Alors que la récente actualité présente la Russie comme à contre-courant des débats internationaux, notamment sur le dossier syrien à la lumière de ses multiples vétos au Conseil de Sécurité de l’ONU[1], l’enlisement de ses relations avec l’Union européenne semble à son paroxysme. Certains parlent même d’une nouvelle forme de Guerre froide.
Qu’il s’agisse de ses acceptions subjective, conceptuelle ou bien factuelle, le conflit est une notion universelle, qui touche à l’individu. En relations internationales, le conflit se définit comme une « opposition d’intérêts […] laquelle opposition s’exprime sous forme de guerre »[2] : la notion de conflit revêt ici une dimension violente irrégulière. L’image semble tout à fait évocatrice si l’on considère les relations Russie-Europe, habituées à ces va-et-vient, entre Guerre froide et malentendus militaires avec l’OTAN.
Qu’en est-il alors des pays au cœur géographique de ce conflit, précisément entre l’Europe et la Russie, en Europe de l’est ? Ou encore des pays d’Asie centrale, qui subissent de plein fouet la fin du communisme ?
La sphère d’influence russe remise en question : l’exemple des révolutions de couleur
Alors que l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir en Russie, au début des années 2000, marquait une volonté de redorer l’image mais aussi de restaurer la puissance du pays, de nouvelles priorités régionales[3] ont été depuis édictées. La Russie souhaite ainsi conserver des relations privilégiées avec son « étranger proche », une notion des plus singulières : cette dernière définit les territoires des anciennes républiques soviétiques et de l’actuelle CEI[4] – Communauté des Etats indépendants – comme faisant partie d’une zone d’influence privilégiée, que l’habitude (héritée de l’ancienne URSS) oblige à surveiller du coin de l’œil.
Quelques années après la chute du Mur de Berlin, c’est dans un contexte post-soviétique et post-Guerre froide que certains pays sous ancienne influence soviétique – la Géorgie avec la révolution des Roses en 2003, l’Ukraine avec la révolution Orange en 2005, et le Kirghizstan avec la révolution des Tulipes également en 2005 – ont reposé la question de leur volonté politique : fallait-il changer d’idéologie et de régime politique ? Quel est d’ailleurs le point commun de ces trois révolutions ? A juste titre l’Occident et l’Union européenne, dont les valeurs ont séduit un public en quête de démocratie pure[5], en opposition au régime « postcommuniste mafieux »[6].
Ces révolutions de couleur, loin de traduire un monde idyllique, ont plutôt été synonymes d’interrogation des systèmes politiques jusqu’alors établis, de reconstruction politique. Ces « révolutions »[7] sont graduellement montées en puissance : après une phase de manipulation politique, puis psychologique, l’instabilité qui en découlait a déclenché une révolution interne contre le régime existant. En Géorgie, en Ukraine et au Kirghizstan, ces révolutions ont éclaté à la faveur de facteurs endogènes, à la fois structurels et conjoncturels : échéances électorales, difficultés économiques et remises en cause du modèle sociétal.
Pour la Fédération de Russie, ces évènements ont eu des impacts divers à plusieurs échelles :
- Dans ses relations bilatérales avec les pays concernés : en matière d’enjeux économiques et énergétiques, le positionnement symbolique pro-européen des révolutions de couleur a été vécu comme une attaque majeure par Moscou, ou encore comme l’expression d’une volonté manifeste de dissociation idéologique ;
- Dans sa politique étrangère régionale, ces révolutions de couleur ont engendré une réorganisation militaire d’ampleur et l'accentuation de la présence militaire russe. Par exemple lors la révolution des Tulipes au Kirghizstan, la question de la présence militaire russe sur les bases militaires du pays sans qu'aucun droit d'établissement ne soit versé, s'était posée. Le maintien de l'influence russe sur le pays s'est exprimée à travers la question du montant très important de la dette kirghize - en 2012 ce sont ainsi 400 millions d'euros de dette envers la Russie qui ont été annulés en échange d'une prolongation de séjour de troupes russes dans les bases militaires non loin de Bischek. Enfin le Kirghizstan, allié fidèle de la Russie, fait partie de l'Union eurasiatique, espace de libre-échange fondé en 2014.
