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La culture aux prises des phénomènes globaux - Grand entretien avec Irina Bokova, ancienne directrice générale de l’Unesco

| Clémence Varin, Fellow de l’Institut Open Diplomacy

23 octobre 2020

Irina Bokova a été Directrice générale de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture - Unesco de 2009 à 2017. Elle œuvre depuis pour sensibiliser aux thématiques de la culture et du développement durable, et plus particulièrement au rôle de la culture et de l’éducation en matière de développement durable. 

La culture aux prises des phénomènes globaux

Clémence Varin – Quels défis nouveaux le changement climatique fait-il peser sur la culture ? Pourquoi préserver la culture aujourd’hui ?

Irina Bokova – La culture connaît de nombreux et multiples défis liés au changement climatique, par exemple à travers la destruction du patrimoine culturel et naturel classé au Patrimoine mondial de l’Unesco. Il peut s’agir d’inondations de sites emblématiques, comme la lagune de Venise, ou de la sécheresse dans le désert de Tombouctou. Face à ces dangers, il devient primordial de revoir certaines Conventions à la lueur des faits contemporains. Par exemple, le changement climatique n’a pas été inscrit comme menace dans la Convention sur la protection du Patrimoine mondial de 1972. L’Unesco, les Etats et les experts reconnaissent néanmoins aujourd’hui cette menace, et travaillent sur les indices et mesures de prévention et d’atténuation. L’urgence est bien réelle, quand bien même nous soyons aujourd’hui en pleine pandémie, avec la priorité donnée à la santé publique et à la revitalisation d’un multilatéralisme essoufflé.

Préserver la diversité culturelle, face aux critiques, aux stigmatisations, est d’autant plus crucial en temps de crise. Elle donne l’opportunité à un maximum de personnes de s’exprimer, d’être fières de leur identité, mais aussi de se sentir incluses dans les politiques nationales ou globales. C’est la raison pour laquelle la Déclaration universelle de l’Unesco sur la diversité culturelle fait référence à la diversité culturelle en tant que « patrimoine commun de l’humanité ». Le texte précise d’ailleurs qu’elle est « pour le genre humain, aussi nécessaire que l'est la biodiversité dans l'ordre du vivant » (article premier). A la lumière des effets de la pandémie, nous devons repenser notre relation avec la nature, mais également avec toutes les cultures qui composent notre monde.

Quel rôle peuvent jouer les politiques culturelles dans la lutte contre le changement climatique ? 

La culture peut jouer un rôle central dans cette lutte, autant par la préservation des savoirs que par l’innovation. Prenons les grandes forêts, zones protégées et de patrimoine mondial. L’Union internationale pour la conservation de la nature - UICN estime que les sites naturels classés au Patrimoine mondial de l’Unesco représentent 8 % de la surface totale couverte par les zones protégées. Elles constituent donc un énorme potentiel pour lutter contre le changement climatique, et doivent être protégées et valorisées. Les approches traditionnelles de protection de la biodiversité, mises en oeuvre par les communautés autochtones, peuvent nous aider dans la lutte contre le changement climatique. La culture joue ainsi un rôle majeur en tant qu’instrument de mobilisation des différentes communautés autour de ce grand défi pour l’humanité.

L’Unesco, un acteur sur plusieurs fronts

Nous avons abordé la protection du patrimoine culturel et naturel comme manière de contribuer à la lutte contre les changements climatiques. Comment l’Unesco pourrait contribuer à la lutte contre le changement climatique au-delà de ses seuls programmes dans le secteur culturel ?

Le mandat de l’Unesco ne se limite effectivement pas au secteur culturel et aux sites du Patrimoine mondial, mais couvre également la science et l’éducation qui jouent un rôle primordial dans la lutte contre le changement climatique.

