Le Président Erdoğan a ouvert fin 2020 une période de réformes économiques avec des changements radicaux. En novembre dernier, il a remplacé le gouverneur de la Banque centrale, signant la fin d’une politique monétaire non-orthodoxe. Quelques jours après, et à la surprise générale, il a poussé son gendre Berat Albayrak – alors ministre du Trésor et des Finances – à la démission. Ce dernier était pourtant perçu par de nombreux observateurs comme le successeur naturel d’Erdoğan à la fonction suprême. Après ces remaniements, le Président turc a parlé d'une nouvelle période de réformes dans l'économie et la justice. En ce qui concerne l'économie, la hausse du taux d'intérêt directeur de la banque centrale et les messages positifs adressés aux marchés et aux acteurs économiques mondiaux et nationaux sont apparus comme les premiers signes d’un changement de politique.
Mais la question qui domine est la suivante : la Turquie peut-elle rationaliser son économie sans normaliser sa politique étrangère ? Autrement dit, la Turquie peut-elle inverser la trajectoire descendante de son économie tout en continuant à s’impliquer dans les crises régionales et à entretenir des relations très tendues avec l'Union européenne, les États-Unis et plusieurs pays de la région ?
Une économie affaiblie et à bout de souffle
L'économie turque fait face, début 2021, à divers défis. Des problèmes structurels, tout d’abord : un déficit excessif des comptes courants, une forte inflation, un endettement important du secteur privé ; auxquels s’ajoutent un chômage élevé, la menace de sanctions américaines et européennes, ou encore l’intégration économique de millions de syriens installés en Turquie.
En outre, lorsque la pandémie a frappé en mars 2020, la Turquie était déjà touchée par une chute record de la livre turque (une dépréciation de plus de 30 % par rapport au dollar américain en 2020 et un épuisement des réserves de change pour contrer ce déclin) ainsi qu’une inflation à deux chiffres depuis deux ans. La pandémie n'a fait qu'aggraver la récession économique du pays.
Le pays fait déjà face aux sanctions américaines annoncées en décembre dernier à cause de l’acquisition des S400 – système de défense antimissiles russes.
La Turquie risque aussi d'être confrontée à des sanctions européennes, évitées jusqu'à présent grâce à l'absence de consensus au sein du Conseil européen, à cause de son engagement dans des activités de forage en Méditerranée orientale. Lors de la réunion du Conseil européen des 10 et 11 décembre 2020, les pays européens ont donné à Ankara jusqu'au mois de mars 2021 pour mettre fin à ces activités. Cela crée une situation d'imprévisibilité pour les investisseurs et complique davantage les perspectives économiques. Les risques géopolitiques (Syrie, Libye, Méditerranée orientale) représentent par ailleurs une source supplémentaire d’instabilité potentielle.
Ce que le marché attend, c'est un environnement de confiance, de crédibilité et de prévisibilité qui encouragerait le retour des capitaux étrangers (principalement européens) dont Ankara a désespérément besoin. Il y a visiblement des efforts de normalisation de la part d'Ankara dans ce sens. Le retour à l'orthodoxie monétaire en est l’une des manifestations.
Une diplomatie agressive
La tentative de coup d’Etat de juillet 2016 a généré des changements déterminants sur la structure du pouvoir permettant ainsi à M. Erdoğan d’assurer un contrôle presque total sur l’État turc. Le président turc a également forgé une alliance électorale avec le parti ultra-nationaliste MHP et a commencé à privilégier l’utilisation de politiques musclées à l'intérieur et à l'extérieur de son pays, en favorisant une vision de droite belliciste sur la sécurité nationale, en particulier sur la question kurde. En 2017, le Président turc, avec le soutien de son partenaire politique le MHP, a fait passer le pays d'un régime parlementaire à un régime présidentiel, ce qui a conduit à une personnalisation du pouvoir sans précédent.
Les deux tendances ont convergé : des bouleversements politiques nationaux et une politique étrangère de plus en plus militarisée et affirmée. La politique étrangère et régionale d'Ankara est devenue une extension de sa politique intérieure : elle reflète désormais ses prérogatives croissantes en ce qui concerne les priorités de la coalition nationaliste et la « sécurité nationale ».
La tentative de coup d'État sanglante de 2016 a également marqué une rupture dans les relations de la Turquie avec l'Occident et certains pays de la région. Elle a poussé M. Erdoğan à se rapprocher de la Russie et à se méfier encore plus de l'Occident.
