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Les impacts de la crise yéménite à l’échelle de la Corne de l’Afrique

| Anne-Frantz Dollin, Junior Fellow de l’Institut Open Diplomacy

3 avril 2020

En mars 2015, l’Arabie saoudite, à la tête d’une coalition de pays arabes, intervient dans la guerre au Yémen. Cinq ans après, rien n’est véritablement résolu et le conflit s’enlise. La dimension régionale est indéniable, et l’incidence sur les pays proches réelle. Par leur proximité géographique, l’Erythrée, l’Ethiopie, Djibouti, la Somalie, la région autonome du Puntland et l'auto-proclamé Somaliland doivent composer avec les dynamiques générées par la crise yéménite.

La guerre au Yémen : les racines profondes d’un conflit sans fin

Le conflit yéménite se caractérise depuis son déclenchement par l’implication d’une multiplicité d’acteurs locaux et régionaux. S’il éclate en septembre 2014, ses facteurs déclencheurs prennent racine bien plus en amont.

En 2001, l’alliance du président yéménite Ali Abdallah Saleh avec le gouvernement américain dans la lutte contre le terrorisme provoque des protestations puis une vague de rébellions au sein de la population. En 2004, à la mort de son chef Hussein Badreddin al-Houthi, le mouvement chiite (zaydite), hostile à « l’hégémonie américaine », et réclamant une autonomie territoriale, entre en guerre contre le pouvoir central. Les combats se concentrent dans le fief des Houthis, au nord-ouest du pays. Ces derniers tiennent en échec l’armée yéménite pendant plusieurs années, puis font face à l’intervention militaire saoudienne en 2015, et réussissent finalement à garder le contrôle de la province de Saada.

Dans le sillage des Printemps arabes, un mouvement révolutionnaire lancé par des étudiants en 2011 trouve rapidement un écho populaire. Il réclame notamment le départ du Président Saleh, au pouvoir depuis 33 ans. Ce dernier fuit en Arabie saoudite dès 2012, et cède son poste à son vice-président Abd Rabbo Mansour Hadi pour une période transitoire de 2 ans.

Le gouvernement est affaibli par le climat constant de protestation et la présence de nombreux groupes rebelles. La Conférence du Dialogue national - CDN, chargée du dialogue entre les belligérants, propose de faire du Yémen un Etat fédéral avec six grandes provinces. Mais ce découpage ne correspond pas aux attentes des Houthis qui réclament un accès à la mer. C’est dans ce contexte que ces derniers lancent une offensive et prennent la capitale Sanaa en septembre 2014.

Quelques mois plus tard, malgré la pression des insurgés, le Président Hadi refuse de démissionner et fuit au sud, à Aden. Or les Houthis continuent à gagner du terrain et descendent rapidement vers la ville portuaire, soutenus par des militaires restés fidèles à l’ancien président Saleh. En effet, ce dernier espère renverser Abd Rabbo Mansour Hadi et s’est allié aux rebelles dans ce but. Cependant, le Président Hadi parvient à quitter le Yémen, avec l’aide du régime saoudien. Les rebelles contrôlent donc tout l’ouest du pays, la partie la plus peuplée et la plus stratégique ainsi que l’accès aux principaux ports, Mocha et Aden, et aux bases militaires.

Entretemps, Al-Qaïda dans la péninsule arabique - AQPA a profité du chaos politique pour renforcer sa présence au Yémen, plus particulièrement dans le sud en apportant son soutien aux sécessionnistes dès 2009. David Rigoulet-Roze, chercheur et rédacteur en chef de la revue Orients stratégiques, explique que ce rapprochement temporaire s’est fait dans une logique « anti-chiite, anti-zaydite, anti-houthiste ».

Cette guerre civile oppose alors les Houthis, les sécessionnistes et l’armée d’un gouvernement en exil.

Le conflit prend ensuite une dimension régionale lorsqu’une coalition de neuf puissances arabes, réunies autour de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis - EAU, lance l’opération « Tempête décisive » en mars 2015. Ses objectifs sont, notamment, de combattre l’avancée des insurgés, reprendre la capitale Sanaa et y réinstaller le gouvernement Hadi. Mené par les Saoudiens, ce bloc possède l’armement et les moyens militaires permettant de bombarder les territoires des rebelles houthis. Tandis que l’Iran soutient ces derniers, chiites : son implication indirecte confirme l’idée d’une guerre par procuration entre l’Iran et l’Arabie saoudite.