- Dans son positionnement géopolitique global : ces trois révolutions ont été proches sur une échelle temporelle, mais aussi au plan géographique – dans un phénomène pouvant relever de la théorie des dominos. La Russie s’est ainsi retrouvée comme encerclée sur son flanc ouest, vivant ces évènements comme une intrusion de l’Occident – d’autant que la plupart de ces révolutions ont reçu de nombreux soutiens de la part d’ONG européennes ou américaines, comme le National Endowment for Democracy.
De tels évènements dans l’étranger proche de la Russie ont ainsi eu pour effet primordial de remettre en cause la sphère d’influence privilégiée de la Russie à la fois du côté de ses anciennes républiques (les révolutions ont été un témoignage majeur d’une volonté d’émancipation forte), mais aussi du côté des pays occidentaux, du fait de leur rôle joué dans ces révolutions. Cette prise de conscience, à travers une lecture symbolique de ces évènements, a conduit à s’inquiéter d’une ingérence voire d’un interventionnisme occidental : pour la Russie, la crainte sécuritaire a repris le dessus.
Une main tendue vers l'Europe ? La volonté du peuple ukrainien d'adhérer aux valeurs européennes,
l'exemple de l'Euromaïdan. Kiev, Ukraine, 2013
L’Ukraine et la Syrie au cœur du conflit russe avec l’Europe dans sa forme actuelle
Là où Europe et Russie se rencontrent, il semble y avoir conflit. Là où ils ont un intérêt commun, il y a conflit. Mais il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau : pour Michael Jabara Carley, il y a un « conflit silencieux »[8] (« silent conflict ») qui remonte à bien avant l’époque soviétique. Ce conflit est d’ordre à la fois diplomatique et idéologique : les cas ukrainien et syrien en sont deux exemples récents particulièrement probants.
L’Ukraine est un cas d’émancipation symbolique par la force. La guerre du gaz, ou plutôt les guerres du gaz (2005-2006 en même temps que la révolution Orange, puis 2007-2008 et enfin 2008-2009), ont eu des conséquences importantes en Ukraine, mais aussi en Europe. En effet, la révolution Orange de 2005 a laissé de lourdes séquelles diplomatiques, et l’accumulation des dettes[9] de l’Ukraine (près d’1,3 milliards de dollars auprès de l’entreprise russe Gazprom en 2007) ont porté atteinte à ses relations économiques avec la Russie, qui a coupé à maintes reprises son approvisionnement en gaz (2006, 2009, 2014), à titre de sanctions. Pour rappel, le gaz russe à destination de l’Europe transite à 80 % par l’Ukraine, ce qui en fait un pays de transit incontournable pour l’Europe[10].
La crise a véritablement éclaté en 2013, après une dizaine d’années dans la tourmente, lorsque le gouvernement ukrainien a refusé de signer un accord d’association avec l’Union européenne. Ce dernier faisait l’objet d’une attention toute particulière, à la fois du côté européen et du côté ukrainien, depuis plusieurs mois, tandis qu’il était vécu comme une nouvelle forme d’ingérence par la Russie, après les différents élargissements de l’OTAN, puis de l’Union européenne aux anciennes pays du bloc de l’Est, notamment en 2004. Au dernier moment, la signature de cet accord d’association a été suspendue par le président ukrainien, Viktor Ianoukovitch, à la suite d’échanges avec Moscou. Coïncidence ? Oui : outre la proximité idéologique et politique du président ukrainien avec Vladimir Poutine, la menace russe de couper définitivement l’approvisionnement en gaz si l’Ukraine signait cet accord constituait bien une preuve de conflit ouvert avec l’entité européenne. Pourtant, la saisie symbolique de la crise ukrainienne par l’Europe n’a eu pour effet que de déplacer l’impact géopolitique de la crise sur cette dernière, désormais inquiétée pour son approvisionnement en gaz ainsi que pour ses exportations vers la Russie et ses alliés. S’agirait-il d’une nouvelle manière de faire la guerre ?
Les chefs d’État et de gouvernement biélorusse, russe, allemand, français et ukrainien,
février 2015, Minsk, Biélorussie. Source : www.kremlin.ru.