L'échec du processus de paix avec les Kurdes en Turquie à la fin de l’année 2015 a également été l'un des prémisses d'une réorientation de la politique étrangère turque. En ce sens, la question kurde a considérablement façonné le contour et le contenu de la politique régionale turque, en particulier à l'égard de son voisinage immédiat en Syrie et Irak.
En outre, avec les soulèvements arabes débutés en 2011, la Turquie avait commencé à nourrir de nouvelles aspirations hégémoniques dans le monde arabe, estimant que ces révoltes donneraient inévitablement naissance à un nouvel ordre régional dans lequel Ankara se voyait jouer un rôle de premier plan. Le fossé politique et géopolitique entre la Turquie et un ensemble de pays opposés au Printemps arabe - Émirats arabes unis, Arabie saoudite, Égypte - a également eu un impact majeur sur la politique étrangère turque. En conséquence, aujourd’hui, la Turquie regarde le Moyen-Orient principalement sous l'angle de la sécurité.
En parallèle, l'entrée de Donald Trump à la Maison Blanche a favorisé - ou du moins n’a pas freiné - la mise en œuvre de ces nouvelles politiques. En réduisant la présence américaine dans la région, Donald Trump a créé un vide qui a entraîné des luttes de pouvoir dans la région entourant la Turquie. Ce vide laissé par les États-Unis dans le voisinage immédiat de la Turquie a permis à celle-ci d'y mener une politique étrangère affirmée, militarisée, et surtout unilatérale. Cela s’est illustré en Syrie, en Libye, en Méditerranée orientale et, plus récemment, dans le Haut-Karabakh. Si la Turquie a mené sa première opération militaire en Syrie en août 2016 (un mois après la tentative de coup d'État militaire), c'est à partir de 2018 qu’elle intensifie ses opérations militaires dans la région, et poursuit une politique étrangère de plus en plus affirmée.
Les signes de désescalade
En ce début d’année 2021, les deux défis majeurs de la Turquie sont d’un côté ses problèmes économiques ; de l’autre l’arrivée d’une nouvelle administration à la Maison Blanche qui devrait s’avérer moins clémente que sa prédécesseure.
Les pas timides vers une normalisation de l'économie suivent donc des efforts de désescalade des tensions dans le domaine de la politique étrangère. Et cela est en grande partie dû à la préparation d'Ankara à l’arrivée de la nouvelle administration américaine. Avec Biden, le Président turc sait qu'il perd le filet de sécurité qu'il avait en la personne de Trump.
On peut par ailleurs s'attendre à une plus grande coopération entre les États-Unis et l'Union européenne en ce qui concerne la Turquie. Le départ de Merkel fin 2021 pourrait également compliquer les choses pour Ankara si les tensions entre la Turquie et l'UE persistent. Lorsque l'ère Merkel prendra fin, le ou la nouvelle chancelière pourrait adopter une position plus ferme vis-à-vis d'Ankara. Cela aurait des répercussions sur la position européenne sur la Turquie, qui jusqu'à présent a été tempérée principalement grâce à l'Allemagne.
Dans son allocution récente aux ambassadeurs des États membres de l'UE le 12 janvier à Ankara, M. Erdoğan s’est dit prêt à remettre les relations entre la Turquie et l'UE « sur les rails ». En outre, la Turquie tente de diminuer les tensions sur d’autres fronts. Ankara est, depuis quelque temps, plus prudente quant à ses activités dans les eaux contestées en Méditerranée orientale et débute le 25 janvier des pourparlers exploratoires avec Athènes sur les revendications territoriales. La récente vague de mains tendues de la Turquie à Israël, à l'Égypte et même à l'Arabie saoudite pour la normalisation de leurs relations doit également être comprise dans ce contexte.
Pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, on peut s'attendre cette année à un adoucissement de la rhétorique d'Ankara et à des compromis sur certaines questions qui empoisonnent les relations de la Turquie avec l'UE, les Etats-Unis, l’Egypte, Israël, l’Arabie Saoudite, ou encore les Emirats Arabes Unis.
Toutefois, il ne faut pas oublier que la politique étrangère turque reste aujourd'hui largement motivée par des considérations de politique intérieure et par la vision de la coalition nationaliste au pouvoir. Il faut donc s’attendre à de nouvelles crises et tensions entre la Turquie et l’UE ou entre la Turquie et les Etats-Unis dans les mois à venir.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Kadri Tastan est Fellow de l'Institut Open Diplomacy et est spécialiste de la géopolitique de la Turquie, ainsi que des thématiques liés à l'élargissement et au voisinage européen.