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L’évitement fiscal : un enjeu autant d’efficacité économique que d’équité

| Bastien Beauducel

8 décembre 2021

Les abus fiscaux internationaux coûtent chaque année 427 milliards de dollars à la collectivité internationale selon l’organisation non gouvernementale (ONG) Tax Justice Network, dont 80 milliards en Europe et 14,3 milliards en France. 

Ces abus fiscaux, que l’on pourrait aussi appeler « stratégie d’évitement fiscal », sont la résultante de deux pratiques différentes dans leurs moyens, mais similaires dans leur objectif  : la fraude fiscale et l’optimisation fiscale. La première est une stratégie de contournement volontaire de la législation fiscale par des moyens illégaux à l’image de fausses déclarations de domicile fiscal dont, par exemple, l’artiste Shakira est accusée par l’administration fiscale espagnole. La seconde est une stratégie d’évitement fiscal par des moyens légaux. On retrouve dans cette catégorie les stratégies des entreprises et des particuliers déclarant leurs revenus dans un pays différent de celui où ils exercent leurs activités économiques. A titre d’exemple, les quatre géants de l’industrie du tabac : BAT, Imperial Brands, Phillip Morris et Japan Tobacco International transfèrent 7,5 milliards d'euros de bénéfices aux Pays-Bas par le biais de transferts de dividendes, de prêts intra-groupes et de paiements de redevances de marque. L’évasion fiscale, terme aussi beaucoup utilisé, recouvre une zone grise comprenant les deux types de comportements. 

Ces enjeux sont généralement uniquement appréhendés sous le prisme de l’équité. L’évitement fiscal est honnis car, dans la conception de l’État, garant de l’intérêt général, chacun doit participer au financement des politiques publiques. Le fait pour quelques-uns d’échapper à l’impôt accroît donc son poids pour les autres. Toutefois, à côté des enjeux d’équité, bien réels, des enjeux d’efficacité sont aussi importants à prendre en considération. Les stratégies d’évitement fiscal diminuent la concurrence et in fine le potentiel de l’activité économique renforçant, si besoin était, la nécessité de lutter contre ces comportements pour améliorer la situation économique à court et long-terme. 

Les abus fiscaux sont le plus souvent traités sous l’angle de l’équité 

Les abus fiscaux portent atteinte à l’équité fiscale, principe énoncé en France par l’article 13 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 « Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. ». 

Ainsi, de cet article découlent deux principes : la participation de tous aux dépenses publiques et une contribution progressive en fonction de la richesse. 

A priori, l’évitement fiscal contrevient au moins au premier principe. Ce comportement occasionne un évitement de l’effort collectif tout en permettant aux agents économiques responsables de ces pratiques  de bénéficier des dépenses publiques sans en payer le prix. Ces individus jouissent des dépenses en matière institutionnelle : ils bénéficient de la sécurité sur le territoire garantie par des dépenses de police, de gendarmerie et de défense, ils bénéficient également d’un accès aux services de santé, financés de plus en plus par l’impôt et en particulier la cotisation sociale généralisée. 

Après une étude plus approfondie, l’évitement fiscal contrevient également au second principe. Le montant des abus fiscaux est corrélé au revenu. En effet, ces pratiques ont un coût d’entrée élevé – rémunérations de multiples intermédiaires – que seul un patrimoine important permet d’amortir. Ainsi, Gabriel Zucman, économiste français, a démontré, à partir des données des SwissLeaks en Suède, en Norvège et au Danemark, que l’évasion fiscale « est un sport de (très) riches ». Près de 50 % des sommes détenues dans les paradis fiscaux appartiennent aux personnes dont le patrimoine net dépasse les 50 millions d’euros, représentant 0,01 % de la population de ces pays. Même si l’on manque de données concernant d’autres pays, les récentes révélations d’évasion fiscale – Panama Papers, Pandora Papers – montrent toutes la très grande richesse des individus concernés. A titre d’exemple, les Panama Papers ont permis à la France de récupérer 126 millions d’euros grâce à  50 redressements.

