Aujourd’hui, au cœur d’une campagne présidentielle 2016 d’un genre nouveau au cours de laquelle deux personnages hautement symboliques et diamétralement opposés se battent pour prendre les rênes de la première puissance mondiale, et où deux visions du monde s’affrontent, les États-Unis sont plus que jamais confrontés à la question de leur place et de leur rapport au reste du monde.
Le rapport à l’establishment au cœur de la définition des projets de politique étrangère américaine
A partir de 1941 et l’attaque de Pearl Harbor, et plus généralement après la Seconde Guerre mondiale, l’establishment américain s’est structuré autour d’un consensus internationaliste s’agissant de politique étrangère, comme le rappelle le Dr. Justin Vaïsse, historien des États-Unis, Directeur du Centre d'Analyse, de Prospective et de Stratégie du ministère des Affaires étrangères et du Développement international. Ainsi, l’ensemble de la classe politique américaine, républicains et démocrates confondus, s’est accordée pour considérer que les États-Unis avaient une responsabilité prépondérante sur la scène internationale, que le libre-échange était primordial pour les intérêts américains et internationaux et devait donc être défendu, et que l’armée était un organe central de la nation. La démocrate Hillary Clinton se présente ainsi dans cette course à la Maison blanche comme l’héritière de cet establishment, au contraire du républicain Donald Trump, son plus fervent opposant.
Donald Trump incarne la résurgence du mouvement isolationniste des années 1920 et 1930.
Aussi Donald Trump incarne-t-il la résurgence du mouvement isolationniste des années 1920 et 1930, oublié jusqu'ici. Ses propositions en termes d’immigration peuvent s’apparenter à celles incluses dans l’Immigration Act de 1924, prônant un retour au protectionnisme caractéristique de cette période. Un de ses slogans de campagne, « America First », est précisément le nom d’une théorie isolationniste développée à cette époque. À travers ces propositions, Trump joue sur les ressorts populistes du patriotisme ; il souligne à l'envie non seulement sa démarcation vis-à-vis de l’establishment de Washington, qu’il abhorre, mais il montre aussi qu’il s’éloigne des lignes de son propre parti, divisé entre néoconservateurs, adeptes de la realpolitik, et réalistes plutôt internationalistes.
Au contraire, à travers son projet de politique étrangère, Hillary Clinton s'affirme précisément comme la digne héritière de cet establishment. Tout d’abord, elle s’est formée en son sein, comme première dame de 1993 à 2001 en pleine crise des Balkans (1991-1999), puis comme Secrétaire d’État de 2009 à 2013. Ensuite, son projet s’ancre dans ces fondamentaux de l’establishment : l’intervention et la responsabilité américaine, la défense du libéralisme, etc. Cependant l’on peut se demander si ce monde façonné par les États-Unis depuis 1945 n’est pas en train de changer en profondeur, et ainsi de remettre en question la pertinence d’un projet qui ne semble pas s’ancrer dans ces mutations rapides. Par exemple, la Russie devenant un acteur de plus en plus central et puissant, notamment en Syrie, le rapport particulièrement tendu de la candidate démocrate avec le régime de Vladimir Poutine devra probablement être repensé.
Caricatures des deux candidats principaux à l'élection présidentielle
américaine de novembre 2016 (c) DonkeyHotey
L’opposition entre un projet construit et un projet inexistant
Alors que le projet d’Hillary Clinton en termes de politique étrangère est clairement défini et se fonde sur de réelles expériences que son équipe de campagne met à profit pour défendre sa candidature, il est difficile de parler d’un réel projet du côté du candidat républicain. L’incertitude règne : on ne sait pas qui le conseille en matière de politique étrangère ; les déclarations de Donald Trump sont contradictoires et obscures. Ainsi, il est impossible de distinguer ce qui relève d’un réel projet ou du « bluff ». Serait-il vraiment prêt à ne pas faire intervenir l’armée américaine sous l'égide de l’OTAN ? Mettrait-il vraiment fin aux accords de l’ALENA, l'accord de libre-échange nord-américain entre le Canada, le Mexique et son pays, une fois au pouvoir ?
Outre cette incertitude fondamentale pour les alliés des Etats-Unis, le manque de fondations théoriques et de connaissances sur le contexte international actuel de Donald Trump illustre à l'envie combien il n’a pas de projet présidentiel précis s’agissant de la politique étrangère américaine. Ses engagements relèvent plus de considérations psychologiques que de réelles réflexions stratégiques. Il cherche ainsi à affirmer son image d’homme fort : dans son rapport à la Russie de Poutine, dans son opposition à l’Iran, en faisant du combat contre Daesh sa première priorité de politique étrangère, et en prônant à la fois un budget militaire à la hausse et une politique de non-intervention de l’armée américaine à l’extérieur des frontières nationales.
