016 (+2%), porté par les pays d’Asie (+90 % de touristes en provenance du Vietnam, +68 % des Philippines, +20 % de Corée du Sud) et compensant la baisse des touristes chinois. Cette dynamique s’est confirmée en 2017 : si la progression a été quasi nulle (+0,47%), les pays d’Asie ont une nouvelle fois compensé le nouveau recul des touristes chinois.

Pour protester contre l’installation militaire américaine en Corée du Sud, la Chine a boycotté plusieurs secteurs économiques sud-coréens et visé en particulier le tourisme

Le cas le plus médiatisé de boycott touristique est sans doute l’interdiction des voyages organisés en Corée du Sud pour protester contre l’installation sur le sol coréen d’un système de missiles antibalistiques américain, le Terminal High Altitude Area Defense (THAAD). En mars 2017, l’annonce par Séoul du déploiement sur son sol du THAAD a en effet été immédiatement suivie de protestations officielles de la Chine et de la suspension des voyages organisés en Corée du Sud, individuels ou en groupes (8). A cette interdiction se sont ajoutés en Chine la censure de la K-pop ainsi que des pressions sur des entreprises coréennes, telle que la chaîne de supermarchés Lotte (9) dont plus de la moitié des magasins ont été temporairement fermés en mars 2017 pour des raisons officiellement sanitaires.

Le secteur touristique coréen, qui a contribué à 4,7% du PIB et plus de 5% des emplois en 2017 (10), n’a pas été ciblé au hasard : les chinois y représentaient en 2016 près de la moitié (47%) des touristes internationaux.

La baisse du nombre de touristes chinois en Corée du Sud a été immédiate. Dès le mois de mars, le pays a enregistré 11% de moins d’arrivées de touristes étrangers qu’en 2016 à la même période. La tendance est restée négative jusqu’au mois de mars 2018, où le nombre d’entrées a de nouveau augmenté, sans toutefois retrouver les niveaux de 2016. Entre mars 2017 et mars 2018, 4,6 millions visiteurs de moins sont entrés dans le pays qu’entre mars 2016 et mars 2017 (11). Au final, en 2016, un peu plus de 8 millions de chinois étaient entrés en Corée du Sud ; en 2017, ce chiffre a baissé à 4,2 millions, les chinois ne représentant plus qu’un tiers des touristes internationaux.

En termes économiques, le manque à gagner des recettes liées aux arrivées internationales a été chiffré à près de 4 milliards de dollars entre mars 2017 à mars 2018, selon l’Organisation coréenne du tourisme. En octobre 2017, la Bank of Korea estimait que la crise avec la Chine autour du THAAD avait coûté à la Corée du Sud 0,4 point de croissance sur l’année.

Néanmoins, et bien que l’impact sur une partie de l’économie coréenne ait été indéniablement marqué, les échanges commerciaux bilatéraux ont continué à croître entre les deux pays pendant cette période et la manœuvre chinoise semble avoir eu peu d’effets politique. Dès octobre 2017, dans un contexte de refroidissement entre la Chine et la Corée du Nord et d’une implication croissante du président américain Donald Trump dans le dossier nord coréen, les gouvernements chinois et sud-coréens ont montré des signes d’apaisement. L’interdiction de voyager en Corée du Sud a été progressivement levée (12), ainsi que les sanctions non-officielles sur les entreprises sud-coréennes (13), sans que le déploiement du THAAD ne soit remis en cause par le gouvernement Moon.

La lutte contre l’influence taïwanaise dans le Pacifique passe par les restrictions de voyage dans les îles Palaos

Depuis août 2018, des restrictions sur le tourisme sont appliquées dans les îles Palaos en représailles au soutien continu et revendiqué de l’archipel à Taiwan, les Palaos étant parmi les 17 pays reconnaissant encore officiellement ce pays.

L’interdiction aux tours opérateurs chinois d’offrir des voyages organisés a débuté en novembre 2017, alors que le pays dépendait du tourisme pour près de la moitié de son PIB. Les visiteurs chinois représentaient 50% des visiteurs étrangers, soit un peu plus de 70 000 touristes (14). Ce chiffre a baissé à 55 000 en 2017 puis 50 000 en 2018. Ces chiffres sont considérables pour l’archipel qui ne compte que 21 000 habitants.

L’impact a été significatif, allant jusqu’à la banqueroute de la compagnie aérienne Palau Pacific Airways et l’appel du président des Palaos au Japon et à Taïwan à augmenter leurs investissements et à inciter leurs ressortissants à venir visiter le micro-Etat. Des voix de l’opposition se sont par ailleurs élevées pour un rapprochement avec la Chine, qui passerait par sa reconnaissance officielle (15) .Toutefois, la baisse du tourisme chinois pourrait également avoir des conséquences positives. Ainsi, l’explosion du nombre de touristes chinois avait commencé à avoir des impacts négatifs sur l’environnement du pays. Le gouvernement de Palaos insiste actuellement sur sa volonté d’orienter l’industrie du tourisme vers le secteur haut-de-gamme et de limiter le tourisme de masse, que l’environnement du pays n’aurait pu soutenir.