Dans le domaine de la science, mentionnons le Programme sur l’Homme et la biosphère par exemple. Avec les sites naturels du Patrimoine mondial, les 701 réserves de biosphère réparties dans 124 pays, et 21 autres transfrontalières, sont considérées comme des laboratoires de protection de la biodiversité. Elles représentent un potentiel clé pour la recherche scientifique. Citons également le Programme hydrologique intergouvernemental, le seul programme intergouvernemental au sein des Nations unies dans ce domaine, ou la Commission océanographique intergouvernementale. L’Unesco est le leader de la Décennie des Nations unies pour les sciences océaniques au service du développement durable (2021-2030), annoncée en 2017 par l’Assemblée générale. Mettre cet enjeu sur le devant de la scène est clé car nous savons combien l’océan joue un rôle clé en matière de climat.

Il ne faut pas non plus oublier l’éducation au développement durable, que nous avions déjà défendue lors de la COP 21 en 2015. Il faut collectivement changer nos comportements, notre approche et notre mentalité en matière de climat. Les contraintes et réflexions menées durant l’épidémie de la Covid-19 ont donné lieu à de grandes avancées : nous devons maintenant réfléchir concrètement à les pérenniser au sein de nos sociétés.

Le numérique comme outil peut précisément être mobilisé comme vecteur d’éducation et de changement des mentalités. Il pose néanmoins de nombreux enjeux en matière de diversité culturelle. Comment trouver un équilibre entre ces deux facettes parfois antagonistes ?

Le numérique offre d’incroyables opportunités, la Covid-19 l’a démontré s’il le fallait encore. Cependant, il ne faut pas oublier que la moitié de l’humanité n’a pas accès à Internet. La fracture numérique, parfois au sein d’une même société, reste une réalité à travers le monde. Et l’éducation à distance fait ressortir ces inégalités d’accès à un réseau de qualité et à des outils adaptés, ainsi qu’aux compétences nécessaires. Le numérique doit devenir un levier pour l’inclusion du plus grand nombre, et non un frein.

Les défis liés à la diversité, linguistique comme culturelle, sont malheureusement souvent ignorés lors du développement de ces technologies. Or la diversité culturelle ne doit pas se limiter au monde physique, mais s’étendre également au monde numérique si nous voulons éviter l’uniformité et mobiliser tout le potentiel de nos sociétés. Certaines technologies, comme l’intelligence artificielle par exemple, posent de nombreuses questions en matière d’éthique, d’équité, d’inclusion ou de justice qu’il faut aborder de manière claire et sans retard.

L’Unesco a-t-elle un rôle ainsi à jouer quant aux défis éthiques liés à l’intelligence artificielle ? 

L’Unesco aborde depuis longtemps les questions éthiques dans le cadre de la science, comme la bioéthique, et a adopté de nombreux documents, grâce notamment aux travaux de la Commission mondiale de l’éthique des connaissances scientifiques et des technologies - COMEST.

Pour ce qui concerne spécifiquement les défis éthiques de l’intelligence artificielle, l’Unesco se positionne en chef de file mondial. La dernière Conférence générale a d’ailleurs pris une décision visant à élaborer un instrument normatif mondial en la matière.

Grâce à des collaborations étroites, avec l’OCDE par exemple, l’Unesco peut apporter de nombreux éléments, critères et repères intellectuels pour le monde d’aujourd’hui. J’ai toujours insisté sur l’influence intellectuelle et morale de l’organisation, qui est sa marque de fabrique depuis sa création. Nous nous trouvons aujourd’hui à un moment clé de l’histoire de l’humanité : le développement de l’intelligence artificielle. Je suis sûre que l’Unesco va jouer son rôle, et pousser les gouvernements, les entités multilatérales, etc., à adopter des positions politiques claires sur ces questions clés pour notre avenir.

Comment répondre à la crise du multilatéralisme aujourd’hui ?

La crise de la Covid-19 a remis sur le devant de la scène les débats sur la crise du multilatéralisme. Comment traiter de ces sujets globaux dont nous parlions, changement climatique, culture, etc., lorsque les États peinent à s’entendre ?