Les frappes aériennes de la coalition arabe sont nombreuses et les victimes collatérales également, notamment des enfants. On dénombre plus de 70 000 morts depuis le début du conflit en 2014. La situation déjà instable devient alarmante, et la communauté internationale, restée jusqu’alors indifférente, est vivement interpellée par les organisations internationales et les ONG. Les combats continuent encore aujourd’hui entre les rebelles houthis, les forces loyalistes fidèles au Président Hadi, les sécessionnistes réunis depuis 2017 au sein du Conseil de Transition du Sud - STC, et les djihadistes d’AQPA.

Les conséquences immédiates du conflit yéménite sur la Corne de l’Afrique

En novembre 2018, l’ONU décrivait la guerre au Yémen comme « la pire catastrophe humanitaire au monde ». Trois cycles de négociations ont déjà eu lieu, en 2016, 2017 et 2018 pour organiser des trêves et permettre l’acheminement de l’aide humanitaire. Pour autant, la situation continue de se dégrader. La famine, une épidémie de choléra, la malnutrition et les affrontements font toujours des victimes. Dans ce contexte devenu extrêmement dangereux pour les civils, beaucoup font le choix de quitter leur pays.

Le Yémen a pourtant longtemps représenté une terre d’accueil pour les réfugiés de la Corne de l’Afrique - CA. Il a notamment accueilli des Erythréens au cours des années 1970-1980, et des Somaliens à partir de 1991, car il était le seul pays de la péninsule arabique à avoir signé la Convention de Genève. C’était également un lieu de transit vers les Etats du Golfe. Mais depuis que la crise a éclaté et s’enlise, le mouvement s’est modifié, mais surtout complexifié, comme le souligne la chercheuse Sabine DINI. Tandis que l’instabilité politique favorise « l’informalisation des réseaux migratoires [et] la privatisation de la frontière » comme le souligne la chercheuse Hélène Thiollet dans l’ouvrage collectif Yémen, le tournant révolutionnaire, les Yéménites qui le peuvent fuient vers Djibouti. Ce petit Etat à une trentaine de kilomètres des côtes yéménites est devenu leur deuxième terre d’accueil derrière l’Arabie saoudite.

Après avoir traversé le golfe d’Aden pendant 18 heures, ils débarquent ainsi à Obock, ville littorale, et bénéficient immédiatement du statut de réfugiés. Si le camp de Markazi accueille des Yéménites depuis avril 2015, il a rapidement atteint ses capacités maximales. Le gouvernement djiboutien a été obligé de demander l’aide de la communauté internationale. Selon un rapport du Haut-commissariat des Nations unies aux réfugiés - HCR, 38 000 Yéménites sont arrivés à Djibouti entre mars 2015 et mars 2018.

Le blocus maritime et aérien du Yémen imposé par la coalition arabe engendre des conséquences humanitaires désastreuses, mais également économiques. Il y a toujours eu des liens entre le Yémen et la Corne de l’Afrique, familiaux comme commerciaux, avec des entreprises bi-nationales par exemple. L’enlisement du conflit a mis à mal cette activité, et rendu le pays dépendant de l’aide internationale. Sans compter que la corruption d’une partie de la bureaucratie et la destruction de nombreuses infrastructures ne permettent pas de considérer le Yémen comme un partenaire économique fiable. Les petits pays de la Corne voient donc s’envoler la possibilité d’entretenir des rapports équilibrés avec au moins un pays de la péninsule arabique. La division entre pays pétroliers et non-pétroliers reste en vigueur, les Etats de la Corne sont tributaires des pays qui génèrent des flux économiques beaucoup plus importants. Cette situation participe à l’asymétrie des interactions entre acteurs gouvernementaux arabes et africains de la région.

Toutefois, l’arrivée de réfugiés contribue au développement économique de la Corne de l’Afrique. Certains Yéménites arrivent avec des ressources, s’implantent et mènent des activités économiques dans leur pays d’accueil. Le HCR a d’ailleurs signé un accord avec la Caisse populaire d’Epargne et de Crédit - CPEC, une banque djiboutienne, pour permettre aux réfugiés d’ouvrir des comptes bancaires et de souscrire à des microcrédits. Cela favorise leur inclusion et participe à l’économie locale.

Les pays de la Corne de l’Afrique au cœur d’un jeu diplomatique instable

Ces pays doivent également évoluer dans un climat diplomatique qui s’est considérablement tendu depuis le début de la crise yéménite. Les rapports, en général asymétriques, qu’ils entretiennent avec les pays de la péninsule arabique et les organisations internationales doivent être d’autant plus soignés. Leurs décisions de politique étrangère ou des déclarations entourant la guerre au Yémen pourraient froisser l’Arabie saoudite, très impliquée dans ce conflit, ou encore les EAU qui ont entamé un retrait « partiel mais réversible » en 2019.