Un levier diplomatique qui pourrait prendre de l’importance

Un impact diplomatique pour l’instant limité

Ces quelques exemples illustrent la relative aisance avec laquelle un boycott touristique peut être mis en place par le gouvernement chinois. On notera toutefois que cette pratique est d’autant plus facile que les touristes se déplacent en voyages organisés, et qu’il est aisé pour le gouvernement chinois d’ordonner aux tour operators de suspendre leurs voyages dans des pays précis.l. Les voyageurs individuels, plus indépendants, ont eux pu continuer de pouvoir se rendre dans les pays touchés.

Jusqu’à présent, les pays concernés par ces restrictions ont finalement maintenu le cap des politiques sur lesquelles portaient les désaccords avec la Chine. Néanmoins, les impacts économiques ont été importants dans les pays touchés,, en particulier pour les pans de l’industrie touristique fortement dépendants du tourisme chinois. On ne compte plus les articles de presse s’attardant sur des restaurants et des hôtels vides en Corée du Sud ou à Taiwan au plus fort des restrictions.

Alors que le tourisme chinois prend une importance croissante en France

Après une baisse amorcée fin 2015, les touristes chinois sont de retour en France depuis 2017 : cette année-là, 2,1 millions de touristes chinois ont été enregistrés (16), faisant de la Chine le plus deuxième pays contributeur de touristes extra-européens, derrière les Américains (4,4 M). Comme dans les autres pays, la clientèle chinoise est prisée car elle dépense beaucoup : la Banque de France a évalué la dépense moyenne par touriste chinois à 1 600 €, ce qui permet d’estimer une recette de 3,3 milliards pour la France en 2017, faisant d’eux les 6ème principaux contributeurs du secteur. plaçant selon le calcul les touristes chinois au 6ème rang des nationalités contributrices (17). Afin de faciliter leur venue, la France a mis en place une politique de visas en 48h. Pour le secteur touristique français, les touristes chinois sont devenus un enjeu considérable, qu’il s’agit de faire prospérer.`

L’essor du tourisme est une aubaine culturelle, puisqu’elle accentue les échanges interculturels, et économique. Alors que l’Europe et la France, et probablement à raison, cherchent à attirer de plus en plus de touristes en provenance de l’Empire du milieu.l est cependant intéressant de considérer les potentielles vulnérabilités de ce secteur économique, que l’on pourrait croire plus que d’autres à l’abri d’un usage géostratégique mais qui peut tout de même servir de monnaie d’échange dans les relations diplomatiques.

(1) Organisation mondiale du Commerce, « Tourism highlights – 2018 edition », 2018.

(2) Organisation mondiale du Commerce « UNWTO Workshop on Chinese Outbound Tourism Market », 17 janvier 2018

(3) ibid.

(4) Ministère du Commerce de la République populaire de Chine « 国家旅游数据中心:旅游服务贸易继续顺差 » (centre national des statistiques du tourisme : la balance commerciale du secteur du tourisme toujours positive », 21 mars 2018.


(5) En ordre décroissant, il s’agit de Hong-Kong, Macao, la Thaïlande, le Japon, le Vietnam, la Corée du Sud, Taiwan, la Malaisie et Singapour. Viennent ensuite l’Indonésie, la Russie et l’Australie selon le ministère du commerce chinois

(6) Caixin, « China Outbound Tourism Hits Record High in 2017 » 5 mars 2018

(7) Ministère des transports et de la communication de la République de Chine (Taiwan), statistiques du tourisme, 2017 Visitor Arrivals by Residence

(8) China News « 韩热炒“旅游禁令” 观光业进入“超紧张”状态 » (La spéculation autour du « interdiction de voyager » en Corée du Sud agite le secteur du tourisme) 4 mars 2017

(9) Le groupe Lotte ayant accepté un échange de terrain pour l’implantation du THAAD

(10) World Travel and Tourism Council « Travel and Tourism – Economic Impact 2018, South Korea » Mars 2018

(11) Korea Tourism Organization, Korea, Monthly Statistics of Tourism

(12) The Chosunnilbo « Shanghai also lifts bans on group gours to Korea » 24 août 2018

(13) The Korea Times « China discusses lifting sanctions on Korean firms », 31 juillet 2018

(14) Direction générale des entreprises, Les 4 pages de la DGE, « 87 millions de touristes étrangers en France en 2017 », Juin 2018

(15) Assemblée Nationale, rapport d’information sur la promotion de la destination touristique France, 3 octobre 2018

(16) Gouvernement des Palaos, Visitor Arrivals

(17) The Taiwan News, « Palau politician predicts switch from Taiwan to China within two years » 6 octobre 2018