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Les ambitions de l’Ethiopie à l’épreuve des réalités internes

| Charlotte Rousseau

27 août 2021

Arrivé au pouvoir en 2018, le Premier ministre Abiy Ahmed poursuit une stratégie d’affirmation de l’Ethiopie à l’échelle régionale et internationale, déjà engagée depuis les années 2000. Ses ambitions semblaient avoir été couronnées le 11 octobre 2019 lorsqu’il s’était vu remettre le prix Nobel de la paix par le célèbre comité norvégien. La guerre civile en cours depuis le mois de novembre 2020 agit cependant comme un triste rappel des contraintes internes qui pèsent sur les ambitions de l’Etat éthiopien. A commencer par les profondes divisions ethniques, religieuses mais aussi politiques qui déchirent le pays. 

A l’échelle internationale, l’Etat intensifie son activité diplomatique dans le but de rejoindre le club des puissances émergentes

Sur le plan économique, la croissance rapide du PIB éthiopien, estimée à plus de 9 % en moyenne entre 2010 et 2020, permet au pays d’attirer un nombre croissant d'États et d’investisseurs étrangers, avec lesquels l’Ethiopie développe ses relations commerciales. Par exemple, le seul mois de novembre 2019 avait vu l’organisation de forums bilatéraux avec le Koweït, l’Arabie Saoudite ou encore la Chine.

Sur le plan militaire, l’Etat, qui était le premier pays contributeur de troupes aux opérations de maintien de la paix des Nations unies entre 2015 et 2019 inclus et le troisième en 2020 et 2021, coopère aussi bien avec les Etats-Unis et la France qu’avec la Russie. En mars 2019, il signe un accord de coopération avec l’Etat français dans lequel ce dernier s’engage à soutenir la reconstruction de sa marine. En décembre de la même année, il travaille au renforcement de son partenariat sécuritaire avec les Etats-Unis à l’occasion d’une réunion d’un comité bilatéral de défense à Washington. Dans le même temps, il envoie 1 000 officiers de l’armée recevoir un entraînement naval en Russie.

Sur le plan scientifique, l’Ethiopie travaille à acquérir la maîtrise de technologies avancées. Le 23 octobre 2019, elle signe un accord de coopération en matière de nucléaire civil avec la Russie. Surtout, le 20 décembre de la même année, elle lance son premier satellite à usage civil. Elle devient ainsi le onzième État africain à envoyer un satellite dans l’espace et franchit un pas significatif dans son affirmation comme l’un des États du continent les plus avancés en matière technologique et économique.

A l’échelle régionale, le pays tente d’affirmer son leadership face à l’Egypte et aux autres Etats de la Corne de l’Afrique

Dans les faits, le rayonnement et l’influence diplomatiques de l’Ethiopie ont avant tout une portée régionale. Le pays est un acteur diplomatique et économique majeur de la Corne de l’Afrique et de son voisinage, où il poursuit une stratégie active d’affirmation de son leadership, en particulier face à l’Egypte. 

Le grand barrage éthiopien de la Renaissance (GERD), situé sur le Nil bleu, est symbolique de cette ambition. L’ouvrage est l’un des deux plus grands barrages hydroélectriques d’Afrique et devrait, à terme, garantir l’indépendance énergétique de l’Ethiopie. Mais il fait l’objet d’un intense contentieux avec l’Egypte et, dans une moindre mesure, le Soudan, situés en aval des eaux du Nil et qui craignent que le barrage ne menace leur approvisionnement en eau. De vives tensions opposent ainsi les trois pays dès 2011, année où l’Ethiopie débute les travaux de construction du GERD. 

Depuis, les deux Etats ont échangé plusieurs menaces sous-entendues d’interventions armées. Toutes les tentatives de médiation du conflit ont échoué. Porteuse d’espoirs, la médiation américaine est brutalement interrompue en février 2020 par la décision de l’Ethiopie de quitter la table des négociations, la question du rythme de remplissage du barrage continuant de diviser les parties. Le pays a débuté une première phase de remplissage du GERD au mois de juillet suivant. Une deuxième phase a eu lieu entre juin et juillet 2021 pour une mise en service de l’ouvrage, construit à 80 %, dès 2022. 

La diplomatie active du Premier ministre éthiopien dans la Corne de l’Afrique est un autre exemple emblématique de sa tentative d’affirmer le leadership régional de l’Ethiopie. Il est à l’initiative de la reprise des relations diplomatiques avec l’Erythrée en juillet 2018, alors que de fortes tensions persistaient entre ces deux pays, en conflit ouvert de 1998 à 2000. Il reçoit ensuite son homologue érythréen Isaias Afwerki à Addis Abeba les 25 et 26 décembre 2019. En janvier 2020, les deux leaders se rencontrent à Asmara, la capitale érythréenne, en compagnie du Président de la Somalie Mohamed Abdullahi Mohamed. Ils travaillent ensemble à un plan d’action commun pour l’année 2020 visant à consolider la paix, la stabilité et la sécurité, et à promouvoir le développement économique de la région. 

