Tandis que les raids saoudiens reprennent au Yémen, après l’échec du cessez-le-feu décrété par les Nations unies le 20 octobre dernier, les yeux du monde entier sont rivés sur l’Irak et depuis mi-octobre sur la reprise de Mossoul, la deuxième ville du pays le 17 octobre dernier. car la crise syro-irakienne a largement occupé l’espace médiatique ces dernières années, au point d’éclipser d’autres crises, pourtant tout aussi dramatiques. Celle en cours au Yémen a fait depuis 2011 près de 10 000 victimes et plus 2 millions de déplacés[1]. Le peu d’attention internationale qu’elle suscite lui vaut d’être qualifiée de « crise oubliée », mais est-ce vraiment le cas ? Car si certains pays de la région profitent de la crise au Yémen pour défendre leurs intérêts, l’apparente indifférence des puissances occidentales n’est en rien le fruit du hasard.
Le Yémen depuis 2011 : près de 10 000 victimes et des négociations qui piétinent
La crise au Yémen dure maintenant depuis plus de cinq ans. Déclenchées en 2011 dans le sillage des Printemps arabes, les protestations populaires, qui réclamaient la démocratie et la fin de la corruption, ont mené à une série d’affrontements meurtriers. Sous la pression du Conseil de Coopération du Golfe[2] et du Conseil de Sécurité de l’ONU, le gouvernement du président Ali Abdallah Saleh, au pouvoir depuis 32 ans, s’est vu contraint en février 2012 de céder sa place à un gouvernement d’intérim dirigé par son ancien vice-président, Rabbu Mansour Hadi, dans l’attente d’élections anticipées à la date indéterminée.
Le président yéménite Ali Abdullah Saleh en 2004.
De nouvelles manifestations reprirent cependant quelques mois plus tard, à l’initiative de la communauté houtiste, pour protester contre la fin des subventions sur les produits pétroliers, contre la corruption, le meurtre de deux Houtis et l’absence d’élections anticipées. Ces protestations dégénérèrent rapidement dans un conflit armé entre les Houtis, un mouvement chiite sécessionniste actif depuis les années 1990 et soutenu par l’Iran, et le gouvernement d’intérim. Les racines du conflit remontent notamment à la guerre du Saada, débutée en 2004, due au fait que les tribus houtistes du nord du Yémen se sentaient discriminées et marginalisées par le pouvoir central depuis la réunification du pays en 1990. L’ancien président Saleh a ainsi profité du climat de révolte pour s’allier à ses anciens ennemis, les Houtis et s’opposer au gouvernement de son successeur Rabbu Mansour Hadi. C’est cependant l’intervention de l’Arabie saoudite à partir de 2015, à la tête d’une coalition de pays arabes, qui a fait basculer la situation, déjà précaire, dans le chaos.
Le Secrétaire d’État américain John Kerry et le président yéménite Abd Rabbuh Mansur Hadi,
Riyadh, Arabie saoudite, 7 mai 2015.
Les multiples tentatives de cessez-le-feu et d’intercession diplomatique internationale se sont toutes soldées par des échecs. La dernière trêve, instaurée le 20 octobre dernier à la suite d’un appel lancé par la Grande-Bretagne, les États-Unis et les Nations unies, a été rapidement rompue par les deux parties du conflit, et a pris fin le samedi 22 octobre sans avoir pu mener à des négociations[3].
Alors que les procédures diplomatiques piétinent, la situation humanitaire sur le terrain s’aggrave de jour en jour. Selon les dernières statistiques de la Commission européenne[4], près de 21,2 millions de personnes, soit 82 % de la population yéménite, auraient besoin d’une aide humanitaire. 7 millions seraient en état de malnutrition élevé. La situation est d’autant plus critique que la crise actuelle prend place sur un terrain déjà fragile. Le Yémen était ainsi, déjà avant le conflit, le pays le plus pauvre de la péninsule arabique, et les besoins de sa population, notamment en nourriture et en énergie, dépendaient à 90 % des importations. Or les bombardements des infrastructures civiles et le blocus imposé au pays par l’Arabie saoudite (qu’elle refuse de nommer comme tel[5]), rendent la distribution d’aide humanitaire d’urgence extrêmement difficile.
Une crise très stratégique pour les pays de la région
Si le conflit au Yémen semble « oublié » par la communauté internationale, cela n’est pas le cas de tous les pays. L’Arabie saoudite et ses alliés du Golfe, qui s’étaient engagés en 2014 dans la coalition internationale menée par les États-Unis en Irak dans la lutte contre l'organisation Etat islamique, se sont rapidement retirés du pays pour se tourner entièrement vers le Yémen à partir de mi-août 2015, bombardant intensivement les installations civiles et médicales.
