Les grands ensembles politiques sont-ils en danger en période de crise pandémique ? Dans le système multilatéral, la paralysie et la fébrilité des Nations unies, l’OMS en premier, semble nous indiquer que oui. En est-il de même pour les systèmes fédéraux ? Décryptage de la situation à partir de la situation aux États-Unis, au Canada et dans l’Union européenne.
« C’est une maladie de la mondialisation » : c’est bien ainsi que l’on peut caractériser la pandémie de coronavirus qui touche d’abord les centres névralgiques de l’économie globalisée, l’Asie orientale, l’Europe et l’Amérique du Nord. Dans ces deux dernières régions, endiguer la contagion est un défi majeur. Elle met à rude épreuve les modèles politiques fédéraux. Sans aller jusqu’à la fragmentation, leurs fractures internes sont d’autant plus visibles.
Les trois grandes organisations fédérales de l’Atlantique Nord - l’UE, le Canada et les Etats-Unis - voient actuellement leur nombre de patients atteints du COVID-19 suivre une progression exponentielle. Il s’agit de la seule réalité statistique sur laquelle on peut s’appuyer tant les données collectées sont partielles, en raison du manque de tests.
Proportionnellement à sa population, le Canada est le pays le moins touché. L’UE et les États-Unis sont les deux principaux foyers de l’épidémie. Leurs fondements politiques en sont profondément ébranlés.
Du côté européen, les dissensions sont vives. Aucun accord n’a été établi sur les politiques nationales de confinement. Les frontières de l’espace Schengen ont été collégialement fermées mais les frontières intérieures sont souvent rétablies unilatéralement – voyez le cas allemand. Sur le plan économique, la mobilisation des fonds structurels habituellement destinés à la cohésion régionale a certes été validée à l’unanimité… Mais les dissensions économiques sont encore fortes. À commencer par les suites budgétaires (vous avez dit Corona Bonds ?) à donner à la politique monétaire très allante de la BCE (plan de rachat d’actifs pour 750 milliards d’euros). Il faut ajouter à ces désaccords deux crises politiques majeures. Premièrement, le vote par le Parlement hongrois des pleins pouvoirs à Orban, alors ce que son gouvernement fait l’objet d’une procédure de sanction pour non-respect des valeurs fondamentales de l’Union ; et deuxièmement, le détournement de masques chinois destinés à l’Italie par la République Tchèque. Il s’agit bel et bien d’un spectacle de désunion européenne.
Outre-Atlantique, les États-Unis ne sont pas de meilleurs artisans de la solidarité fédérale. Pas plus que Bruxelles, Washington n’est parvenue à faire adopter des mesures confinement nationales. Les États fédérés ont donc toute latitude, ce qui met en danger l’intégrité du corps social américain. Et pour cause, l’épidémie exacerbe toutes les crispations politiques préexistantes. Les tensions actuelles entre le maire de New York City, Bill de Blasio, le gouverneur de l’État de New York, Andrew Cuomo, et le président Trump sont symptomatiques du chaos politique américain. Le premier se veut le défenseur d’une quarantaine stricte, le second tacle le fédéral pour le manque d’infrastructures tout en refusant le confinement, et la Maison Blanche paraît contempler l’ensemble, en approvisionnant d’abord les États républicains en matériel médical. Sur le plan économique, le génie fédéral n’est pas beaucoup plus inspiré : la relance qu’il organise par distribution de chèques est certes égalitaire, mais profondément inéquitable.
Au Canada, la Confédération, qui a fêté ses 150 ans en 2017, est mieux coordonnée dans sa lutte contre la pandémie. Justin Trudeau, depuis la quarantaine que lui a imposée la contamination de son épouse Sophie Grégoire, continue à s’adresser quotidiennement à ses compatriotes, sans catastrophisme, et en appelant à la responsabilité individuelle. Les provinces n’en gardent pas moins une grande liberté dans la mise en place des politiques sanitaires. François Legault, le Premier ministre du Québec, l’a bien compris : reprenant la stratégie de communication politique mise en place par Ottawa, il prend publiquement la parole chaque jour, édictant des consignes claires à ses administrés, et tentant de maintenir le moral de ses concitoyens en faisant sien le slogan « ça va bien aller ». Mais le volontarisme sanitaire de Legault semble préparer un retour sur investissement de nature politique : en s’érigeant en champion de l’endiguement du virus, il espère dépasser le fédéral et œuvrer à un plus important souverainisme provincial sur le long terme.
L’épidémie de coronavirus met le modèle même du fédéralisme face à l’une de ses faiblesses organiques. Celles-là même que Hobbes anticipait dans le Léviathan : en période de crise, où la liberté des composantes fédérées doit-elle s’arrêter au nom de la solidarité commune ?
La réponse apportée à une telle question devrait être ancrée dans le droit constitutionnel. Ce qu’aucune des trois entités politiques n’a pourtant fait ; et l’UE encore moins que les autres puisqu’elle n’est pas, à proprement parler, un système politique fédéral avec une constitution commune à ses entités fédérées.
Pour autant, le tableau n’est pas à noircir car de réels succès existent à l’échelle fédérale. La prise en charge de malades de part et d’autre de la frontière franco-allemande le symbolise. Les circulations de masques au travers de frontières européennes fermées aux personnes en est également un signal encourageant. À Ottawa, le leadership personnel de Trudeau s’est affermi, et les gouvernements provinciaux adhèrent tous aux principes édictés par le gouvernement fédéral. L’inévitable comparaison avec les États-Unis tourne cette fois-ci nettement en faveur des Canadiens : un système de santé davantage préparé et une meilleure concorde entre des éléments fédérés moins nombreux l’expliquent pour beaucoup.
Finalement, comme le souligne avec justesse le journaliste Andrew Cohen dans les colonnes de l’Ottawa Citizen, la pandémie n’enterre pas le fédéralisme dans l’absolu : seulement, les succès de son modèle relèvent désormais d’une « question de caractère ».