Un incident diplomatique serait mal venu alors que ces deux pays sont les rares à développer des politiques extérieures répondant aux réalités de la Corne. Ils investissent, octroient des aides financières dont 50 millions de dollars à la Somalie en janvier 2016, et des prêts avec des conditions moins strictes que les pays occidentaux. Les Saoudiens ont par exemple loué à l’Erythrée le port d’Assab pour 30 ans, ou signé un accord de coopération avec Djibouti pour y installer une base militaire. En 2017, ils ont loué pour 25 ans une base aérienne et une base navale à Berbera au Somaliland.

En ce qui concerne l’accueil des réfugiés, il est dans l’intérêt des pays de la CA de montrer leur bonne volonté aux agences de l’ONU dont l’aide est nécessaire. C’est pourquoi le Ministre djiboutien des Affaires étrangères Mahamoud Ali Youssouf n’hésite pas à souligner que Djibouti a participé « aux efforts de paix et de stabilisation [en proposant] l’assistance humanitaire à travers l’accueil des évacués des zones de conflits, des réfugiés et des personnes déplacées ». D’autant plus que Djibouti a postulé comme membre non-permanent du Conseil de Sécurité des Nations unies.

La stratégie saoudienne : entre hyperactivité et calculs troubles

Dans cette crise yéménite, l’Arabie saoudite est omniprésente. Elle est à la tête de la coalition arabe qui combat aux côtés des forces loyalistes, favorables au Président Hadi, depuis 5 ans. Une coalition dont les méthodes sont discutées et dénoncées tant elles mettent en péril la vie de civils. Mais l’implication des Saoudiens répond à plusieurs logiques qui se renforcent les unes les autres. Ils entendent en effet combattre le fondamentalisme islamique - bien que cette offensive anti-Frères musulmans a été atténuée avec l’arrivée au pouvoir du roi Salman, et contrer l’influence iranienne. Joséfa Lopez, journaliste au Monde, relevait en octobre 2018 que l’Arabie saoudite ne semble pas savoir comment s’extraire de ce conflit, et le ne fera pas tant que les rebelles houthis alliés de l’Iran pourraient en sortir renforcés.

Bien que les bombardements de la coalition arabe participent au climat d’insécurité, l’Arabie saoudite finance des camps d’accueil à Djibouti. Elle a par ailleurs fourni des préfabriqués individuels et climatisés au camp de Markazi qui n’accueille que des réfugiés yéménites. Est-ce la réponse à un dilemme moral, ou un double-jeu diplomatique ?

L’institution, le 6 janvier 2020 à Riyad, du Conseil des Etats arabes et africains bordant la mer Rouge et le golfe d’Aden, nous donne un élément de réponse. Ce Conseil, chapeauté par les Saoudiens et réunissant Djibouti, l’Erythrée, le Soudan, l’Egypte, la Jordanie, le Yémen (représenté par le Président Hadi) et la Somalie, omet des entités qui pourraient pourtant y avoir leur place. Notamment la région autonome du Somaliland, ou encore l’Ethiopie, grand partenaire de Djibouti. Cette instance devait aborder des thématiques économiques et environnementales, mais elle a finalement été réorientée, par les Saoudiens, sur des enjeux sécuritaires.

Cette initiative de l’Arabie saoudite peine donc à cacher ses propres intérêts. Elle veut empêcher une influence trop grande d’autres puissances comme les EAU, et enrayer les ambitions dans la Corne de son grand rival, l’Iran. A défaut d’avoir la mainmise sur le corridor de la mer Rouge, l’Arabie saoudite cherche à conserver une place de choix dans l’équilibre régional.

C’est le cas de beaucoup d’autres acteurs internationaux impliqués, de près ou de loin, dans la crise yéménite : les Etats arabes, l’Union européenne, les Etats-Unis, la France, la Turquie, etc. Car il s’agit de protéger un axe clé du commerce maritime mondial par où transitent, chaque jour, environ 6,2 millions de barils de pétrole brut et de produits pétroliers raffinés. Le détroit de Bad el-Mandeb, au carrefour de la mer Rouge et du golfe d’Aden, est quant à lui le quatrième passage le plus important au monde en terme d’approvisionnement énergétique. En outre, une présence dans la Corne permet à certains acteurs de compter sur une base arrière pour les opérations menées au Yémen, et plus largement au Moyen-Orient, contre AQPA, Daech ou encore les pirates d’Al-Shabbab en Somalie.

Dans une région souvent considérée comme instable, l’impact de la crise yéménite pour les pays de la Corne de l'Afrique est donc multiple, à la fois économique, politique et diplomatique. Mais au travers de dynamiques complexes et changeantes, les divers acteurs internationaux négocient aussi leur position dans la Corne de l’Afrique : une zone éminemment stratégique.