Depuis la révolution iranienne de 1979, l’enjeu principal de la politique étrangère saoudienne est de contrecarrer l’influence de l’Iran dans la région. L’accord sur le nucléaire iranien signé le 14 juillet 2015 n’a fait que renforcer le sentiment d’isolement du Royaume, et la nécessité pour celui-ci de maintenir des soutiens solides autour de lui. La montée du mouvement houtis à ses frontières est ainsi considérée comme une menace majeure, d’autant plus que le Yémen borde l’une des routes énergétiques les plus importantes de la région via le détroit de Bab el-Mandeb[6].
Carte du Yémen, mars 2015. Le rouge correspond aux zones alors sous le contrôle du gouvernement central,
le vert à celles sous contrôle des Houthis, le gris à celles sous contrôle d'Al-Qaeda, et
le jaune à celles sous contrôle du mouvement du Sud Yémen.
D’autres puissances, dont on parle moins sur la scène internationale, n’ont pas non plus oublié le Yémen, et défendent à leur manière leurs propres intérêts à travers le conflit. C’est le cas du Maroc, membre de la coalition arabe au Yémen, qui voyait sans doute dans sa participation à ce conflit pourtant lointain, un moyen de s’assurer le soutien de l’Arabie saoudite dans ses propres différends sur la question du Sahara occidental.
Les Émirats arabes unis, autre puissance impliquée dans la coalition et qui s’en est partiellement retirée le 15 octobre dernier[7], semblent se concentrer davantage sur les Frères musulmans au Yémen, le parti al-Islah, que sur les rebelles houtis – au point qu’Abu Dhabi aurait soutenu à plusieurs reprises les indépendantistes houtis afin de décrédibiliser al-Islah[8].
Enfin, l’Égypte du président Abdel Fattah al-Sissi, autre acteur de la coalition, entretient, depuis la chute du président Mohammed Morsi – issu des Frères musulans – en 2013, des relations étroites avec l’Arabie saoudite. Si l’Égypte s’est engagée dans la coalition au Yémen à reculons, les nombreux accords économiques et militaires signés en 2015 et 2016 avec le royaume saoudien ont probablement pesé dans son ralliement. Les tensions ces derniers mois entre les deux pays ont toutefois entravé leur coopération sur le terrain yéménite[9] et des rumeurs avancent même que la marine égyptienne aurait armé des rebelles houtis tout en continuant à soutenir l’Arabie saoudite[10].
En marge de la coalition, le sultanat d’Oman parvient lui aussi à tirer son épingle du jeu. Bien qu’il se soit officiellement déclaré neutre, il sert en réalité d’intermédiaire entre les différents acteurs de la crise yéménite, et est notamment soupçonné d’armer les Houtis par le biais de l’Iran[11].
Sanaa, la capitale du Yémen, 2007.
Du côté des puissances occidentales, un silence coupable
Si la crise au Yémen est loin d’être oubliée par de nombreux acteurs régionaux, ceci contraste avec la relative indifférence des puissances occidentales. Une fois encore, la couverture médiatique et l’implication politique ne relèvent pas du hasard mais correspondent à des intérêts bien déterminés. Contrairement à la crise syro-irakienne, les puissances occidentales ne sont pas engagées militairement au Yémen et leurs intérêts économiques, commerciaux, diplomatiques y sont moins importants. En comparaison, une grande partie de l’intérêt médiatique occidental pour la Syrie ou l’Irak tient à la crainte de la menace terroriste qui touche les pays occidentaux, ou encore à celle de voir arriver des milliers de réfugiés aux frontières de l’Europe. Or la position enclavée du Yémen au bout de la péninsule arabique rend toute échappatoire difficile pour la population, et la plupart des personnes déplacées le sont à l’intérieur même du pays. En outre, si les groupes extrémistes tirent parti de la crise au Yémen pour proliférer, c’est jusqu’à présent le groupe État islamique en Irak et en Syrie qui occupe le devant de la scène médiatique internationale.
La raison principale du silence autour du Yémen reste cependant sans doute les liens diplomatiques étroits qu’entretiennent plusieurs pays occidentaux avec l’Arabie saoudite. Les États-Unis, alliés de longue date du Royaume, ont soutenu la coalition arabe au Yémen à partir d’avril 2016, en fournissant munitions et renseignements, malgré une relative prise de distance depuis août 2016. De la même manière la France, qui a conclu des contrats d’armements avec la dynastie saoudienne pour 16 milliards d’euros en 2015[12], a conservé une position très distante et n’a condamné que très tièdement les bombardements meurtriers saoudiens au Yémen[13]. La France est pourtant signataire du Traité onusien sur le commerce des armes (TCA), qui interdit depuis décembre 2014 de vendre des armes pouvant mener à une violation des droits de l’Homme. « La France n’est pas le seul pays à avoir des contrats d’armement et de défense importants avec l’Arabie saoudite. La Grande-Bretagne, l’Espagne, et plus récemment l’Allemagne sont aussi des partenaires commerciaux clés », explique Jane Kinninmont, directrice du programme MENA du think tank Chatham House[14].
