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La « Question noire » aux États-Unis, entre continuité de l'histoire et ruptures sociales

| Brice Didier

24 mars 2016

Michaël Brown, Eric Garner, Tamir Rice, Walter Scott... Ces noms sont devenus des symboles pour la communauté afro-américaine aux États-Unis, dans la défense de ses droits, et la lutte contre les discriminations dont elle est victime. Des violences policières aux débats sur le droit de vote dans différents États et au Congrès, la « Question noire » revient de manière fracassante dans les débats de politique intérieure aux États-Unis, alors que le mandat de l’actuel président Barack Obama touche à son terme.

Comme le soulignent certaines organisations de défense des droits civiques aux États-Unis, les citoyens afro-américains sont victimes d'un « délit de faciès érigé en système »[1], tandis que les statistiques les plus récentes montrent qu'un jeune Afro-américain a « cinq fois plus de chances qu’un jeune Blanc d’être tué par la police »[2]. Les bavures à répétition, dont s'est notamment saisie la presse européenne, sont principalement constatées dans les grandes métropoles des côtes est et ouest des États-Unis, ainsi que dans les États du Sud, où la ségrégation raciale fut pratiquée le plus longtemps. La masse des données statistiques sur les comportements de la police, sur les interpellations et les incarcérations, montre ainsi une certaine homogénéité socio-économique parmi les personnes interpellées et celles qui sont victimes de bavures : ce sont de manière générale des hommes noirs, plutôt jeunes, issus de quartiers pauvres. Cette situation serait le résultat d'une montée en gamme des attitudes de défiance réciproque, depuis l'apogée des mouvements civiques au milieu du XXe siècle et jusqu'à aujourd'hui.

Selon Paul Schor, maître de conférence en histoire américaine - Université Paris-Diderot, CNRS, le nombre assez incroyable de bavures policières a différentes explications, parmi lesquelles l'hétérogénéité des forces de l'ordre à travers les États-Unis et le fonctionnement chaotique du système carcéral, qui contribuent au maintien des vieilles fractures socio-économiques.

Des forces de l'ordre hétérogènes

À l'inverse de pays comme la France, il n'existe pas aux États-Unis de police nationale, mais une mosaïque de plus de 12 000 forces locales, comme le rappelle Philip A. Frayne, Ministre-conseiller aux Affaires culturelles et à la Communication de l'Ambassade des États-Unis en France. Tandis que l'autonomie de chacune de ces forces locales est grande, leur niveau de professionnalisme varie grandement, chaque force ayant son propre recrutement et une formation plus ou moins aboutie. Ainsi, de nombreuses forces de police ne suivent pas de formation approfondie au maintien de l'ordre, et dans les territoires sensibles on assisterait même à une véritable « militarisation » des forces de l'ordre selon l'expression de Paul Schor – ce dont attestent, en termes de matériel utilisé par la police, les images des affrontements de l'été 2015 à Ferguson. Par ailleurs, un récent rapport d'Amnesty international[3] pointe les défaillances policières aux États-Unis, dénonçant notamment le « recours excessif à la force »[4], dans un climat de tensions moins criminelles que sociales.

Qui plus est, ces forces sont composées de membres qui dans bien des cas ne sont pas originaires du lieu où ils exercent leurs fonctions. Au lien social qui devrait permettre de faire naître un dialogue et ainsi d'apaiser les tensions, s'oppose alors une fracture qui devient à chaque bavure plus importante.

La persistance des vieilles fractures sociales et économiques

Alors que fut récemment commémorée la célèbre marche pour les droits civiques de Selma dans l'Alabama en mars 1965, la question de l'inégalité des citoyens devant la loi, en termes de droit de vote notamment, revient sur le devant de la scène.

Le problème que pose la « Question noire » aux États-Unis est inséparable des inégalités sociales et économiques persistantes, et ce malgré les mesures prises par l'administration Obama depuis près de 8 ans pour améliorer les choses – notamment en matière de santé, et d'éducation. Dans le cas de Ferguson, ville du sud des États-Unis confrontée à cet enjeu majeur depuis longtemps, bien au-delà des récents événements et de leur médiatisation, la ville serait divisée en deux zones principales : d'un côté un quartier afro-américain, pauvre, et de l'autre un quartier d'affaires où l'on trouve une immense majorité de WASPs, White Anglo-Saxon Protestants. Or, les incidents sont pour la plupart recensés non pas au cœur de ces quartiers, mais à la frontière entre ces deux zones : résoudre cette crise suppose donc en premier lieu de « s'attaquer à la ségrégation résidentielle » selon la formule de Paul Schor.

Cette fracture, à la fois géographique, sociale et économique, se ressent par ailleurs dans la participation politique. Ainsi, le Conseil municipal de Ferguson compte 11 membres issus des WASPs et d'un membre afro-américain, alors même que la population de Ferguson est à majorité afro-américaine[5] : en somme, « ville noire, pouvoir blanc »[6]. Car beaucoup de membres de la communauté afro-américaine ne vont tout simplement pas voter, attestant en quelque sorte d'une forme de repli sur soi qu'alimente dans un cercle vicieux la ségrégation de fait.