Si l’Ethiopie exerce une influence diplomatique sur son voisin érythréen, ce dernier joue lui-même un rôle non négligeable dans la politique intérieure et la stabilité du pays. C’est notamment ce qu’a mis en lumière la guerre civile qui ravage la région du Tigré, au nord de l’Ethiopie, depuis le mois de novembre 2020. L’armée érythréenne y combat les troupes de l’Etat régional du Tigré, aux côtés des Forces nationales de défense éthiopiennes, placées sous l’autorité du gouvernement fédéral. Elle est d’ailleurs accusée par plusieurs observateurs de violations des droits de l’homme dans une région, le Tigré, que l’Erythrée considère historiquement comme une menace à sa sécurité et dans laquelle elle a réalisé plusieurs incursions armées par le passé.

Cependant, à l’échelle nationale, les divisions internes du pays, à la fois ethniques, religieuses et politiques, entravent ses projets de puissance

Par son intensité et son coût humain (en mars 2021, les organisations humanitaires estimaient que 2/3 des habitants du Tigré, soit 4.5 millions de personnes, avaient besoin d’aide alimentaire d’urgence), la guerre civile en cours depuis maintenant 8 mois a jeté une lumière crue sur les divisions internes historiques de l’Ethiopie. Les affrontements entre l’armée fédérale, d’une part, et des groupes ethniques régionaux voire, plus rarement et comme au Tigré, les forces de sécurité propres aux Etats régionaux, d’autre part, y sont fréquents. Le gouvernement déploie ainsi régulièrement l’armée dans certaines régions, dans lesquelles il déclare l’état d’urgence. D’autres régions, elles, échappent simplement à son contrôle. 

Dans les faits, les tensions entre le gouvernement central et les autorités régionales tigréennes sont visibles dès l’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed le 2 avril 2018. Ce dernier est alors président du Parti démocratique Oromo, l’un des quatre partis politiques membres de la coalition au pouvoir, le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF en anglais). A la suite de la démission du Premier ministre Hailemariam Desalegn en 2018, sous la pression de protestations populaires anti-gouvernementales, l’exécutif de la coalition nomme Abiy Ahmed Premier ministre. Les leaders du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), l’un des quatre partis de la coalition, qui avait joué un rôle central dans l’histoire de l’Etat éthiopien et qui avait dominé l’EPRDF jusque-là, perdent alors leur contrôle historique sur le gouvernement fédéral. 

Au-delà des rivalités de pouvoir entre le gouvernement central dirigé par Abiy Ahmed et le TPLF, force est de constater que  le projet d’unification nationale du Premier ministre, fondé sur l’affaiblissement du fédéralisme ethnique constitutif du pays, qu’il accuse d’être l’un des principaux responsables de la violence, ne fait simplement pas l’unanimité en Ethiopie. Par exemple, le 1er décembre 2019, Abiy Ahmed annonce la formation du Parti éthiopien de la prospérité (EPP), un parti politique national pan-éthiopien, né de la fusion de 8 partis politiques ethno-linguistiques. Parmi ceux-ci figurent tous les partis membres de l’EPRDF. Tous sauf un, le TPLF. Comme d’autres communautés ethniques dans le pays, ce dernier dénonce la création de l’EPP comme une manœuvre dangereuse visant à rétablir la centralisation du pouvoir caractéristique des régimes autoritaires passés, dans lesquels certains groupes ethno-linguistiques étaient marginalisés.

En plus des tensions existant entre le gouvernement fédéral et les Etats régionaux, d’autres conflits opposent des autorités régionales entre elles. Ainsi, dans la guerre civile actuellement en cours au Tigré, des factions issues de l’Etat régional de l’Amhara appuient les Forces éthiopiennes nationales de défense dans le but de reprendre le contrôle de territoires qu’elles accusent l’Etat régional du Tigré d’avoir annexés au début des années 1990. L’Ethiopie est aussi en proie à des affrontements entre des forces de sécurité régionales et des groupes armés dits insurgés, qui tentent de conquérir leur autonomie par les armes. 

De manière générale, l’Ethiopie est très régulièrement le théâtre d’affrontements religieux et ethniques. Sur le seul mois d’avril 2021, l’International Crisis Group recensait des affrontements ethniques entre Amharas et Oromos dans l'État de l’Amhara (16 avril, environ 200 morts), et des combats entre des membres des ethnies Afar et Somali-Issa dans un territoire à l’est de l’Ethiopie, disputé par les Etats régionaux Afar et Somali (2-6 avril, au moins 100 morts). 

Ainsi, l’Ethiopie voit ses tentatives d’affirmation diplomatique, militaire et économique à l’échelle régionale et internationale contraintes par ses divisions internes, ethniques, religieuses mais aussi politiques. Si la position du Premier ministre semble confortée par la large victoire de l’EPP aux élections législatives du 21 juin 2021, les élections n’ont pas pu être tenues dans trois des dix Etats régionaux (au Tigray, en guerre avec le gouvernement fédéral, et dans les Etats Harar et Somali, en proie à l’insécurité, entre autres) et de nombreux membres de l’opposition ont boycotté le vote. À l’aune de ces défis, de nombreuses contraintes pèsent sur les ambitions du Premier ministre : l’Ethiopie demeure classée par la Banque mondiale parmi les pays les moins avancés, le revenu par habitant y était d’environ 800 dollars par an en 2020.

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Charlotte Rousseau est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille sur les enjeux de développement des économies africaines.