La situation actuelle de la Libye semble avoir été sous-estimée par les observateurs internationaux, notamment en raison de la moindre dégradation de la situation humanitaire dans le pays par rapport à la Syrie ou l’Irak. Pourtant, les conséquences stratégiques de l'actuel chaos libyen sont multiples, et la question d’une nouvelle intervention extérieure se pose avec toujours plus d'acuité. Le souvenir de l’intervention de 2011 et de ses conséquences sous-tend les réflexions, et amène à penser la stratégie politique et de post-conflit, autant que la stratégie militaire.
De l’importance de l’histoire et des structures tribales
Analyser aujourd’hui les défis sécuritaires, sociaux, politiques et économiques qui traversent la Libye, ne peut se faire sans un rappel de l’histoire moderne du pays, depuis sa fondation par Idris Ier, proclamé roi de Libye au moment de l’indépendance du pays en 1951. L’héritage laissé par Idris Ier et Mouammar Kadhafi, qui lui a succédé à la faveur du coup d’Etat de 1969, est trop souvent éludé des discussions actuelles, alors qu’il reste central dans la compréhension des dynamiques sociales qui régissent le pays.
Etymologiquement, le nom « Libye » désigne le territoire des « Libu », clans berbères, le pays étant originellement fondé uniquement sur des structures tribales – facteur plus important que chez ses voisins du Maghreb et du Moyen-Orient, mais souvent relativisé aujourd’hui. Ainsi, si le colonel Kadhafi était issu de la tribu des Kadhafa, il avait épousé deux femmes issues de tribus différentes afin de nouer des alliances.
L’histoire de la Libye est avant tout celle d’alliances entre les différentes tribus qui la composent. Ce qui va à l’inverse d’une doxa ethno-centriste occidentale percevant les Etats arabes comme des Etats-Nations. Les Etats européens ne peuvent plaquer sur les sociétés arabes, tel un modèle universel, le modèle politique démocratique et républicain développé en Europe – ce qui est particulièrement vrai dans une société tribale comme la Libye. En effet, depuis le début de la première guerre civile libyenne en février 2011, l’intervention occidentale et la destitution de Kadhafi en août 2011, on remarque que les alliances pro- et anti-Kadhafi suivent une logique géographique dénotant l’aspect tribal des coalitions politiques : les Libyens de Tobrouk sont majoritairement nationalistes et partisans de Kadhafi, tandis que ceux de Tripoli, héritiers de la révolution anti-kadhafiste, sont devenus miliciens ou islamistes. Par ailleurs, l’adhésion idéologique de certaines tribus à Daesh, et celle d’une part des habitants du Moyen-Orient en règle générale, semble être en partie la conséquence de la baisse des salaires et des revenus, et de la déliquescence des Etats et des services publics associés, notamment en Syrie et en Irak.
Ces structures tribales ne peuvent être éludées de la réflexion quant aux possibilités d’une nouvelle intervention extérieure. Ainsi, sélectionner une tribu ou une milice parmi les autres pour lui accorder une légitimité supérieure, à l’image des Kurdes en Syrie et en Irak, constituerait une grave erreur. La solution pourrait au contraire consister en une démarche inclusive, afin de fédérer le plus possible les tribus et de définir l’ « Etat islamique » comme le seul ennemi commun.
Un territoire au cœur de la stratégie de l’ « Etat islamique »
On dénombre aujourd’hui en Libye deux blocs politico-militaires principaux, ainsi que quatre zones territoriales distinctes. Le chaos régnant dans la Libye actuelle atteste pourtant de l’existence de nombreux intérêts portés par des groupes distincts à l’égard du pays situé à une place stratégique, à la fois porte vers l’Europe et vers le Sahel.
Le port et la ville de Syrte, et la question de leur contrôle, occupent ainsi un rôle central dans la crise libyenne, de par l'emplacement de la ville et son rôle économique : elle offre un carrefour du djihad mondial, permettant d’atteindre l’ensemble de l’Europe depuis le sol libyen. Dans l’ancien fief du colonel Kadhafi, les tribus locales, ostracisées depuis la chute de ce dernier, prêtent allégeance à Daesh non pas pour des raisons majoritairement idéologiques ou religieuses, mais bien plus en raison de l’importance de leur perte en ressources depuis la chute du régime dictatorial en 2011 ; ces tribus attendent donc de la part de l’Etat islamique des aides en ressources et en financement, en échange de leur collaboration. Toutefois ces tribus, à la suite des accords qu’elles ont passé avec les combattants jihadistes, deviennent irrémédiablement attachées au groupe terroriste, sans possibilité de revenir sur leur décision.
Toutefois, l’essor de la présence de l’Etat islamique en Libye démontre également, et paradoxalement, l’affaiblissement du groupe jihadiste. Car la stratégie de Daesh est claire : récupérer et contrôler l’axe Damas-Baghdad. La Libye n’a jamais fait partie de sa stratégie première, mais c'est aujourd’hui le seul territoire vers lequel l'organisation terroriste et ses troupes peuvent se replier face aux attaques perpétrées par la coalition internationale contre leurs bases irakiennes et syriennes. Différents chercheurs comme Samadia Sadouni ou Jean-Marc Huissoud anticipent un repli de l’EI vers Syrte, l’organisation devant alors justifier cette tactique de retrait en la présentant comme une victoire pour nourrir le discours guerrier de conquête territoriale - bien qu’il s’agisse d’une défaite militaire évidente.