Aux États-Unis, société occidentale communautaire par excellence, on vit « séparés mais égaux », comme l'écrit la Cour suprême fédérale dans son arrêt Plessy contre Ferguson[7], dans un climat que certains commentateurs étrangers vont jusqu'à qualifier d'apartheid de fait, voire de droit dans certains États où une partie de la population n'a pas accès aux urnes. En effet, la Cour suprême fédérale accepte que les États aillent jusqu'à établir un droit de vote différencié - et le projet démocrate déposé au Congrès pour mettre un terme à cette différenciation demeure pour le moment bloqué par l'opposition de la majorité républicaine.

Un système carcéral chaotique

Le fonctionnement du système carcéral aux États-Unis ne permet pas non plus de réduire cette fracture sociale. En effet, la disproportion de la représentation de la population de couleur au sein de la population carcérale est un constat flagrant[8] : les hommes noirs sans diplôme ont 60 % de probabilité d’être incarcérés au cours de leur existence . Un tel constat amène à s'interroger sur l'inclusion sociale des minorités dans un pays fonctionnant selon une organisation communautaire des rapports sociaux. Il s'agit également de poser la question du fonctionnement des prisons, et du suivi des détenus une fois leur peine purgée. Là encore, le pouvoir fédéral est limité au profit du pouvoir de l’État fédéré et du comté, ce qui explique l'hétérogénéité du système carcéral et son organisation chaotique à l'échelle de la fédération. Enfin, pour prendre un exemple parmi d'autres, la différence entre les peines appliquées aux trafiquants de cocaïne, drogue des « riches », et celles appliquées aux dealers de crack, drogue des « pauvres », illustre la discrimination entre riches et pauvres, qui dans les faits devient bien souvent une discrimination entre blancs et Afro-américains.

La délicate question du contrôle des armes à feu

À la lumière de ces éléments, la Question noire semble aujourd'hui être, tout comme celle des armes à feu, un des points d'achoppement des débats de politique intérieure aux États-Unis. D'ailleurs, ces deux questions sont liées. En effet, si l'écrasante majorité des incidents implique des armes à feu, leur utilisation ne semble pas véritablement remise en cause, du moins dans les États où les bavures ont principalement lieu. Ces mêmes États du Sud des États-Unis sont pour la plupart à majorité républicaine, et le Grand Old Party est farouchement attaché au deuxième amendement à la Constitution des États-Unis qui donne le droit au port d'arme. Sur cette question, le Président Obama s'est clairement positionné : pour lui, les tueries et les bavures se poursuivront tant que le deuxième amendement restera en vigueur. Mais avec une majorité républicaine hostile au Congrès, il semble difficile pour le Président de mettre fin à ce droit avant la fin de son mandat en janvier 2017. D'ailleurs, cette question divise également les démocrates, et il semble qu'elle sera quoi qu'il en soit absente des grandes lignes de la campagne pour la présidentielle lorsque les deux candidats principaux seront confirmés à l'été 2016.

Barack Obama est un président progressiste. Intellectuel - il est titulaire d'un doctorat - à la différence de ses prédécesseurs, il reste cependant confronté à des blocages qui persistent depuis des décennies. Malgré un certain nombre de succès en politique intérieure - ObamaCare pour l'accès aux soins, éducation, etc. – et en politique internationale – Cuba, nucléaire iranien, et bientôt climat ? – on lui oppose un certain nombre d'échecs, ou plutôt de voies sans issues dans lesquelles il s'est engagé pour donner raison à ses convictions. A l'aube des élections de novembre 2016 qui verront la fin de « l'intermède Obama », le débat politique semble pourtant figé.

Cet article a été alimenté par les discussions auxquelles a donné lieu le DiploLab organisé en octobre 2015 par l'Institut Open Diplomacy, autour de Philip A. Frayne, Ministre-conseiller aux Affaires culturelles et à la Communication de l'Ambassade des États-Unis en France, et Paul Schor, maître de conférence en histoire américaine - Université Paris-Diderot, CNRS.

[1] « Mort de Noirs aux États-Unis : les manifestants ne décolèrent pas », RFI, 5 décembre 2014 :  http://www.rfi.fr/ameriques/20141205-etats-unis-morts-noirs-manifestations-policiers-racisme-formation.

[2] « Aux États-Unis, un jeune Noir a cinq fois plus de chances qu’un jeune Blanc d’être tué par la police », Le Monde Blogs, 1er janvier 2016 [en ligne], page consultée le 24 mars 2016 : http://bigbrowser.blog.lemonde.fr/2016/01/01/aux-etats-unis-un-jeune-noir-a-cinq-fois-plus-de-chances-quun-jeune-blanc-detre-tue-par-la-police/.

[3] Amnesty international, Rapport annuel États-Unis d’Amérique 2015/16 : https://www.amnesty.org/fr/countries/americas/united-states-of-america/report-united-states-of-america/.

[4] Ibid.

[5] Source : Reuters.

[6] TISSIER Hélène, « Ferguson : ville noire, pouvoir blanc », Les Inrocks, 19 août 2014 [en ligne], page consultée le 24/03/2016 : http://www.lesinrocks.com/2014/08/19/actualite/ferguson-ville-noire-pouvoir-blanc-11519905/.

[7] Cour suprême des États-Unis d’Amérique, Arrêt n°163 US.537 « Plessy v. Ferguson », 18 mai 1896.

[8] DUVOUX Nicolas, « Pour les hommes noirs sans diplôme, la probabilité d'être incarcéré au cours de leur existence est de 60 % »,  in « Prison : le contre-exemple américain », 29 juin 2014 [en ligne], page consultée le 24/03/2016 : http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/06/29/prison-le-contre-exemple-americain_4447501_3224.html.

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