Le cas syrien fait également état d’un positionnement fort de la Russie : celui d’un pays qui refuse, qui contredit, qui nie. Voire même d’un leader qui ajourne les négociations – le président russe Vladimir Poutine a ainsi reporté à une date indéterminée sa visite prévue le 19 octobre dernier en France, qui devait permettre notamment pour les autorités françaises d’évoquer le cas syrien lors d’une réunion de travail. La Russie cherche à étendre son influence au Proche-Orient, mais peu ou prou dans une logique apaisée ou consensuelle. Cette volonté de faire traîner les choses et d’affirmer ce message haut et fort est bien le signe d’une guerre hybride, nouvelle, dont l’objectif principal serait de « déstabiliser ou paralyser durablement son adversaire ou son ennemi » [11].
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L’espace géopolitique eurasien se réorganise. C’est un fait. L’URSS a occupé le terrain et l’a mené d’une main de fer pendant des décennies, mais le temps qui s’est écoulé depuis son effondrement n’a pas suffi à remplacer de moitié l’idéologie marquée de cette période. S’agit-il donc d’une forme d’isolationnisme immobiliste de la part de la Russie, qui s’inscrirait dans sa stratégie de réaffirmation de puissance ? Tout porte à le croire aujourd’hui.
[1] « Syrie : la Russie oppose son veto à la résolution de la France à l’ONU », Le Figaro, 9 octobre 2016 [en ligne], http://www.lefigaro.fr/international/2016/10/08/01003-20161008ARTFIG00170-syrie-la-russie-oppose-son-veto-a-la-resolution-de-la-france-a-l-onu.php - consulté le 10 octobre 2016.
[2] ZARTMANN William, La dimension des conflits en Afrique, L’Harmattan, 2000, 270 pages. La définition du conflit telle que citée est appliquée au cas africain, mais recouvre une réalité universelle, qui s’applique aussi bien dans le cadre de la démonstration de cet article.
[3] Elles seront développées dans le Concept of foreign policy of the Russian Federation du 12 février 2013, quatrième section intitulée “Regional Priorities”.
[4] La CEI, fondée en 1991, comprenait à l’origine les 3 anciens États slaves de l’URSS (Russie, Biélorussie et Ukraine), puis a été rejointe par 8 des anciennes démocraties soviétiques. En termes d’étalement géographique, la CEI est essentiellement présente en Asie centrale (Mongolie, Kazakhstan, Kirghiszistan) ou en Europe centrale (Ukraine, Moldavie). Elle comprend aujourd’hui 9 Etats membres à la suite des retraits de la Géorgie en 2009 et de l’Ukraine en 2014.
[5] Vaclav Havel, ancien président de la République tchèque (1993-2003), parle de la révolution Orange comme d’un « processus de purification dans la voie vers la démocratie », in “Vaclav Havel : “Il est nécessaire de poser des questions dérangeantes à M.Poutine””, Le Monde, février 2005, [en ligne] - http://www.lemonde.fr/europe/article/2005/02/23/vaclav-havel-il-est-necessaire-de-poser-des-questions-derangeantes-a-m-poutine_399177_3214.html - consulté le 10 octobre 2016.
[6] Ibid.
[7] TASTENOV Alisher, « The Color Revolutions Phenomenon: from classical theory to unpredictable pratices », Central Asia and the Caucasus, 2007.
[8] JABARA CARLEY Michael, Silent conflict, a hidden history of early soviet-western relations, Rowman & Littlefield, 2014, 445 pages.
[9] « Gazprom may cut gas to Ukraine », BBC News, octobre 2007 [en ligne], http://news.bbc.co.uk/2/hi/business/7024294.stm - consulté le 24 octobre 2016.
[10] « L’Union européenne, l’Ukraine, le gaz russe », Fondation Jean Jaurès, septembre 2014 [en ligne], https://jean-jaures.org/nos-productions/l-union-europeenne-l-ukraine-et-le-gaz-russe - consulté le 25 octobre 2016.
[11] WENZ Melody, La politique régionale russe dans l’espace post-soviétique, Editions du cygne, 2016, 149 pages.
Légende de la photo en bandeau : discours du président de la fédération de Russie Vladimir Poutine à l'assemblée fédérale russe, décembre 2015. Source : www.kremlin.ru.
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