Entretien avec Gérard Gerold, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Il fut conseiller politique de la MONUC entre 2001 et 2007 ainsi qu’expert politique au sein de la mission d’observation électorale de l’Union européenne pour les élections en République démocratique du Congo en 2011.
Propos recueillis par Léonard Lifar, research fellow Afrique subsaharienne chez Open Diplomacy.
L.L : Quel bilan peut-on tirer du processus électoral qui vient de se dérouler en République démocratique du Congo (RDC) ?
G.G : Cette élection est probablement la fraude électorale la plus importante de l’histoire du continent africain. Depuis toujours, il y a eu des manipulations des chiffres, mais là on a carrément fabriqué des résultats.
En effet, si l’on se base sur les chiffres de la Mission d’observation de la Conférence épiscopale nationale du Congo (Cenco), qui avait déployé 40 000 observateurs, et sur les fuites de milliers documents provenant de la Commission électorale nationale indépendante (Ceni), on peut dire de manière assez sûre que Martin Fayulu a remporté l’élection présidentielle avec près de 60% des suffrages exprimés.
En une seule élection, les résultats de trois scrutins (présidentiel, législatif, provincial) ont été inversés, c’est inédit.
L.L : L’Union africaine (UA) s’est montrée plus virulente que d’habitude en mettant en doute les résultats du scrutin avant de finir par rétropédaler : comment expliquez-vous ce changement d’attitude ?
G.G : Il est vrai que l’attitude de l’UA a été particulièrement intéressante durant cette séquence. C’est la première fois que l’UA est intervenue en demandant aux autorités de ne pas publier tout de suite les résultats définitifs des élections afin de permettre à sa délégation de venir sur place.
Aucun des chefs d’États de la région n’est évidemment convaincu par les résultats : comment la coalition de Joseph Kabila peut-elle perdre l’élection présidentielle avec un score inférieur à 20% et remporter à côté avec une écrasante majorité les élections législatives et provinciales ?
Il faut relever qu’il existe de profondes divisions sur le dossier congolais au sein de l’UA. La RDC est frontalière de neuf pays africains, tous inquiets des conséquences graves pour eux et pour la région d’un potentiel conflit post-électoral dans ce pays. Et pour la majorité d’entre eux, Félix Tshisekedi n’est en aucun cas une garantie de stabilité.
Mais deux éléments ont poussé à un revirement de l’UA. Tout d’abord, la proclamation des résultats, n’a pas entrainé d’importants mouvements de protestation à Kinshasa et dans le pays. Même si les Congolais ne sont pas dupes et connaissent les véritables résultats des élections, il y a une sorte de sentiment de résignation et d’acceptation qui règne. Et puis surtout, Kinshasa a réagi de manière brutale à la tentative d’intervention de l’UA, ce qui a incité les chefs d’État africains qui n’étaient pas prêts pour une confrontation à battre en retraite.
Congolese President Felix Tshisekedi, left, and outgoing president Joseph Kabila sit side by side during the inauguration ceremony in Kinshasa, Democratic Republic of the Congo on Jan. 24, 2019. (AP Photo/Jerome Delay)
L.L : À travers la gestion du dossier congolais par les pays africains, n’avons-nous pas assisté à une forme de rivalité entre l’UA et la SADC (1) ? Et même de duel entre la diplomatie rwandaise et sud-africaine ?
G.G : Il y a effectivement depuis quelques temps au sein de l’UA une volonté de reprendre la main sur le dossier congolais ; elle est portée par Moussa Faki, président de la Commission de l’UA, et par Paul Kagame – le Rwanda exerce actuellement la présidence tournante de l’UA - face à la SADC et au leadership traditionnel des Sud-africains dans ce dossier.
Personnellement, je ne partage pas l’hypothèse selon laquelle Paul Kagame agirait avec des motivations très personnelles liées au contentieux historique qu’il a avec la famille Kabila. Je crois que depuis quinze ans il s’est habitué à la présidence de Joseph Kabila, qu’il a trouvé avec lui un modus vivendi qui lui convient et que le maintien de Joseph Kabila au pouvoir, sous une forme différente, constitue finalement un gage de maintien du statu quo pour le Rwanda.
Du côté de l’Afrique du Sud et de son président, Cyril Ramaphosa, l’attitude face à ces élections congolaises s’explique à la fois par des raisons de politique nationale et extérieure. Des raisons intérieures, car les élections sud-africaines sont proches et que Ramaphosa a besoin de l’ANC (2) soudé derrière lui. Or le noyau pro-Zuma est encore influent au sein du parti, et possède d’importants liens d’affaires avec le clan Kabila qu’il veut préserver. De plus, Ramaphosa aurait confié en rentrant à Pretoria après les réunions d’Addis-Abeba, que personne n’était prêt à aller réellement au conflit avec Kabila, que ce soit la population congolaise ou les pays voisins. Selon lui, il n’y avait pas d’autre choix en réalité que de prendre acte de la situation.