Donald Trump à un meeting de campagne à Fountain Hills, Arizona, en mars 2016 (c) Gage Skidmore.
La politique étrangère, une affaire de politique intérieure
Au-delà des considérations sur les projets des deux candidats à l'élection du 8 novembre 2016, il est important de s’interroger sur les moyens qui seraient effectivement à leur disposition en cas d’arrivée au pouvoir, ainsi que le contexte dans lequel ils devraient appliquer leur politique. Car le président américain gouverne avec le Congrès, composé de la Chambre des Représentants et du Sénat. Jusqu’alors, l’on considérait que le Congrès avait la primauté sur la politique intérieure, tandis que la présidence l’exerçait sur la politique extérieure. Cependant, au cours des 20 dernières années, les longues périodes de divided government - les périodes de cohabitation où le président n'a pas de majorité politique au Congrès - ont mis à mal cet équilibre. Quelle que soit l’issue de l’élection du 8 novembre prochain, il semble probable que l’on assistera à une cohabitation sous le prochain mandat présidentiel – si Hillary Clinton l'emportait, elle pourrait espérer bénéficier en janvier 2017 d'une majorité démocrate au Sénat, mais les « mid-term elections » de 2018, traditionnellement défavorables au parti du président du pouvoir, risqueraient fortement de changer la donne politique à Washington.
La vie politique américaine connaît une polarisation profonde et croissante.
Si la politique étrangère américaine est assise sur les compromis entre la présidence et le Congrès, ce dernier connaît une polarisation profonde et croissante des votes, à l'image de l'évolution générale de la vie politique américaine. Représentants et sénateurs ne votent plus tant pour un projet mais pour un parti, ce qui conduit à un blocage quasi-instantané des projets soumis par l’exécutif en cas de cohabitation, blocage législatif qui peut être prolongé par un blocage budgétaire. Ainsi, force est de constater qu’aucun budget fédéral n’a été voté depuis 5 ans par le Congrès ; il est donc complexe de prévoir les moyens disponibles pour chaque politique, sur fond de désaccords politiques persistants entre une Maison blanche démocrate depuis 2009 et un Congrès à majorité républicaine, sans que la menace de coupes budgétaires automatiques en cas d'absence d'accord ne permette réellement de faire bouger les lignes. Plus qu’un instrument de blocage de la politique étrangère, le Congrès a également été jusqu'à se constituer en véritable instrument d’opposition, notamment lorsque le Premier ministre israélien Benyamin Netanyou y a été reçu le 3 mars 2015, offrant ainsi une tribune majeure à ce dernier pour critiquer la politique étrangère de Barack Obama sur les dossiers sensibles du conflit israélo-palestinien ou de l'accord sur le nucléaire iranien.
La politique étrangère est un thème centrale : elle laisse transparaître la vision et le projet porté par chaque candidat pour la nation.
Le thème de la politique étrangère met ainsi en exergue les oppositions fondamentales des candidats dans cette campagne 2016 ; s'il est peu abordé dans les débats et les meetings, ce thème constitue en réalité un sujet central dans toute campagne présidentielle, puisqu’y transparaît avant tout la vision et le projet porté par chaque candidat pour la nation. Ces projets pour la politique étrangère américaine sont aujourd’hui plus polarisés que jamais et l’on peut envisager que même si Donald Trump n’est pas élu à la suite du 8 novembre 2016, les revendications de son électorat ne pourront être simplement mises au ban et les sentiments qu’il a éveillés facilement disparaître.
Cet article a été nourri à partir des discussions lors de la conférence « Hillary Clinton et Donald Trump, quelles visions de la politique étrangère ? » organisée par l'Institut Open Diplomacy le 17 octobre 2016 en partenariat avec l'association TransAtlantique de Sciences Po. Les débats ont été modérés par Yann Mens, Rédacteur en chef international d'Alternatives économiques, autour du Dr. Justin Vaïsse, historien des États-Unis, Directeur du Centre d'Analyse, de Prospective et de Stratégie du ministère des Affaires étrangères et du Développement international ; du Dr. Vincent Michelot, historien politique des États-Unis, spécialiste du fonctionnement de la Cour suprême fédérale et ancien directeur de l’IEP de Lyon ; et de Philip Frayne, Ministre-conseiller à la Communication et aux Affaires culturelles à l’Ambassade des États-Unis en France.
Les opinions et interprétations exprimées dans les publications engagent la seule responsabilité de leurs auteurs, dans le respect de l'article 3 des statuts de l'Institut Open Diplomacy et de sa charte des valeurs.