C’est très difficile mais je ne perds pas espoir. Nous parlions de l’accord de Paris : c’est un accord volontaire, ce n’est pas une Convention. C’est très malheureux que les États-Unis aient décidé de se retirer de cet accord. Toutefois, au sein même du pays, des États, comme la Californie, ainsi que certaines villes ont déclaré qu’ils allaient le respecter. La société civile est très mobilisée, tout comme le secteur privé qui opère une transition vers une économie verte. Ce changement de mentalité n’est certes pas assez rapide, mais il va à terme pousser les gouvernements à approfondir leur action.

L’adoption de conventions internationales, comme les grandes Conventions culturelles par exemple, est-elle encore envisageable ?

Des propositions ont été faites pour adopter une Convention à la suite de la Recommandation de 2015 concernant la protection et la promotion des musées et des collections, mais cette idée n’a pas rassemblé beaucoup de soutien. Je pense que le temps n’est plus à l’adoption de grandes Conventions, mais à la mise en oeuvre plus poussée et exigeante de celles qui existent déjà. J’aimerais certes voir de nouvelles Conventions culturelles adoptées, mais je suis réaliste et je sais que ce sera très difficile d’un point de vue politique.

Vous mentionniez l’Union pour la conservation de la nature - UICN : quelles leçons tirer de la manière dont l’Unesco travaille avec la société civile ?

L’Unesco a toujours travaillé avec la société civile. C’est l’agence onusienne qui a le plus grand réseau en son sein, ce qui est est tout à fait naturel car son mandat est très proche de la société civile, des jeunes aux muséologues, des artistes aux scientifiques. Au-delà, je trouve que les gouvernements sont aujourd’hui plus ouverts à la coopération avec la société civile. Vingt années de travail commun entre l’Unesco et la société civile ont convaincu de la nécessité de ces partenariats. Les ONGs, le monde académique, le secteur privé, tous ont une part de responsabilité et un rôle à jouer pour la réalisation collective de l’Agenda 2030. Leur inclusion croissante dans des partenariats, comme leur participation aux processus de prise de décision dans le cadre de certains projets est ainsi une preuve de progrès.

La collaboration entre organisations internationales peut-elle permettre d’avancer dans la tempête que traverse le multilatéralisme ?

Je suis très préoccupée par ce qui se passe dans le monde et par les attaques répétées, plus ou moins avouées contre le multilatéralisme. Il nous faut plus de multilatéralisme aujourd’hui, plus de Nations unies et pas moins. Abandonner cette plateforme multilatérale signifierait entrer dans une spirale dangereuse pour l’histoire de l’humanité.

Nous fêtons cette année le 75e anniversaire du système des Nations unies et de l’Unesco, première agence créée dès 1945. C’est le moment idéal pour développer une réflexion globale sur l’histoire de cette organisation et sur ses nombreux succès, sur ses points forts comme sur ses points d’amélioration. N’oublions pas que ses succès sont au coeur de nombreuses décisions qui structurent le monde tel que nous le connaissons aujourd’hui. Peut-on imaginer un monde sans sites classés au Patrimoine mondial ? Les valeurs universelles véhiculées par les institutions internationales sont notre plus grand héritage, tiré des enseignements de la Seconde Guerre mondiale. C’est pourquoi il faut se battre pour faire vivre le multilatéralisme comme système d’échanges et de collaboration entre les différents acteurs, globaux comme locaux. Sans cela, nous ne pouvons pas avancer d’une manière durable et respecter la diversité de l’humanité.

Quel rôle peuvent jouer les jeunes générations ?

Les jeunes d’aujourd’hui doivent être engagés et actifs au sein de toutes les strates de la société, des universités aux organisations ou initiatives privées, pour contribuer à faire émerger cette nouvelle mentalité plus attachée à l’environnement et à la diversité. La jeunesse peut contribuer à créer et surtout amplifier ce mouvement pour la durabilité, la justice, et la lutte contre les inégalités. A l’aune de la crise actuelle, on estime que certains pays vont perdre l’équivalent de vingt ans de développement. Les prochaines années seront difficiles : c’est le moment d’élaborer les critères, les postulats de cette solidarité et de cette équité. Il faut s’engager pour créer un monde différent, que nous voulons tous.

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