Si l’Union européenne et plusieurs pays occidentaux ont récemment dénoncé les crimes de guerre perpétrés par l’Arabie saoudite au Yémen, ces déclarations restent souvent timides tant les intérêts financiers et politiques en jeu sont importants. Une prise de position plus ferme est cependant nécessaire si l’Europe ne veut pas avoir à faire face à une répétition dramatique de la crise syrienne. D’autant que la montée des islamistes radicaux permise par le chaos yéménite constitue une bombe à retardement qu’il faudra un jour où l’autre traiter.
[1] UNOCHA – United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs, Yémen http://www.unocha.org/yemen, consulté le 31 octobre 2016.
[2] Le Conseil de Coopération du Golfe – GCC en anglais – est une organisation régionale regroupant six pétromonarchies arabes et musulmanes du golfe arabique : l'Arabie saoudite, Oman, le Koweït, Bahreïn, les Émirats arabes unis et le Qatar.
[3] « Yémen : intenses raids aériens, l’appel au prolongement de la trêve », Le Monde, 23 octobre 2016 (en ligne), http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2016/10/23/yemen-intenses-raids-aeriens-l-appel-au-prolongement-de-la-treve-ignore_5018766_3218.html
[4] ECHO, Commission européenne, Yemen Factsheet, septembre 2016 (en ligne) http://ec.europa.eu/echo/files/aid/countries/factsheets/yemen_en.pdf
[5] « Yémen : la coalition menée par l’Arabie saoudite nie tout ‘’blocus’’ du pays », Libération, 25 octobre 2016 (en ligne), http://www.liberation.fr/planete/2016/10/25/yemen-la-coalition-menee-par-l-arabie-nie-tout-blocus-du-pays_1524199
[6] BACCARINI Luca et BIANCIOTTO Sébastien, « Crise au Yémen : les enjeux du détroit de bab-el-Mendeb », IRIS France, 31 mars 2015, http://www.iris-france.org/57023-crise-au-yemen-les-enjeux-du-detroit-de-bab-el-mandeb/
[7] « Les Emirats arabes unis se retirent partiellement de la coalition au Yémen », RFI, 16 juin 2016, http://www.rfi.fr/moyen-orient/20160616-emirats-arabes-unis-retirent-partiellement-coalition-yemen
[8] DONAGHI Rori, “Qui sont les mercenaires à la tête des forces des Emirats arabes unis au Yémen ? », Middle East Eye, 30 décembre 2015 (en ligne), http://www.middleeasteye.net/fr/reportages/qui-sont-les-mercenaires-qui-commandent-les-forces-des-mirats-arabes-unis-au-y-men
[9] HASSAN Khalid, « Are Egyptian-Saudi disputes just a passing crisis or a decisive storm?”, Al Monitor, 23 octobre 2016 (en ligne), http://www.al-monitor.com/pulse/originals/2016/10/egypt-saudi-crisis-un-resolution-syria.html
[10] AL-SALEMI Wajdi, « Yemen’s Houthi rebels ‘receiving Egyptian military hardware’ », Al-Araby, 16 octobre 2016 (en ligne), https://www.alaraby.co.uk/english/news/2016/10/16/yemens-houthi-rebels-receiving-egyptian-military-hardware
[11] AL-FALAHI Ashraf, « just how neutral is Oman in Yemen war? », Al-Monitor, 12 octobre 2016 (en ligne), http://www.al-monitor.com/pulse/originals/2016/10/oman-neutral-saudi-war-iran-houthis.html
[12] Amnesty International, 31 août 2016 (en ligne), http://www.amnesty.fr/Nos-campagnes/Crises-et-conflits-armes/Actualites/Yemen-hypocrisie-meurtriere-des-exportateurs-armes-19067?prehome=0 (consulté le 31/10/2016)
[13] HUFNAGEL Johan, « Quand Pairs ‘oublie’ d’être virulent sur le Yémen », Libération, 9 octobre 2016 (en ligne), http://www.liberation.fr/planete/2016/10/09/quand-paris-oublie-d-etre-virulent-sur-le-yemen_1520750
[14] Audition de Jane Kinninmont, directrice du programme MENA du think tank Chatham House, au Parlement européen, Bruxelles, le 12 octobre 2016.
Légende de la photo en bandeau : protestations au Yémen contre le président Ali Abdullah Saleh en 2011.
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