L.L : Sans majorité à l’Assemblée nationale ni parmi les Assemblées provinciales, Félix Tshisekedi est-il vraiment en mesure de gouverner ?
G.G : Félix Tshisekedi n’a ni le caractère, ni le charisme de son père (3). L’Union pour le progrès et la démocratie sociale (UDPS) n’est plus un parti d’opposition aussi virulent que par le passé, et même plutôt ouvert à la compromission depuis quelques temps avec le régime Kabila.
Dans tous les cas, l’UDPS, parti du Président, aura du mal à imposer ses vues au Front commun pour le Congo (FCC), la coalition kabiliste, qui a remporté 830 sièges sur les 1 200 postes dans les différentes Assemblées. Selon la constitution, le Premier ministre devrait être issu de cette majorité FCC qui désignera également 25 des 26 gouverneurs de province puisqu’elle est largement majoritaire dans les assemblées provinciales.
De plus, Joseph Kabila a procédé à de nombreuses nominations à des postes-clé de manière à garder la main sur le secteur sécuritaire et sur les réseaux d’influence économique, dont le secteur minier.
Je crois que Félix Tshisekedi sera un président protocolaire avec un cabinet présidentiel pléthorique mais sans réelle influence institutionnelle et politique.
L.L : Certains commentateurs ont cherché des comparaisons avec des pays étrangers pour tenter de décrypter l’avenir politique de la RDC : Poutine-Medvedev (4), Dos Santos-Lourenço (5)… Pensez-vous que ces analogies soient pertinentes ?
G.G : Je ne pense pas que cela soit un bon mode d’analyse. Chaque pays a ses spécificités, et les schémas sont très différents d’un pays à l’autre si on regarde l’organisation du pouvoir exécutif, les équilibres institutionnels, le rapport des forces politiques, etc…
Dans le cas de la RDC, on constate que Joseph Kabila conserve une véritable mainmise sur les institutions, les forces de sécurité et le secteur minier tandis que l'UDPS n’est plus la force politique d’antan et que Félix Tshisekedi n’a que très peu de connexions avec les secteurs sécuritaires et économiques. Dans le schéma actuel, je ne vois pas comment Félix Tshisekedi pourrait se libérer de la tutelle de Joseph Kabila.
Notes:
(1) SADC (Southern African Development Community) : Organisation régionale regroupant 16 États d’Afrique australe dans l’objectif de promouvoir le développement économique ainsi qu’une meilleure intégration politique et sécuritaire. Son siège se trouve à Gaborone au Botswana.
(2) ANC (African National Congress) : Fondé en 1912 à Bloemfontein, l’ANC est un parti politique sud-africain a pour vocation de défendre les intérêts de la majorité noire face à la population minoritaire blanche. L’ANC est déclaré hors-la loi durant l’apartheid de 1960 à 1990. Depuis 1994 et les premières élections démocratiques en Afrique du Sud, l’ANC est le parti au pouvoir en Afrique du Sud, dont les présidents furent successivement Nelson Mandela (1994-1999), Thabo Mbeki (1999-2008), Kgalema Motlanthe (2008-2009), Jacob Zuma (2009-2018) et aujourd’hui Cyril Ramaphosa (2018-…).
(3) Étienne Tshisekedi (1932-2017) est une figure politique majeure de l’histoire politique congolaise. Ancien ministre de Mobutu, il bascule dans l’opposition au pouvoir dans les années 80 notamment en fondant en 1982 l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS). Il est plusieurs fois Premier ministre dans les années 90 jusqu’à la chute de Mobutu et la prise de pouvoir de Laurent-Désiré Kabila. Il boycotte l’élection présidentielle de 2006 mais se présente à celle de 2011, où il accusera Joseph Kabila de lui voler la victoire. Lorsqu’il s’éteint le 1er février 2017, l’UDPS passe par une courte période de crise, avant que Félix Tshisekedi en prenne la direction – notamment contre l’avis de certains caciques du parti.
(4) En 2008, Dimitri Medvedev – proche de Vladimir Poutine et membre de l’administration - avait pris la place de Vladimir Poutine à la présidence du pays, afin de lui permettre de surmonter l’obstacle de deux mandats présidentiels consécutifs fixés par la Constitution russe. Durant sa présidence, il n’a jamais réussi à réellement s’opposer sur à son président du gouvernement sur les dossiers stratégiques. Depuis 2012, Vladimir Poutine a repris la présidence du pays tandis que Dimitri Medvedev est président du gouvernement.
(5) Lorsque le président angolais José Eduardo Dos Santos quitte la présidence en septembre 2017, il désigne comme candidat du parti présidentiel pour lui succéder João Lourenço, son ancien ministre de la Défense. Contre toute attente, le nouveau président angolais s’attaque aux intérêts de la famille de l’ancien président, n’hésitant pas à dénoncer la corruption du clan Dos Santos. L’un des enfants de ce dernier, José Filomeno Dos Santos, est d’ailleurs en détention, tandis que sa fille, la milliardaire Isabel Dos Santos, fait l’objet de plusieurs enquêtes.