Pour résumer cela et reprendre les mots du gouverneur de la Banque de France François Villeroy de Galhau, l’accord sur la taxation minimale des multinationales est un facteur « d’égalité fiscale dans le monde ». 

L’évitement fiscal a aussi un impact sur l’efficacité économique

En sus de son impact en matière d’équité, l’évitement fiscal amoindrit l’efficacité économique par l’intermédiaire des distorsions de concurrence qu’il occasionne.

Les pratiques d’évitement fiscal faussent effectivement la concurrence en conférant un avantage compétitif aux entreprises qui ont la capacité d’éluder l’impôt. Un impôt étant une charge pour une entreprise, cet avantage se traduit par un montant de charges inférieur et donc des bénéfices supérieurs permettant de renforcer le pouvoir de marché soit en baissant les prix soit en innovant. Selon les données du Centre d’Études pour l’Investissement et l’Innovation CEPII, en l’absence d’évitement fiscal le niveau de concentration aux États-Unis, qui rend compte  de l'importance relative d'une entreprise   sur  un marché, aurait été inférieur de 8 % à ce qu’il était en 2016. 

Or, la concentration est l’un des facteurs, si ce n’est le principal, expliquant la baisse de la productivité dans le monde depuis 2005. La productivité est le facteur contribuant le plus à la croissance sur ces cinquante dernières années dans les pays développés. Ainsi, empiriquement, la productivité des facteurs augmente, en moyenne de 1,5 % par an aux États-Unis entre 1995 et 2005 et de 0,5 % entre 2005 et 2016 alors que dans le même temps, la croissance du produit intérieur brut (PIB) est passée de 3 % en moyenne par an à 1,5 %. 

Philippe Aghion, professeur d’économie au collège de France, titulaire de la chaire d’économie des institutions, de l’innovation et de la croissance, fait un lien, sur le long-terme, entre la présence d’entreprises « superstars » et la baisse de la productivité depuis 2005, baisse qui apparaît en très grande majorité dans le secteur des technologies de l’information et de la communication (TIC). Ces firmes ont pour caractéristique de dominer leur marché, à l’image des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) sur le marché des TIC. 

Concrètement, par leur entrée sur le marché et leur politique d’innovation, les firmes « superstars » ont tout d’abord permis une hausse de la productivité : c’est le phénomène qui explique la hausse importante de la productivité entre 1995 et 2005. Toutefois, leur hégémonie actuelle dans leur secteur décourage de nouveaux acteurs à entrer sur le marché et donc à innover. Ces nouveaux acteurs ne peuvent d’autant pas les concurrencer qu’ils ne luttent pas à armes égales. Les entreprises en place utilisent des stratégies d’optimisation fiscale et donc ont des charges moins importantes que les nouveaux entrants devraient supporter, bridant le phénomène de destruction créatrice et affaiblissant les gains de productivité. A titre d’exemple, l’entreprise Amazon est organisée d’une telle manière que la facturation d’un produit acheté dans de nombreux pays de l’Union européenne a lieu au Luxembourg. Ainsi, en 2016, le chiffre d’affaires de Amazon Europe était de 21,6 milliards d’euros quand celui de Amazon France était de 1 milliards d’euros. De même, Amazon a signé un accord avec le Luxembourg qui lui permet de ne pas payer d’impôts sur ses revenus issues de la propriété intellectuelle. De la même manière, Apple bénéficiait d’un accord avec la République d’Irlande lui permettant de bénéficier d’un taux d’impôt de 0,005 % en 2014, élément à l’origine de la volonté de la Commission européenne de condamner Apple à un arriéré d’impôt de 13 milliards d’euros.

La concentration économique a donc un lien avec les enjeux fiscaux. Ainsi, la lutte contre les stratégies d’évitement fiscal n’est pas seulement une nécessité en matière d’équité, c’est aussi un sujet en matière d’efficacité et d’innovation dans un moment où les changements environnementaux nécessitent des efforts importants en matière d’innovation et l’entrée de nouveaux acteurs pour impulser des changements systémiques. 

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Bastien Beauducel est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille principalement sur les enjeux de l'économie de l'environnement.