La Libye, entre luttes idéologiques et institutionnalisation du jihadisme
Un constat permet néanmoins de nuancer la situation chaotique et inquiétante de la Libye aujourd’hui : l’adhésion idéologique au discours de l’EI n’est que très peu ancré dans la société libyenne, l'alliance de circonstances entre les tribus et Daesh étant principalement motivée par des raisons économiques. Mais elle se transforme vite en jeu de dupes pour les tribus, sous la pression des jihadistes. Inquiètes à la fois des conséquences d'une rupture de cette alliance, et d'être perçues comme des agents de l'EI par les nationalistes libyens, ces groupes pourraient être incités à rallier l'Etat libyen en cas d'amnistie pour les tribus ayant soutenu le Califat. Il semble raisonnable de penser qu’en cas de rapport de force défavorable à Daesh, les forces armées régulières libyennes reprendraient le combat contre les jihadistes, et ce jusqu’à la fin de l'existence politique de ces derniers.
Le phénomène d’institutionnalisation du jihadisme, dont l’Union africaine s'est récemment inquiétée, est ainsi une problématique clef pour la résolution de la crise libyenne. Cet élément nous invite à revenir sur l’essor même du jihad à travers la doctrine de du parti Jamaat El-Islami[1], qui se sert de la trans-nationalité pour prôner un djihad radical. Daesh, malgré sa propagande d’islam universaliste, cherche à s'ancrer localement. Jamaat El-Islami suivait la même stratégie au Bangladesh et au Pakistan, afin de garantir l'inscription de sa stratégie dans le temps. Les ancrages locaux de Daesh sont donc déterminants : aujourd’hui, on les compte en très grande majorité en Syrie et en Irak - ce qui explique que son antenne en Libye soit en réalité purement téléguidée depuis l’Irak et la Syrie. Rappelons la controverse qui a secoué l’Arabie saoudite en 1991, entre théologiens de l’islam favorables à l’intervention de l’Occident dans les affaires arabes (comme le préconisait alors l’Arabie saoudite dans un contexte de guerre du Golfe), et ceux qui s’opposaient à un retour de l’Occident dans le monde arabe. Cette dichotomie continue aujourd’hui d’opposer certains groupes politiques armés dans la région, et trouve toute sa signification en Libye.
La crise libyenne a également engendré la rencontre paradoxale entre jihadistes et trafiquants - de drogue, de ressources pétrolières, d'êtres humains. En effet, la contrebande du pétrole, qui sert à alimenter les caisses de l'organisation terroriste, nécessite l’utilisation des navires libyens, dont ceux utilisés par les contrebandiers. En outre, les routes empruntées par les combattants djihadistes pour se rendre en Libye semblent suivre celles des trafics, utilisant par exemple le Soudan comme voie de passage. Les accords entre trafiquants et jihadistes semblent donc se multiplier, malgré les différences patentes entre leurs desseins respectifs. Pour lutter contre de telles alliances, qui pourraient engendrer un phénomène de « somalisation »[2] de la Libye, une coopération coordonnée entre l’Union européenne et l’Union africaine semble nécessaire. Toutefois, l’UA reste aujourd’hui méfiante vis-à-vis d’une intervention occidentale, qu’elle passe par l’OTAN ou par l’UE, par crainte d'une répétition de l’intervention de 2011 – qui s’était déroulée sans accord ni consultation de l’Union africaine et qui est aujourd’hui considérée comme un échec patent.
Ainsi, une intervention extérieure en Libye ne pourrait se révéler bénéfique qu’à condition d’une coordination effective avec les structures régionales telles que l’Union africaine, et les puissances régionales comme l’Egypte. Une coalition internationale pourrait ainsi mener une stratégie de containment de l’Etat islamique en Libye, en créant des centres de commandement afin de fédérer milices et factions libyennes et coordonner leurs actions vers un même objectif, celui de la lutte contre Daesh.
La rédaction de cet article a pour point de départ le DiploLab organisé sur ce même thème le 30 janvier 2016 à l'Institut Marc Perrot de Lyon, et modéré par Lélia Rousselet autour de :
- Patrick Louis, Professeur de Géopolitique et d’économie à l'Université Jean Moulin Lyon III,
- Jean-Marc Huissoud, Politiste et Professeur à l’ESC Grenoble, Directeur du Centre d’Etudes en Géopolitique et Gouvernance, et co-Directeur du Festival de Géopolitique et de Géoéconomie de Grenoble,
- Samadia Sadouni, Maître de conférences en science politique à l’IEP de Lyon.
[1] Le terme de « somalisation » - forgé en référence à la situation en Somalie au début des années 2000 – désigne un processus de morcellement du territoire, et de défaillance du gouvernement ayant autorité sur celui-ci.
[2] Jamaat El Islami est un parti islamiste radical fondé en 1941 en Inde par le théologien Abul Ala Maududi. Avec les Frères musulmans, il a été l’une des organisations islamistes les plus influentes. Au moment de la partition de l’Inde en 1947, le parti s’est divisé en deux branches – Jamaat El Islami Pakistan et Jamaat El Islami Hind – en s’appuyant sur les ancrages locaux du parti.
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